L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 14

 

Pendant que la marquise et le moineconspiraient ainsi contre la vie d’Elena, l’orpheline était encoreau couvent des ursulines, sur le lac de Celano, où elle avaittrouvé un asile. À la suite de tant de fatigues et d’inquiétudes,elle s’était sentie trop souffrante pour continuer son voyage. Ilse passa plus de quinze jours avant que l’air pur et latranquillité de cette retraite eussent ranimé ses forces.

Vivaldi, qui la voyait tous les jours à lagrille, s’était abstenu pendant tout ce temps de renouveler desinstances qui, en agitant l’esprit d’Elena, pouvaient retarder lerétablissement de sa santé. Mais quand il la vit plus affermie, ilse hasarda, par degrés, à lui exprimer la crainte que le lieu de saretraite ne fût découvert et qu’elle ne lui fût ravie une secondefois. Danger dont leur mariage pouvait seul les garantir. À chaquevisite, Vivaldi revenait sur ce sujet, n’épargnant ni les argumentsni les sollicitations. Il réclamait aussi l’exécution de lapromesse donnée par Elena elle-même en présence de sa tante, en luirappelant que, sans une déplorable catastrophe, la jeune filleaurait depuis longtemps déjà comblé ses vœux. Enfin, il laconjurait de faire cesser l’incertitude où il vivait et de luidonner le droit de la protéger hautement avant de quitter sonrefuge momentané.

L’émotion du jeune homme, plus encore que sesraisons, toucha fortement le cœur d’Elena et, sa tendresse seréveillant plus vive avec sa reconnaissance, elle se reprocha desacrifier au soin de sa dignité le bonheur d’un homme qui avaitbravé de si grands dangers pour lui prouver son amour. Elle lecongédia un jour en lui permettant quelque espoir et promit del’instruire, le lendemain, de sa dernière résolution.

Jamais nuit ne fut pour le jeune homme silongue ni si pénible à passer. Seul, sur les bords du lac, agitétour à tour d’espérance et de crainte, il s’efforçait de prévoircette décision d’où dépendait tout son bonheur, tantôt l’appelantde ses vœux, tantôt le redoutant. Elena n’eut pas des moments plustranquilles. Toutes les fois que sa prudence et sa fierté ladissuadaient d’entrer dans une famille qui la repoussait, l’imagede Vivaldi venait aussitôt plaider la cause de l’amour et de lareconnaissance.

Le lendemain matin, Vivaldi était à la portedu couvent bien avant l’heure indiquée. Le cœur palpitant, ilattendait avec anxiété que la cloche l’avertît du moment où ilpourrait entrer. Ce signal donné, il se précipita au parloir. Elenay était déjà. À sa vue, elle se leva toute troublée. Vivaldis’avança d’un pas chancelant, les yeux fixés sur ceux de sabien-aimée ; il la vit sourire et lui tendre la main. Plus dedoute, plus d’inquiétude ! Il serra la main de la jeune filledans les siennes, incapable d’exprimer sa joie autrement que pardes soupirs profonds et, s’appuyant sur la grille qui lesséparait :

– Ah ! s’écria-t-il, enfin vous êtesdonc à moi !… Nous ne serons plus séparés !… À moi Elena…à moi pour toujours !… Mais votre visage s’altère ! Ôciel ! me serais-je trompé ? Parlez, je vous en conjure,mon amie, dissipez ce terrible doute !

– Je suis à vous, répondit doucementElena. Nos ennemis ne nous sépareront plus.

Ses yeux en même temps se mouillèrent delarmes et elle baissa son voile. Mais, comme Vivaldi s’alarmait,elle lui tendit de nouveau la main ; puis, relevant son voile,elle lui adressa un doux sourire à travers ses larmes, gage de sareconnaissance et, au besoin, de son courage.

Avant de quitter le couvent, Vivaldi avaitobtenu d’Elena la permission de consulter un religieux du couventde bénédictins, où il était logé. Il l’avait mis dans ses intérêtset voulait lui demander l’heure à laquelle il pourrait célébrerleur mariage avec le plus de mystère possible. Le vieux bénédictinlui répondit qu’après l’office du soir, il aurait quelques heuresde liberté et qu’aussitôt le soleil couché, pendant que lesreligieux seraient au réfectoire, il se rendrait à la petitechapelle de Saint-Sébastien, située à peu de distance, sur lesbords du lac, où il les marierait.

Vivaldi retourna voir Elena et lui fit part decet arrangement. Il fut convenu qu’on se rendrait à la chapelle àl’heure indiquée. L’orpheline, qui avait confié son projet àl’abbesse, obtint d’elle qu’une sœur converse l’accompagnerait, etVivaldi dut se tenir prêt à l’attendre en dehors du couvent pour laconduire à l’autel. La cérémonie achevée, ils devaient s’embarquersur le lac et le traverser pour se rendre à Naples. Ils seséparèrent ensuite. L’un alla s’assurer d’une barque ; l’autrese retira pour faire ses apprêts de voyage.

Plus le moment approchait, plus Elena sesentait gagner par un étrange abattement. Elle ne pouvait sedéfendre de certains pressentiments douloureux ; et c’étaitd’un œil mélancolique qu’elle voyait le soleil disparaître derrièredes nuages noirs et céder peu à peu la place à l’obscurité. Elleprit congé de l’abbesse qui l’avait accueillie avec une si cordialehospitalité et, accompagnée de la sœur converse, elle sortit ducouvent. À la porte, elle trouva Vivaldi qui lui offrit son bras,et tous deux s’acheminèrent en silence vers la chapelle deSaint-Sébastien. La scène était en harmonie avec l’état d’espritd’Elena. Le ciel était sombre ; et les flots, qui dans lesténèbres se brisaient contre les rochers du rivage, mêlaient leurmugissement sourd à celui du vent qui courbait les cimes des grandssapins.

Elena, effrayée, fit remarquer à Vivaldil’orage qui se préparait et qui rendrait la traversée du lacpérilleuse. Aussitôt il donna l’ordre à Paolo de renvoyer le bateauet de faire préparer une voiture. Comme ils approchaient de lachapelle, Elena arrêta ses regards sur les hauts cyprès quil’ombrageaient.

– Voilà, dit-elle, des arbres qui nerappellent que des idées funèbres. Vivaldi, en vérité, je devienssuperstitieuse. Mais ces noirs cyprès, si voisins de l’autel oùnous devons nous unir !…

Vivaldi s’empressa de la calmer et luireprocha tendrement la tristesse à laquelle elle s’abandonnait. Ilsentrèrent dans la chapelle, où régnait un profond silence ;elle n’était éclairée que d’une faible lumière. Le vénérablereligieux, accompagné du moine qui devait représenter le père de lajeune fille, était déjà là, tous deux agenouillés et en prières.Vivaldi s’approcha de l’autel, conduisant Elena toute tremblante,et ils attendirent que le religieux eût achevé ses dévotions.Pendant ce temps, l’émotion d’Elena croissait sensiblement ;elle faisait des yeux le tour de la chapelle. Tout à coup, elletressaillit, car elle avait cru voir un visage collé auxvitraux ; mais, en regardant une seconde fois, elle ne vitplus rien. Elle écoutait avec inquiétude les moindres bruits dudehors et, quelquefois, elle prenait le grondement des vagues pourdes voix et des pas d’hommes qui s’approchaient. Elle s’efforçaitcependant de calmer ses alarmes, et elle commençait à s’en rendremaîtresse, lorsqu’elle remarqua une porte entrouverte et, àl’entrée, un homme d’une physionomie sinistre. Comme elle allaitpousser un cri, l’observateur disparut et la porte se refermaVivaldi, frappé du trouble d’Elena, lui en demanda la cause.

– Nous sommes observés, lui dit-elle.Quelqu’un était là tout à l’heure à cette porte.

Alors le jeune homme se tourna vers lereligieux pour l’interroger ; mais le père fit signe qu’on luilaissât achever sa prière. L’autre moine se leva et, Vivaldil’ayant prié de fermer les portes de la chapelle pour écarter lesimportuns, il répondit qu’il ne l’oserait car l’accès du lieu saintne devait être interdit à personne.

– Vous pouvez au moins, mon frère,observa Vivaldi, réprimer une vaine curiosité et voir au-dehors quivient nous épier par cette porte. Vous calmerez par là l’inquiétudede cette jeune dame.

Le frère y consentit et Vivaldi le suivit à laporte : mais, n’apercevant personne dans le passage sur lequelelle donnait, il revint plus tranquille vers l’autel. Déjàl’officiant y avait pris place et ouvrait le rituel. Vivaldi seplaça devant lui, sur sa droite, encourageant de ses regards pleinsd’une tendre sollicitude Elena qui s’appuyait sur la sœur converse.La figure indifférente de la sœur, la physionomie rude du frèresous le capuchon de sa robe grise, la tête chenue et calme du vieuxprêtre en contraste avec la vivacité du jeune homme et la beauté dela douce Elena, tout cela formait un groupe digne du pinceau d’unmaître. À peine la cérémonie était-elle commencée qu’un bruitvenant du dehors renouvela les alarmes d’Elena. Elle vit la portequi l’avait inquiétée se rouvrir lentement, avec précaution, et unhomme avancer la tête. Il était d’une taille gigantesque, portaitune torche dont la lueur laissa voir d’autres personnes, groupéesdans le passage, derrière lui. À la férocité de leurs regards, àl’étrangeté de leurs allures, Elena devina d’un coup d’œil que cen’étaient pas des gens du couvent mais des messagers sinistres.Elle jeta un cri à demi étouffé et tomba dans les bras de Vivaldi,qui, en se retournant, vit une troupe d’hommes armés s’avancer versl’autel. Alors élevant la voix avec fermeté :

– Qui donc, demanda-t-il, ose entrer deforce dans le sanctuaire ?

– Quels sont les sacrilèges, ajouta leprêtre, qui ne craignent pas de violer ainsi le lieusaint ?

Elena était évanouie dans les bras de Vivaldiqui tira son épée pour la défendre. Tout à coup retentirent cesmots épouvantables :

– Vincenzo de Vivaldi et Elena Rosalba,vous êtes prisonniers. Rendez-vous ! Nous vous en sommonsau nom de l’Inquisition !

– Au nom de l’Inquisition ! s’écriaVivaldi qui croyait à peine ce qu’il entendait. Il y a ici quelquehorrible méprise.

L’officier, sans daigner répliquer, renouvelasa sommation.

– Retire-toi, imposteur, s’écria Vivaldi,ou mon épée te fera repentir de ta témérité !

– Eh quoi ! dit le chef de latroupe, vous osez insulter un officier de la SainteInquisition ? Ce religieux peut vous instruire, jeune homme,des dangers que l’on court en résistant à nos ordres.

Vivaldi allait répliquer, le prêtre leretint.

– Si vous êtes réellement des officiersde ce redoutable tribunal, dit-il, donnez-en la preuve.Rappelez-vous que cette enceinte est sacrée ; et ne croyez pasque je sois homme à vous livrer des personnes qui ont trouvé ici unasile, si vous n’êtes pas porteurs d’un pouvoir en bonne et dueforme émané du Saint-Office.

– Le voici, répliqua l’officier en tirantun rouleau de sa poche.

Le bénédictin tressaillit à la vue du rouleau.Il le prit et l’examina avec attention : le parchemin, lesceau, la formule, certaines marques connues seulement des initiés,tout certifiait l’authenticité de décret d’arrestation. Le papiertomba de ses mains et, se tournant vers Vivaldi :

– Malheureux ! s’écria-t-il, c’estdonc vrai ! Vous êtes appelé devant ce redoutable tribunalpour répondre d’un crime, et peu s’en est fallu que moi-même je neme sois rendu coupable d’un grand délit.

Vivaldi, stupéfait, était comme frappé de lafoudre.

– Un crime ! murmura-t-il. Voilà uneimposture bien hardie ! Quel crime ai-je donccommis ?

– Ah ! reprit le vieux prêtre, je nepensais pas que vous fussiez aussi endurci dans le mal. Prenezgarde, n’ajoutez pas l’audace du mensonge à des passionscondamnables ! Votre crime, dites-vous ? Ah ! vousle connaissez trop bien !

– Vous aussi vous m’accusez !Ah ! votre âge et votre état vous protègent ; mais cesscélérats qui osent s’attaquer à une innocente victimen’échapperont pas à ma vengeance ! Qu’ils approchent, s’ilsl’osent !…

À ce moment, Elena, ayant reprit ses espritsau milieu de ce tumulte qu’elle ne comprenait pas, lui tendait lesbras, en l’appelant à son secours. Hors de lui, le jeune hommemenaça de nouveau la bande qui l’entourait. Tous au même instantmirent l’épée à la main, malgré les cris perçants d’Elena et lessupplications du prêtre. Vivaldi, qui ne voulait pas répandre dusang, se tenait sur la défensive, jusqu’à ce que la violence de sesadversaires l’obligeât à faire usage de tous ses moyens de défense.Il mit l’un d’eux hors de combat, mais il fléchissait sous lenombre, lorsque Paolo entra dans la chapelle. Voyant son maîtreassailli, il vola à son secours et frappa aussi un de leursennemis ; mais, enfin, ils se virent entourés. Et le maître etle valet, blessés à leur tour l’un et l’autre, furent terrassés etdésarmés. Elena, qu’on avait empêchée à grand-peine de se jeterentre les combattants, suppliait à genoux les féroces séides duSaint-Office en faveur de Vivaldi blessé et qui, de son côté,conjurait le vieux prêtre de la protéger.

– Eh ! le puis-je ? disait lebénédictin. Qui oserait s’opposer aux ordres del’Inquisition ? Ne savez-vous donc pas, malheureux jeunehomme, que toute résistance est punie de mort ?

– De mort ! s’écria Elena, demort !

– Oui, dit l’un des officiers à Vivaldi,en lui montrant un de ses hommes couché à terre. Il vous en coûteracher pour ce que vous avez fait !

– Non ! s’écria Paolo, ce n’est paslui, c’est moi qui ai frappé cet homme. Et si mes bras étaientlibres, tout blessé que je suis, j’en ferais encore autant surquelqu’un de vous.

– Tais-toi, mon cher Paolo, s’écriaVivaldi. C’est moi seul qui suis coupable. Et s’adressant àl’officier : Monsieur, reprit-il, je n’ai rien à dire pour madéfense, j’ai fait mon devoir ; mais elle, innocente,délaissée de tous, pouvez-vous, barbares, la voyant sans appui, latraîner dans vos cachots sur une dénonciationcalomnieuse ?

– Monsieur, dit l’officier, notre pitiéne lui servirait à rien, il faut que nous fassions notre devoir.Que l’accusation soit fondée ou non, ce n’est pas à nous, c’est autribunal qu’elle doit répondre.

– Mais quelle accusation ? demandaElena.

– Celle d’avoir rompu vos vœux.

– Mes vœux ! s’écria-t-elle enlevant les yeux au ciel.

– Infâme manœuvre ! dit Vivaldi. Jereconnais bien là l’infernale méchanceté de ses persécuteurs !Ô chère Elena ! faut-il donc que je vous laisse en leurpouvoir ?

Il brisa ses liens et, se traînant vers elle,la pressa encore une fois entre ses bras. La jeune fille, incapablede proférer un mot, appuyée sur le sein de Vivaldi, ne put exprimerque par des larmes les angoisses de son cœur brisé. C’était unspectacle à attendrir les âmes les plus farouches, excepté lesinquisiteurs. Vivaldi, épuisé par la perte de son sang et nepouvant plus se soutenir, fut forcé d’abandonner une seconde foissa bien-aimée.

– Eh ! quoi ! dit-elle d’unevoix déchirante, le laisserez-vous périr sans secours ?

Le bénédictin proposa de le transporter aucouvent où ses blessures pourraient être pansées. On se mit donc endevoir de séparer les deux amants, et l’officier donna ordred’emmener Elena. Ses hommes la saisirent dans leurs bras. Paolofaisait de vains efforts pour se débarrasser de ses liens et allerla défendre.

Vivaldi essaya de se soulever, mais il perditconnaissance en prononçant le nom d’Elena. En vain implorait-elleses ravisseurs pour qu’il lui fût permis de donner ses soins àl’infortuné ; ils l’entraînèrent hors de la chapelle, pendantqu’elle s’écriait encore avec l’accent du désespoir :

– Adieu, Vivaldi ! Adieu pourjamais !

Ce cri était si déchirant que le vieux prêtreen fut ému malgré lui. Vivaldi entendit cet adieu qui sembla lerappeler du seuil du tombeau. Il entrouvrit les yeux et, lestournant vers la porte, il aperçut encore le voile flottant de lajeune fille. Ses prières, son déplorable état, ses efforts, rienn’empêcha ces misérables de l’emmener tout chargé de liens jusqu’aucouvent, ainsi que Paolo qui continuait à crier de toutes sesforces :

– C’est moi qui suis coupable ! Jeveux qu’on me mène devant l’Inquisition.

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