L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 1

 

C’est à l’église de San Lorenzo, à Naples, quele comte Vincenzo de Vivaldi vit pour la première fois ElenaRosalba. La douceur et le charme de la voix de la jeune fille, quise mariait aux chants sacrés, attirèrent d’abord l’attention dujeune homme. Le visage d’Elena était couvert d’un voile ; maisune distinction rare et une grâce parfaite émanaient de toute sapersonne. Curieux de contempler des traits dont l’expression devaitrépondre aux accents émus qu’il venait d’entendre, Vivaldi nequitta pas la jeune fille du regard tout au long de l’office ;puis il la vit sortir de l’église en compagnie d’une femme âgée àqui elle donnait le bras, et qui paraissait être sa mère ou satante. Il se mit à les suivre ; mais elles marchaient assezvite, et il faillit les perdre de vue au détour de la rue deTolède. Pressant le pas, il les rejoignit au Terrazzo Nuovo, quilonge la baie de Naples ; là, il les devança quelque peu, maisla belle inconnue restait toujours voilée ; et le jeune homme,retenu par une timidité respectueuse, qui se mêlait à sonadmiration, refrénait sa curiosité. Un heureux accident vint à sonaide : en descendant les degrés de la terrasse, la vieilledame fit un faux pas ; et comme Vivaldi s’empressait pour lasoutenir, le vent souleva le voile d’Elena, et découvrit auxregards du jeune homme une figure plus touchante encore et plusbelle mille fois qu’il ne l’avait imaginée. Sur les traits de lajeune fille – des traits d’une beauté grecque – se peignait lapureté de son âme et dans ses yeux bleus éclatait la vivacité deson esprit. Elle était si occupée à secourir sa compagne, qu’ellene s’aperçut pas d’abord de l’admiration qu’elle inspirait, maiselle n’eut pas plutôt rencontré le regard éloquent de Vivaldi,qu’elle rougit et rebaissa son voile.

La vieille dame ne s’était pas blessée dans sachute ; mais comme elle marchait avec quelque difficulté,Vivaldi saisit cette occasion pour lui offrir son bras ; elles’excusa d’abord en le remerciant, mais sur ses instancesrespectueuses, elle lui permit de l’accompagner jusque chez elle.Plusieurs fois, pendant le chemin, le jeune homme essaya de lierconversation avec Elena. Mais elle ne répondait que parmonosyllabes ; et, déjà, ils étaient arrivés à la porte de lamaison sans qu’il eût trouvé le moyen d’entamer cette froideréserve.

L’aspect de la demeure des deux dames luidonna lieu de penser qu’elles tenaient un rang honorable dans lemonde, mais que leur fortune était médiocre. Cette habitationmodeste – dont Vivaldi sut plus tard qu’on l’appelait la villaAltieri –, bâtie avec goût, entourée d’un jardin et de vignobles,dominée par un bois de pins et de palmiers, était située au hautd’une colline, d’où la vue donnait sur la baie de Naples et sesrivages enchanteurs. Un petit portique et une colonnade de marbrecommun composaient une façade d’un style assez élégant. Vivaldis’arrêta à la petite grille du jardin. La vieille dame luirenouvela ses remerciements, mais sans l’inviter à entrer.

Déçu, ne pouvant se résoudre à prendre congé,le jeune homme, tout troublé, demeurait sur place, fixant Elena, sibien que la vieille dame fut obligée de lui renouveler ses adieux.Enfin, il se hasarda à demander la permission d’envoyer prendre deses nouvelles, et quand il l’eut obtenue, il adressa un long regardd’adieu à Elena, qui crut devoir le remercier à son tour des soinsqu’il avait donnés à sa tante. Le son de la voix de la jeune filleet l’expression de sa reconnaissance accrurent l’émotion deVivaldi ; ce fut avec peine qu’il s’arracha d’auprès d’elle.Puis, l’imagination remplie de cette céleste apparition, le cœurtout agité de ce qu’il venait de voir et d’entendre, il descenditau rivage, heureux de prolonger son séjour près du lieu qu’habitaitElena, espérant l’apercevoir sur le balcon, où la fraîcheur de labrise de mer pourrait l’inviter à paraître. Il passa ainsiplusieurs heures. Le soir venu, il retourna au palais de son père,à Naples. Il ne cessait de revoir, avec une joie mêléed’inquiétude, l’image d’Elena et le doux sourire qui avaitaccompagné ses remerciements ; mais il n’osait encore imagineraucun plan de conduite. Rentré d’assez bonne heure pour accompagnersa mère à la promenade du Cours, il croyait voir dans chaquevoiture qui passait l’objet qui occupait ses rêves. Vainespoir ! Cependant, la marquise, frappée de son silence etd’un certain trouble qui ne lui était pas habituel, lui posaquelques questions auxquelles il répondit d’une manièreévasive ; elle chercha alors d’autres moyens plus adroits pourle faire parler.

Vincenzo de Vivaldi, descendant d’une des plusanciennes familles du royaume de Naples, était fils du marquis deVivaldi, favori du roi, plus élevé encore en puissance qu’endignité. Très vain de sa naissance, le marquis joignait à sonorgueil de race, un sentiment excessif de supériorité. Uneconscience ferme et droite balançait chez lui l’ambition et lamaintenait dans les limites de la morale. Telle n’était pas lamarquise de Vivaldi, qui se vantait d’une généalogie aussi ancienneque celle de son époux ; mais dont l’orgueil n’était tempérépar aucune vertu. Violente dans ses passions, vindicative autantqu’artificieuse, elle aimait son fils, moins comme l’unique fruitde ses entrailles, que comme le dernier rejeton de deux illustresmaisons, destiné à perpétuer la gloire et les honneurs de l’une etde l’autre. Quant au jeune Vincenzo, il tenait heureusementbeaucoup plus de son père que de sa mère. Il avait la noble fiertédu marquis et quelque chose de la violence des passions de lamarquise, mais sans rien emprunter à cette femme hautaine de saduplicité ni de son esprit de vengeance. Impétueux mais franc,prompt à s’offenser mais s’apaisant aussi vite, il était irrité duplus léger manque d’égards, tout comme il était touché des moindresattentions. Et si le soin de son honneur le rendait sensible àl’injure, sa bonté généreuse le disposait à l’indulgence.

Le lendemain de sa première rencontre avecElena, il retourna à la villa Altieri, pour aller chercher lui-mêmeles nouvelles qu’on lui avait permis de demander. La pensée qu’ilallait revoir la jeune fille l’agitait d’une impatience à la foisjoyeuse et craintive ; et comme ce trouble fiévreux augmentaità mesure qu’il approchait de la bienheureuse demeure, il fut obligéde s’arrêter à la porte du jardin pour reprendre haleine et pourcomposer son maintien. Il fut introduit dans un petit salon decompagnie, où il trouva la signora Bianchi – c’était la vieilledame – toute seule, occupée à dévider de la soie ; mais unechaise, devant laquelle était un métier à broder, témoignaitqu’Elena venait de quitter la pièce. La signora le reçut avec unepolitesse réservée. Il espérait toujours que la jeune fille allaitreparaître et tâchait de prolonger sa visite ; mais enfin,tous les sujets de conversation étant épuisés, il fut forcé deprendre congé de la vieille dame.

Son abattement était extrême. Il employa lajournée du lendemain à se procurer quelques informations sur lafamille d’Elena. On lui dit qu’elle était orpheline, que sanaissance était médiocre, sa fortune fort déchue, et qu’elledépendait, pour vivre, de la vieille tante avec qui elle demeurait.Sous ce rapport, les renseignements n’étaient pas exacts ; carc’était elle au contraire dont le travail faisait subsister labonne dame qui n’avait pour tout bien que la retraite où ellesvivaient ; et la jeune fille passait des journées entières surdes ouvrages de broderie que les religieuses d’un couvent voisinvendaient fort cher aux dames de Naples. Ainsi Vivaldi ne sedoutait guère qu’une magnifique robe de sa mère était l’œuvre desdoigts d’Elena, de même que plusieurs copies de peintures antiquesqui ornaient un cabinet du palais Vivaldi. Ces circonstances dureste, s’il les eût connues, n’auraient servi qu’à enflammer encoresa passion.

Elena savait endurer la pauvreté, mais non lemépris, et c’était pour écarter d’elle ce triste effet des préjugésvulgaires qu’elle cachait soigneusement l’usage, pourtant sihonorable, qu’elle faisait de ses talents. Son courage n’était pasencore à l’épreuve du sourire humiliant de la compassion, et sesidées n’étaient pas assez mûres pour la mettre au-dessus du dédain,en lui faisant trouver une véritable gloire dans la dignité de lavertu qui se suffit à elle-même. Unique soutien de la vieillesse desa tante, elle la soulageait dans ses infirmités et la consolaitdans ses souffrances, avec une tendresse toute filiale ; carelle n’avait jamais connu sa mère qu’elle avait perdue étantenfant ; et la signora Bianchi lui en avait tenu lieu. C’estainsi que cette pure et innocente enfant vivait heureuse dans saretraite, et dans l’accomplissement de ses pieux devoirs,lorsqu’elle rencontra pour la première fois Vincenzo de Vivaldi. Cen’était pas une de ces figures qu’on peut voir sans les remarquer.Elena avait été frappée de la vivacité de sa physionomie et de ladignité de son maintien ; mais elle se défendait déjà d’unsentiment plus tendre que l’admiration et s’efforçait d’écarter deson esprit l’image du jeune homme, en se livrant à ses occupationsordinaires pour recouvrer sa tranquillité un peu troublée.

Cependant Vivaldi désolé de n’avoir puparvenir à revoir Elena résolut de retourner de nouveau à la villaAltieri dès que la nuit serait tombée. Ce soir-là même, la marquiseavait chez elle une grande réunion. Quelques soupçons, provoquéspar l’impatience trop visible de son fils, la portèrent à leretenir fort longtemps, en l’engageant à choisir de la musique pourson orchestre et à présider à l’exécution d’un nouvel opéra dontelle protégeait l’auteur. Dès qu’il crut enfin pouvoir s’échappersans être observé, Vivaldi quitta cette société importune et, bienenveloppé de son manteau, il s’achemina à grands pas vers la villaAltieri, située à une petite distance de la ville. À peine arrivé,il franchit la haie qui fermait le jardin et s’enivra du plaisir dese trouver près de l’objet de son affection ; mais ce premiermoment passé, il se trouva aussi isolé que s’il eût été séparé pourjamais d’Elena. Aucune lumière ne brillant dans la maison, il sedit que les dames étaient déjà retirées pour se coucher, et qu’ilfallait cette nuit-là renoncer à tout espoir. Cependant, cédant àune impulsion involontaire, il continua à s’avancer vers la maisonet se retrouva encore une fois sous le portique. Il était minuit,et le calme de la nature était plutôt adouci que troublé par lemurmure des flots qui roulaient sur la plage. Vivaldi, absorbé parses pensées, suivait d’un œil distrait les contours indécis durivage et l’ombre lointaine de quelques navires qui poursuivaientleur route en silence, guidés par l’étoile polaire. Tout à coup,quelques sons touchants parviennent à son oreille, et lui rappelantceux qu’il a entendus dans l’église de San Lorenzo. Frappé de cesouvenir, il s’élance dans le jardin du côté d’où vient lavoix ; et, faisant le tour de la maison, il arrive à un massifd’où il entend distinctement Elena chantant un hymne à la Vierge ets’accompagnant d’un luth dont elle tirait les accords les plusmélodieux. Il demeura quelque temps en extase, osant à peinerespirer, de peur de perdre une note de ce chant si suave ;bientôt les interstices d’une touffe de clématites lui laissèrentvoir Elena dans une chambre dont les jalousies étaient ouvertespour donner passage à l’air frais. La jeune fille se levait d’unprie-Dieu où elle venait d’achever sa prière ; une ferveurreligieuse se peignait dans ses regards levés vers le ciel. Sesbeaux cheveux étaient négligemment rassemblés sous un réseau desoie ; seules quelques tresses échappées se jouaient sur soncou et encadraient son beau visage, qu’aucun voile jaloux nedissimulait plus.

Le jeune homme, partagé entre le désir desaisir une occasion qu’il ne retrouverait peut-être jamais et lacrainte d’offenser Elena en se montrant à elle à une heure siavancée, hésitait tout troublé, lorsqu’il l’entendit pousser unsoupir et prononcer un nom avec un accent d’une douceurremarquable… Était-ce une illusion ? Celui de Vivaldi, lesien ! Muet d’émotion, il écarta doucement les branches de laclématite. Elena s’avança vers la croisée pour fermer lesjalousies ; le jeune homme, incapable d’un plus long empiresur lui-même, se montra ; elle tressaillit et demeura immobileun instant, puis, d’une main tremblante, elle ferma la fenêtre etquitta son appartement.

Vivaldi, désolé, erra quelque temps dans lejardin redevenu silencieux ; puis il reprit tristement lechemin de Naples. Alors, pour la première fois, il se posa unequestion qu’il aurait dû se poser plus tôt : pourquoi avait-ilrecherché le dangereux bonheur de revoir Elena lorsqu’il savait quel’inégalité de leurs conditions serait, aux yeux de ses parents, unobstacle insurmontable à leur union ? Il s’abîmait dans sesréflexions, tantôt presque résolu à ne plus voir la jeune fille,tantôt rejetant bien loin cette idée qui le désespérait, lorsque ausortir d’une voûte, vieux débris d’un immense édifice – laforteresse de Paluzzi – dont les ruines s’étendaient au loin, uneforme noire parut se dresser devant lui et croisa sa route. C’étaitun homme vêtu en religieux, dont le visage était caché sous unlarge capuchon. Cet homme s’arrêta pour lui dire :

– Vincenzo de Vivaldi, vos pas sontsurveillés ; gardez-vous de retourner à la villa Altieri.

En achevant ces mots, il disparut dansl’obscurité de la nuit, avant que Vivaldi, interdit d’uneinterpellation si brusque, eût pu en demander l’explication. Ilappela l’inconnu à haute voix et à plusieurs reprises ; maisl’apparition ne revint pas.

Le jeune comte rentra chez lui, l’espritfrappé de cet incident et tourmenté d’un vague sentiment dejalousie ; car le résultat de ses réflexions fut que l’avisqu’il avait reçu provenait de quelque rival. Ce fut alors qu’ildécouvrit toute l’étendue et toute la violence de son imprudentepassion. Souffrant d’un tourment jusqu’alors inconnu, il résolut àtout risque de déclarer son amour à la jeune fille et de demandersa main. En rentrant au palais Vivaldi, il apprit que sa mère avaitremarqué son absence, qu’elle s’était informée de lui plusieursfois et qu’elle avait donné ordre qu’on lui annonçât son retour.Cependant elle s’était couchée ; mais le marquis, rentré peud’instants après son fils d’une excursion dans la baie, où il avaitaccompagné le roi, jeta sur le jeune homme des regards d’unesévérité inaccoutumée et le quitta sans explication.

Vivaldi, renfermé chez lui, se mit àdélibérer, si l’on peut donner ce nom à un combat de passionscontraires où le jugement n’entre pour rien. Il se promenait àgrands pas, tour à tour troublé par le souvenir d’Elena, enflamméde jalousie, ou alarmé des suites de la démarche qu’il était enclinà risquer. Il connaissait assez les idées de son père et lecaractère de sa mère, pour être certain d’avance que jamais ils nevoudraient se prêter au mariage qu’il rêvait ; et cependant,quand il y réfléchissait, son titre de fils unique ne luidonnerait-il pas le pouvoir de les fléchir ? Tout à coup, unenouvelle crainte l’assaillit : si Elena avait déjà disposé deson cœur en faveur d’un rival imaginaire ? Mais il serassurait en se rappelant le soupir et le nom qu’il avait crusurprendre. Le jour naissant le retrouva dans les mêmesperplexités. Bientôt pourtant sa résolution fut prise, telle qu’ondevait l’attendre de son âge et de son cœur passionné : ilsacrifierait l’orgueil du sang et de la naissance à un choix d’oùdépendait le bonheur de sa vie. Mais avant de se déclarer à Elena,il fallait s’assurer s’il lui inspirait bien quelque intérêt, ous’il avait un rival, et quel pouvait être celui-ci. Cependant sonrespect pour la jeune fille, sa crainte de l’offenser, et le dangerque son père et sa mère ne vinssent à découvrir sa passion avantqu’il sût lui-même si elle était partagée, opposaient à cetterecherche de graves difficultés. Dans cet embarras, il ouvrit soncœur à un ami qui depuis longtemps possédait toute sa confiance, etil lui demanda conseil avec sincérité.

Bonarmo, jeune homme de plaisir, peu propre àservir de guide dans des affaires sérieuses, proposa, comme lemeilleur moyen de sonder les dispositions d’Elena, de lui donnerune sérénade, selon l’usage du pays. Si elle n’avait pasd’antipathie pour Vivaldi, elle répondrait, suivant lui, à sagalanterie par quelque témoignage de satisfaction ; dans lecas contraire, elle garderait le silence et demeurerait invisible.Vivaldi se récria contre cette manière grossière et banaled’exprimer un amour tel que le sien. Il avait trop bonne opinion del’élévation d’âme et de la délicatesse d’Elena pour supposer que levulgaire hommage d’une sérénade pût la flatter ou l’intéresser, etencore moins qu’elle voulût faire connaître ses sentiments paraucun signe extérieur. Bonarmo traita ces scrupulesd’enfantillage ; l’ignorance où son jeune ami était encore deschoses du monde pouvait seule, disait-il, l’excuser : ilinsista pour la sérénade. Si bien que Vivaldi, moins convaincu parles raisons de son ami que par la difficulté de trouver d’autresexpédients, consentit à celui qu’on lui proposait, non qu’il enespérait quelque succès, mais il comptait fixer ainsi sonincertitude et calmer son agitation. Ils prirent leurs instrumentssous leurs manteaux et, cachant avec soin leurs visages, ils sedirigèrent en silence vers la villa Altieri. Déjà ils avaientfranchi l’arcade où Vivaldi avait été arrêté la nuit précédente,lorsqu’en levant les yeux le jeune homme aperçut la même figuresombre qui lui était déjà apparue ; avant qu’il eût le tempsde s’écrier, l’inconnu lui dit d’une voix grave :

– N’allez pas à la villa Altieri si vousvoulez éviter le sort qui vous menace.

– Quel sort ? demanda Vivaldi enreculant de surprise. Expliquez-vous.

Mais déjà le moine avait disparu, etl’obscurité de la ruine ne permettait pas de retrouver satrace.

– Que le ciel nous protège ! s’écriaBonarmo. Ceci passe toute croyance ! Retournons àNaples ; il faut obéir à ce nouvel avis.

– Ah ! dit Vivaldi, j’aime mieuxtout risquer ; si j’ai un rival, je veux l’affrontersur-le-champ.

– Prenez garde, répartit Bonarmo, il estévident maintenant que vous avez un rival ; que peut votrecourage contre des spadassins gagés ?

– Si vous craignez le danger, répliquaVivaldi, j’irai seul.

Blessé par ce reproche, Bonarmo suivit son amien silence jusqu’à la villa Altieri. Le jeune comte, se frayant lemême passage que la nuit précédente, s’aventura dans le jardin.

– Eh bien ? demanda-t-il à soncompagnon, où sont ces bravi si terribles ?

– Parlez bas, reprit l’autre, nous sommespeut-être à quatre pas d’eux.

– Soit, dit Vivaldi en portant la main àson épée, ils seront aussi à quatre pas de nous.

Enfin les deux jeunes gens parvinrent àl’orangerie, qui était toute proche de la maison. Là ils sereposèrent pour reprendre haleine et préparer leurs instruments. Lanuit était sereine et calme. Ils entendaient au loin des voixconfuses et virent bientôt le ciel tout enflammé par un feud’artifice, tiré pour la naissance d’un prince de la maisonroyale ; des milliers de fusées s’élevaient du rivageoccidental de la baie et éclataient dans les airs, illuminant à lafois les visages d’une foule immense, les eaux de la baie, lesbarques nombreuses qui glissaient à leur surface, et la riche citéde Naples et ses terrasses, et son Cours garnis de spectateurs etd’équipages. Tandis que Bonarmo était tout entier à ce beauspectacle, Vivaldi tenait ses yeux attachés sur la demeure d’Elena,dans l’espoir que l’éclat du feu d’artifice l’attirerait sur lebalcon ; mais elle n’y parut pas, et aucune lumière dans lamaison n’indiquait même qu’elle veillât. Pendant qu’ils étaientassis sur le gazon de l’orangerie, un bruit de feuillage, commecelui d’une personne qui écarterait les branches pour se frayer unpassage, vint distraire l’attention de Bonarmo, et Vivaldidemanda :

– Qui va là ?

Un long silence fut la seule réponse.

– Serions-nous observés ? ditBonarmo.

Tous deux se levèrent et quittèrentl’orangerie pour se rapprocher de la maison. Placés sous la fenêtreoù Vivaldi avait vu Elena la nuit précédente, ils accordèrent leursinstruments et entamèrent la sérénade par un duo des plusmélodieux. Vivaldi avait une belle voix de ténor et donnait à sonchant l’expression la plus pathétique, son âme respirait dans sesaccents passionnés ; mais il ne put juger de l’effet qu’ilavait produit, car la maison resta plongée dans le silence etl’obscurité. Seulement, dans un intervalle de leurs accords,Bonarmo crut entendre près de lui des gens qui parlaient avec uneextrême précaution : il écouta plus attentivement ; maisil ne put s’assurer de la vérité. Vivaldi prétendit que ce murmureconfus n’était que celui de la multitude répandue sur les quais dela ville. Ce qui le préoccupait en le décourageant, c’étaitl’inutilité de sa tentative ; il en éprouvait une douleur sivive que Bonarmo, redoutant les suites de son désespoir, essaya dele persuader qu’il n’avait pas de rival, et cela avec la mêmechaleur qu’il avait mise à lui affirmer le contraire. Enfin ilsquittèrent le jardin, Vivaldi jurant sur l’honneur qu’il neprendrait aucun repos avant d’avoir découvert cet inconnu quitroublait son bonheur, et de l’avoir forcé à expliquer le sens deses mystérieux avis ; Bonarmo objectant les difficultés d’unetelle recherche et l’éclat qu’elle ne manquerait pas d’amener,éclat fâcheux pour l’avenir d’un amour qu’il ne fallait pointébruiter ; mais Vivaldi résistait à toutes cesremontrances.

– Nous verrons, disait-il, si ce démonsous l’habit de moine osera de nouveau traverser mon chemin ;s’il paraît il ne saurait m’échapper ; s’il ne se montre pas,j’attendrai son retour avec la même constance qu’il a attendu lemien ; oui, dussé-je m’enfoncer dans ces ruines, et dussé-je ypérir !

Bonarmo fut frappé de la véhémence que Vivaldimit dans ces derniers mots ; cessant dès lors de s’opposer àson dessein, il le pria seulement de considérer qu’il était assezmal armé.

– Chut ! dit Vivaldi, au détourd’une roche qui surplombait leur route. Nous approchons del’endroit : voici la voûte.

En effet, elle se dessinait dans l’obscurité,entre deux montagnes taillées à pic.

Ils marchaient en silence et d’un pas léger,jetant autour d’eux des regards méfiants, et s’attendant à voird’un instant à l’autre le moine sortir d’entre les rochers ;mais ils arrivèrent à la voûte sans avoir rencontré le moindreobstacle.

– Eh bien, dit Vivaldi, nous voilà iciavant lui.

En disant ces mots, le jeune comte s’appuyacontre la muraille, au milieu de la voûte, près d’un escaliertaillé dans le roc. Après quelques moments de silence, Bonarmo, quisongeait à tout ce qui s’était passé, demanda à son ami :

– Croyez-vous réellement que nouspuissions parvenir à saisir ce personnage ? Il a passé à côtéde moi avec une rapidité surprenante, et je suis enclin à croirequ’il y a en lui quelque chose de surnaturel. Mais aussi de quellescirconstances extraordinaires son apparition n’a-t-elle pas étéentourée ? Comment a-t-il su votre nom, lorsqu’il vous ainterpellé pour la première fois ? S’il vous a averti de nepas aller à la villa Altieri, c’est donc qu’il était instruit de laréception qui vous y attendait.

– Ah ! oui, s’écria impétueusementVivaldi, et ce rival que je dois craindre, c’est lui, c’estlui-même ! Il s’est affublé de ce costume saint pour enimposer à ma crédulité, pour me détourner de mes projets sur Elena,et me voilà réduit à me cacher honteusement pour l’attendre, pourl’épier, ce rival, comme ferait un assassin !

– Pour Dieu ! dit Bonarmo, modérezces transports, et songez en quel lieu nous sommes !

Mais ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’ilparvint à calmer son ami.

Un temps assez long s’était déjà passé danscette sorte d’embuscade lorsque Bonarmo vit à l’entrée de la voûte,du côté de la villa Altieri, comme une ombre qui interceptait lafaible clarté du crépuscule. Vivaldi, ayant les yeux tournés ducôté de Naples, n’aperçut pas l’objet qui éveillait l’attention deson compagnon, et celui-ci, se défiant de la violence du jeunehomme, jugea prudent de veiller sur les mouvements de cette ombreet de s’assurer d’abord si c’était bien le moine. À sa taille, à ladraperie qui l’enveloppait, il crut reconnaître lepersonnage ; il secoua alors le bras de Vivaldi pour attirerses regards de ce côté ; mais l’ombre, s’avançant sous lavoûte, disparut dans l’obscurité. Alors, Vivaldi, incapable de secontenir plus longtemps, s’écria en étendant les bras pour occuperle passage :

– Qui va là ?

Personne ne répondit, Bonarmo tira son épée etdéclara qu’il allait l’agiter tout autour de lui jusqu’à ce qu’ilrencontrât la personne qui se cachait. Mais si elle venait à eux,ajouta-t-il, il ne lui serait fait aucun mal. Même silence. Ilscontinuèrent d’écouter, et crurent entendre quelqu’un passer prèsd’eux. Le passage, en effet, n’était pas assez étroit pour qu’ilspussent le bloquer tout entier. Vivaldi s’avança vers le bruit,mais il ne vit personne sortir de la voûte du côté de Naples, où laclarté plus forte l’aurait fait aisément découvrir.

– Assurément, dit Bonarmo, quelqu’unvient de passer à côté de moi, et je crois avoir entendu des pasdans l’escalier qui conduit au fort.

– Eh bien, suivons-le, dit Vivaldi.

Et il se mit à gravir les degrés.

– Arrêtez ! s’écria Bonarmo. Arrêtezpour l’amour du ciel ! prenez garde à ce que vous allezfaire ! Vous aventurer dans ces ruines, par cesténèbres ! poursuivre un bandit peut-être jusque dans sonrepaire ! prenez garde !

Mais Vivaldi, montant toujours :

– C’est le moine, s’écria-t-il, c’est lemoine lui-même ! Il ne m’échappera pas.

Bonarmo s’arrêta un moment au pied del’escalier. Puis, honteux d’abandonner son ami, il se détermina àbraver le même danger et gravit aussi, non sans efforts, lesmarches usées, taillées dans le roc. Quand il eut atteint lesommet, il se trouva sur une terrasse ou plate-forme qui formait ledessus de la voûte, et qui commandait des deux côtés la routeaboutissant au défilé : quelques débris de murailles et decréneaux indiquaient cette ancienne position fortifiée. Bonarmochercha des yeux son ami, et ne le vit pas. Il l’appela : seull’écho des rochers lui répondit. Il entra dans l’enceinte duprincipal édifice ; c’était un espace couvert de ruines, entredes murs qui suivaient les pentes de la montagne. Au sommet étaitune tour ronde, très élevée et très forte. Arrivé là, Bonarmo n’osapoursuivre plus avant ; il se contenta d’appeler Vivaldi àgrands cris et regagna la plate-forme. Il crut alors distinguer lessons étouffés d’une voix humaine et, tandis qu’il prêtait uneoreille inquiète, il vit sortir des ruines un homme, l’épée à lamain. C’était Vivaldi. Bonarmo courut à lui. Le jeune homme étaitpâle, tout agité, et respirait avec peine. Quelques momentss’écoulèrent avant qu’il pût parler ou entendre les questionsempressées que son ami lui adressait coup sur coup.

– Quittons ce lieu, dit-il.

– Très volontiers, répondit Bonarmo. Maisd’où sortez-vous, et qu’avez-vous donc vu pour être sitroublé ?

– Ne me posez pas de questions ;sortons d’ici.

Ils descendirent du rocher, et lorsqu’ils seretrouvèrent sous la voûte, Bonarmo demanda s’ils allaient seremettre en sentinelle.

– Non, dit Vivaldi d’un ton bref quiétonna son ami.

Et ils reprirent le chemin de Naples ;l’un redevenu silencieux ; l’autre renouvelant ses questions,et aussi étonné de la réserve de son compagnon que curieux desavoir ce qui lui était arrivé.

– C’était donc le moine ? demandaBonarmo. L’avez-vous surpris, saisi ? Parlez, de grâce.

– Je ne sais qu’en penser, répondit enfinVivaldi, je suis dans une perplexité plus grande que jamais.

– Il vous a donc échappé ?

– Chut ! nous parlerons de ceci plustard ; mais quoi qu’il en soit, ami, cette affaire ne peut enrester là. Je retournerai demain au même endroit, avec une torche.Aurez-vous le courage de m’accompagner ?

– Ce n’est pas, je l’espère, de moncourage que vous doutez, repartit Bonarmo. Mais, avant tout, jeveux savoir quel est votre dessein. Avez-vous reconnu cethomme ?… Vous reste-t-il encore quelques doutes ?

– Oui, j’ai des doutes que la nuitprochaine éclaircira ; du moins je l’espère.

– Tout cela est étrange, dit Bonarmo. Ily a quelques instants à peine, j’ai été témoin de l’horreur quevous avez éprouvée en quittant la forteresse de Paluzzi, et déjàvous parlez d’y retourner ?… Et vous choisissez la nuit pourcette aventure, quand la clarté du jour vous offrirait moins dedangers !

– Les dangers ne m’effraient pas,répondit Vivaldi ; mais songez que le jour ne pénètre jamaisdans le lieu que je viens de visiter. À quelque heure que l’on s’yhasarde, il faut être muni de torches.

Mais alors, observa Bonarmo, comment avez-vousfait pour trouver votre chemin dans une obscurité sicomplète ?

– Je me suis engagé dans ces détours sanssavoir où j’allais ; il semblait que j’étais guidé par unemain invisible.

– N’importe, reprit Bonarmo, il vautmieux y pénétrer durant le jour, bien qu’il soit besoin d’unflambeau pour y pénétrer. Car ce serait une témérité impardonnableque de retourner dans un lieu probablement infesté de brigands, àl’heure même qui leur est le plus favorable.

– Non, répliqua Vivaldi, je veux guetterencore ce qui se passera sous la voûte, avant de recommencer mesrecherches, et cela ne peut se faire que la nuit. D’ailleurs, ilest bon de revenir là à l’heure où je puis espérer d’y rencontrerle moine.

– Il vous a donc échappé ?… Et vousne savez donc pas encore qui il est ?

Vivaldi ne répondit qu’en demandant à son amis’il était déterminé à le suivre. Dans le cas contraire, ilchercherait un autre compagnon. Bonarmo voulut prendre le temps d’yréfléchir, et promit de prévenir le comte de sa résolution. Ilsarrivaient à la grille du palais Vivaldi ; ils seséparèrent.

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