L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 20

 

Pendant que se passaient les événements quenous venons de rapporter, Vivaldi et son domestique Paolo étaientprisonniers de l’Inquisition, chacun dans une chambre à part. Onavait interrogé Paolo séparément ; mais on n’avait pu tirer delui aucune révélation : il protestait toujours de l’innocencede son maître, sans même avoir l’idée de parler de la sienne.Vivaldi, appelé de nouveau devant le tribunal, eut à subir unnouvel interrogatoire plus détaillé que le premier. Lesinquisiteurs étaient plus nombreux cette fois ; et tout l’artimaginable fut employé pour lui arracher l’aveu des crimes qu’onlui imputait et d’autres encore sur lesquels la dénonciation neportait pas. Ses réponses furent concises et fermes et sonattitude, courageuse. Il éprouvait moins de crainte pour lui-mêmeque d’indignation et de révolte contre l’injustice et la cruautéraffinée de ce tribunal de sang. Comme il persistait à se déclarerinnocent, on décida que trois heures plus tard il lui seraitappliqué la question ; en attendant, on le fit reconduire danssa prison. Pendant qu’il s’y acheminait, il vit passer près de luiun personnage dont l’air et la figure ne lui étaient pasinconnus ; il rappela ses souvenirs et, en regardant plusattentivement l’étranger qui s’était arrêté un instant, il reconnutle moine qui lui avait donné des avis prophétiques dans les ruinesde Paluzzi. Le premier moment de surprise le cloua sur place ;puis, quand il voulut suivre cet homme, il en fut empêché par sesgardes ; il leur demanda alors quel était cet étranger quin’avait fait que passer et disparaître, mais, ne l’ayant pasremarqué, ils ne purent lui répondre.

Il était environ minuit lorsqu’il entendit despas et des voix qui s’approchaient de sa prison. Il comprit qu’onvenait le chercher. La porte s’ouvrit et donna passage à deuxhommes tout vêtus de noir qui, s’avançant sans parler, jetèrent surlui un manteau de forme singulière et l’emmenèrent hors de lachambre. Il suivit de longues galeries désertes où régnait unsilence de mort. Puis on le fit descendre, par une longue suite dedegrés, dans des caveaux souterrains. Les portes, par lesquelles ilpassait, s’ouvraient d’elles-mêmes devant la baguette d’un desofficiers qui le conduisaient. Un autre portait une torche sanslaquelle on eût pu difficilement trouver sa route dans ces sombrescorridors. Ils traversèrent une grande salle voûtée qui semblaitêtre destinée aux sépultures ; puis, arrivés à une porte defer, ils s’arrêtèrent ; l’officier la frappa trois fois de sabaguette, mais elle ne s’ouvrit pas tout de suite comme les autres.Pendant qu’ils attendaient, Vivaldi crut entendre au loin desgémissements entrecoupés, semblables au râle d’un mourant,gémissements qui le pénétrèrent, non de crainte, mais d’horreur. Laporte s’ouvrit enfin, et Vivaldi vit apparaître deux figures qui,éclairées seulement par une faible lueur partant de la salle, lefrappèrent de saisissement : elles étaient entièrement vêtuesde noir, comme ceux qui le conduisaient. Mais leur habillement,d’une forme différente, s’appliquait tout juste contre lecorps ; et leur visage, à l’exception de deux trous pratiquésau-devant des yeux, était entièrement recouvert de l’étoffe noirequi les enveloppait de la tête aux pieds. Ils s’emparèrent deVivaldi et le firent marcher entre eux, en gardant le silence,jusqu’à un corridor à l’extrémité duquel était une autre porte plusgrande que la première, où ils frappèrent Là, les sons qu’avaitentendus Vivaldi devinrent plus distincts. Il reconnut avec horreurque c’étaient des cris arrachés par l’angoisse de la souffrance. Laporte fut ouverte par deux personnages habillés comme ses nouveauxguides, et il se trouva dans une salle spacieuse dont les mursétaient tendus de noir et éclairés seulement par une lampesuspendue à la voûte. En entrant, son oreille perçut des sonsétranges, répercutés par des échos sonores bien au-delà de l’espaceque sa vue pouvait embrasser.

Il lui fallut du temps avant qu’il pût sereconnaître et distinguer les objets dont il était entouré. Desfigures pareilles à des ombres semblaient glisser dans lesténèbres. Des instruments dont il ne comprenait pas l’usagefrappaient ses regards inquiets et troublés. Il entendait toujoursdes gémissements douloureux et cherchait des yeux les malheureux àqui on les arrachait lorsqu’une voix, qui partait de l’extrémité dela salle, lui ordonna d’avancer.

La distance et l’obscurité ne lui permettantpas de distinguer le point précis d’où venait cet ordre, ilhésitait à obéir ; mais on le saisit par le bras et on lepoussa en avant. Il aperçut alors, sur une estrade élevée dequelques marches, trois personnes assises sous un dais drapé denoir, et qui paraissaient être là pour présider à la torture.Devant elles, et un peu au-dessous, siégeait un greffier, éclairéd’une lampe Vivaldi comprit que les trois juges étaient : legrand inquisiteur, le procureur général de l’Inquisition, et uninquisiteur ordinaire qui paraissait plus ardent que les deuxautres à remplir ses cruelles fonctions. À quelque distance de latable, était une grande machine en fer, que Vivaldi supposa être unchevalet, et, tout à côté, une autre machine ressemblant à uncercueil. Heureusement, il ne distingua dans l’obscurité aucunecréature humaine soumise à ce moment à la question. Mais c’étaitsûrement dans une salle voisine qu’étaient exécutées les terriblessentences des inquisiteurs car, toutes les fois qu’une certaineporte s’ouvrait, les gémissements et les cris redoublaient deforce, et l’on voyait aller et venir des hommes fort occupés, vêtusde noir comme les autres.

Le grand inquisiteur appela Vivaldi par sonnom et l’exhorta de nouveau à dire la vérité s’il voulait éviterles tourments qui l’attendaient. Et, sur ses nouvellesprotestations d’innocence, il fit signe aux tortionnaires depréparer les instruments de la question. Pendant que ceux-ciobéissaient, Vivaldi, malgré le trouble où il était, remarqua unhomme qui traversait la salle et qu’il reconnut pour être lemystérieux donneur d’avis des ruines de Paluzzi, celui-là mêmequ’il avait déjà vu quand on le ramenait à sa prison. Il le regardafixement et s’assura qu’il ne se trompait pas.

Les gardiens de Vivaldi, exécutant l’ordre del’inquisiteur, se saisirent de lui, le dépouillèrent de son habitet de sa veste, le lièrent avec de fortes cordes et luienveloppèrent la tête d’un grand voile noir qui l’empêcha de voirle reste des préparatifs. Ce fut dans cet état qu’il fut interrogéde nouveau.

– N’êtes-vous jamais allé dans l’églisede Spirito Santo à Naples ? lui demanda l’inquisiteur.

– Si, répondit le jeune homme.

– N’y avez-vous pas montré du mépris pourla foi catholique ?

– Jamais.

– Rappelez vos souvenirs. N’y avez-vousjamais insulté un ministre de la sainte Église ?

Vivaldi garda le silence. Il commençait àreconnaître que la principale accusation portée contre lui pouvaitbien être le crime d’hérésie.

L’inquisiteur répéta sa question :

– Parlez, dit-il, n’avez-vous pas insultéun ministre de la religion dans l’église de SpiritoSanto ?

– Et ne l’avez-vous pas insulté, dit uneautre voix, pendant qu’il accomplissait un acte depénitence ?

Vivaldi tressaillit : cette voix étaitcelle du moine des ruines de Paluzzi.

– Qui m’a posé cette dernièrequestion ? demanda-t-il.

– Vous êtes ici pour répondre et non pourinterroger, reprit l’inquisiteur. Répondez.

– J’ai pu en effet offenser un ministrede l’Église, dit le jeune homme, je n’ai jamais eu l’intentiond’insulter notre sainte religion. Vous ne savez pas, mes révérendspères, par quelles injures j’avais été provoqué.

– Il suffit. Répondez seulement à maquestion. N’avez-vous pas, par des insultes et des menaces, forcéun saint religieux à interrompre un acte de pénitence et à sortirde l’église ?

– Non, mon père, répliqua l’accusé. S’ileût répondu à des questions que j’avais le droit de lui poser, s’ilm’eût promis de me rendre la personne qu’il m’avait enlevée par unelâche trahison, rien ne l’eût obligé de quitter l’église.

– Où avez-vous vu, pour la première fois,Elena Rosalba ? demanda la même voix qui s’était déjà faitentendre en dehors du tribunal.

– Je demande encore, dit Vivaldi, quelleest la personne qui me pose cette question ?

– Et moi, je vous répète, repritl’inquisiteur, qu’un criminel n’a pas le droit d’interroger.Répondez, ou les serviteurs du Saint-Office vont faire leurdevoir.

– C’est dans l’église de San Lorenzo quej’ai vu pour la première fois Elena Rosalba.

– Était-elle déjà religieuse ?demanda le grand inquisiteur.

– Elle ne l’a jamais été, répondit lejeune homme, et n’a jamais eu la volonté de l’être.

– En quel lieu demeurait-ellealors ?

– Elle vivait avec une parente à la villaAltieri, et elle y serait encore sans les artifices et lesviolences d’un moine qui l’a arrachée de sa maison pour la jeterdans un couvent.

– Le nom de ce moine ? dit lequestionneur d’un ton pressant.

– Si je ne me trompe, répondit Vivaldi,vous le connaissez fort bien sans que je le nomme. C’est le pèreSchedoni, dominicain du couvent de Spirito Santo à Naples, le mêmequi m’accuse de l’avoir insulté dans son église.

– Pourquoi le reconnaissez-vous pourvotre accusateur ? ajouta la voix de l’inconnu.

– Parce qu’il est mon seul ennemi.

– Votre ennemi ? s’étonnal’inquisiteur. Mais, dans votre première déposition, vous avez ditque vous ne vous en connaissiez aucun. Je vous surprends encontradiction avec vous-même.

– On vous avait averti de ne pas aller àla villa Altieri, reprit encore l’inconnu. Pourquoi n’avez-vous pasprofité de cet avis ?

– Cet avis ? C’est vous-même qui mel’avez donné ! s’écria Vivaldi. À présent je vous reconnaisbien.

– Moi ! dit celui qu’oninterpellait.

– Vous-même. C’est vous aussi qui m’avezprédit la mort de la signora Bianchi. Ne seriez-vous pas cetennemi, le père Schedoni lui-même, mon accusateur ?

Un murmure confus venant du tribunal succéda àces paroles, et la voix imposante de l’inconnu s’éleva denouveau.

– Je déclare ici solennellement, dit-il,que je ne suis pas le père Schedoni.

Le ton et la fermeté avec lesquels l’inconnufit cette déclaration persuadèrent Vivaldi de sa sincérité.D’ailleurs, quoiqu’il reconnût toujours la voix du moine, il n’yretrouvait pas celle de Schedoni. Il demeura frappé d’étonnement.S’il eût eu les mains libres, il eût tâché d’écarter le voile quienveloppait sa tête pour voir ce mystérieux personnage. Mais toutce qu’il put faire fut de le conjurer de révéler son nom et lesmotifs de sa conduite. Il ne reçut point de réponse, mais unnouveau murmure parcourut la salle. Bientôt après, il entenditquelqu’un s’avancer et donner ordre de le reconduire dans saprison.

On le ramena au lieu où on l’avait reçu et onle rendit à ses premiers gardiens.

Ceux-ci l’enfermèrent de nouveau dans sachambre. Là, Vivaldi, épuisé par les diverses émotions qu’il venaitd’éprouver, se jeta sur son grabat et tomba bientôt dans un profondassoupissement.

Il y avait environ deux heures qu’il étaitdans cet état lorsqu’il en fut tiré par la voix qu’il avaitentendue aux ruines de Paluzzi et au tribunal. Quelle ne fut pas sasurprise, en ouvrant les yeux, d’apercevoir, debout à côté de sonlit, un moine dont le capuchon relevé laissa voir la figure qui luiétait apparue dans les ruines. Il tenait à la main une lampe qui,éclairant les profondes rides dont son visage était sillonné,semblait révéler les traces des passions ardentes qui avaient agitésa vie.

Comme Vivaldi se soulevait sur sa couche pours’assurer de la réalité de cette apparition, ces mots résonnèrent àson oreille :

– On vous a épargné hier, jeune homme,mais aujourd’hui…

– Au nom du ciel, interrompit Vivaldi, aunom de tout ce qu’il y a de plus sacré, qui êtes-vous ? Et queme voulez-vous ?

– Point de question, répliqua le moineavec autorité. Mais répondez-moi.

Frappé de ce ton impérieux, Vivaldi n’osarenouveler sa demande, et l’étranger continua :

– Depuis quand connaissez-vous le pèreSchedoni ? Quand l’avez-vous vu pour la premièrefois ?

– Je le connais depuis environ un an. Ilest le confesseur de ma mère.

– Savez-vous quel est cet homme ?reprit le moine. N’avez-vous rien ouï dire de sa viepassée ?

Vivaldi hésita un moment. Il se rappelaconfusément l’histoire incomplète et obscure que Paolo lui avaitracontée dans les souterrains de Paluzzi, au sujet d’une confessionreçue dans l’église des Pénitents Noirs. Mais il n’osait assurerque ce récit se rapportât à Schedoni.

Le moine renouvela sa question :

– N’avez-vous jamais rien ouï dired’extraordinaire concernant le père Schedoni ?

– Je vous ai dit, répliqua le jeunehomme, tout ce que je savais de lui avec certitude, et je n’ypourrais ajouter que des conjectures.

– Quelles sont ces conjectures ?Seraient-elles relatives à certaine confession faite dans l’églisedes Pénitents Noirs de Santa Maria del Pianto ?

– Oui, dit Vivaldi.

« Quelle était cetteconfession ?

– Comment le saurais-je ? Uneconfession n’est-elle pas un dépôt sacré enseveli pour toujoursdans le sein du prêtre qui l’a reçu ?

L’étranger se tut un instant, puis ilreprit :

– N’avez-vous jamais entendu dire que lepère Schedoni fût coupable de quelque grand crime, et qu’ils’efforçait d’apaiser ses remords par les austérités de lapénitence ?

– Jamais.

– Ne vous a-t-on pas dit qu’il avait unefemme, un frère ?…

– Lui ?… On ne m’a rien dit depareil.

– Ne vous a-t-on jamais parlé d’actesviolents, de meurtre, de…

L’étranger s’arrêta court comme s’il eût vouluque Vivaldi achevât sa phrase ; mais le jeune homme garda lesilence.

– Ainsi, reprit-il, vous ne savez rien dela vie passée de cet homme ?

– Rien. Je vous l’ai déjà dit.

– Soit. À présent écoutez-moi :demain soir vous serez ramené dans la salle souterraine où vousavez été conduit hier ; mais, quelque chose que vous y voyiez,ne vous laissez pas intimider. Je serai là, moi aussi, quoiqueinvisible peut-être.

– Invisible !

– Ne m’interrompez pas. Mais écoutez bienceci : lorsqu’on vous demandera ce que vous savez du pèreSchedoni, dites hardiment qu’il vit depuis quinze ans, sous le frocreligieux, dans le couvent des dominicains de Spirito Santo àNaples ; que son vrai nom est Ferando de Marinella, comte deBruno. On vous demandera alors le motif de son déguisement ;vous répondrez en renvoyant au monastère des Pénitents Noirs deSanta Maria del Pianto, et vous sommerez les inquisiteurs de manderà leur tribunal le père Ansaldo, grand pénitencier de l’ordre, etde lui ordonner de révéler les crimes dont il a reçu l’aveu auconfessionnal le soir du 24 avril 1752, veille de laSaint-Marc.

– Quoi ! s’étonna Vivaldi. Est-ilcroyable que ce religieux ait conservé ses souvenirs après tantd’années ?

– N’en doutez pas, répliqual’étranger.

– Mais sa conscience lui permettra-t-ellede trahir le secret de la confession ?

– L’Inquisition lie et délie sur laterre. Si le saint tribunal lui ordonne de parler, la conscience durévérend père sera déchargée et il ne pourra se dispenser d’obéir.Ferez-vous ce que je vous dis ?

– Comment le puis-je ? demandaVivaldi. Ma conscience et la prudence me défendent égalementd’affermir ce que je ne saurais prouver. Schedoni, il est vrai, estmon ennemi, mon plus cruel ennemi ; mais, par cela même, je metrouve obligé d’être juste envers lui. Car, sans cela, onm’accuserait, et je m’accuserais moi-même d’obéir à mesressentiments. Je n’ai aucune preuve qu’il soit le comte de Brunoni qu’il ait commis les crimes dont vous parlez, et je ne puis pasme faire l’instrument d’une dénonciation qui traduirait un hommedevant ce terrible tribunal qui condamne à mort sur un soupçon.

– Vous doutez donc de la vérité de ce quej’affirme ? dit le moine avec hauteur.

– Pourquoi croirais-je aux paroles d’unhomme qui refuse même de dire son nom.

– Mon nom n’est plus, dit l’inconnu, ilest condamné à l’oubli. Mais qu’importe ? Ce que je vous aidit en est-il moins vrai ?

– Une accusation sans preuves !…s’écria Vivaldi.

– Oui, reprit l’étranger, il est certainscas où rien n’oblige de fournir des preuves. On ne vous demande pasd’intenter vous-même l’accusation, mais seulement de faire appeleren justice celui qui produira les charges.

– Et cependant j’aurai concouru à unedénonciation qui peut n’être qu’une calomnie. Si vous êtesconvaincu, vous, des crimes de Schedoni, que ne faites-vous appelervous-même le père Ansaldo devant le tribunal ?

– Je ferai plus, je paraîtrai, dit lemoine en donnant à ce mot une certaine solennité.

– Vous paraîtrez comme témoin ?

– Oui, répliqua le moine, comme témoinredoutable. Assez de questions maintenant. Oui ou non, ferez-vousau tribunal les demandes et les sommations que je viens de vousindiquer ?

– Moi, s’écria le jeune homme hésitant,faire citer le grand pénitencier à l’instigation d’uninconnu !…

– Vous me connaîtrez dans la suite, ditle moine en tirant un poignard de dessous sa robe. Regardez surcette lame : qu’y voyez-vous ?

Vivaldi reconnut des taches de sang, etdemeura frappé d’horreur.

– Voilà des preuves de la vérité !reprit le moine d’un ton solennel. Demain soir, nous nousretrouverons dans ces souterrains, empire de la douleur et de lamort.

En achevant ces mots, il s’éloigna. Leprisonnier passa le reste de la nuit sans dormir. Le matin, lorsqueson gardien vint comme à l’ordinaire lui apporter du pain et unecruche d’eau, il s’informa de l’étranger qui était venu le visiterpendant la nuit. Le gardien parut fort surpris, et soutint quepersonne n’avait pu pénétrer dans la chambre, bien verrouillée,cadenassée et gardée à vue la nuit comme le jour.

– Quoi ! dit Vivaldi. N’avez-vousentendu aucun bruit ?

Et il décrivit le costume et l’air dureligieux.

– Quand on dort, répliqua le gardien, onest sujet à rêver.

Il fallut que le jeune homme se contentât decette réponse.

Le soir, à la même heure que la veille, laporte de sa prison se rouvrit et Vivaldi vit entrer les deux hommesqui étaient déjà venus le chercher. On le revêtit du même manteau,en y ajoutant un épais voile noir qui lui couvrait la tête et lesyeux. Puis on se mit en marche. Vivaldi s’aperçut que le terrains’abaissait et commença à descendre. Il essaya de compter lesmarches, pour juger si c’était le même escalier que la veille. Ilentendit plusieurs portes s’ouvrir et se refermer jusqu’à ce qu’ilse trouvât dans une salle qui devait être spacieuse, car l’air yétait moins humide et le bruit de ses pas résonnait au loin. On luicria d’avancer et il reconnut qu’il était devant le même tribunal,présidé par le même inquisiteur qui l’avait déjà interrogé.

Ainsi que le moine le lui avait annoncé, ondemanda au jeune homme ce qu’il savait du père Schedoni. Ilrapporta seulement ce qu’on lui avait appris du vrai nom duconfesseur et de l’incognito qu’il gardait dans le couvent deSpirito Santo…

– De qui tenez-vous ces faits ?demanda l’inquisiteur ?

– D’une personne qui m’est inconnue.

Un murmure venant du tribunal fit comprendre àVivaldi que sa réponse était accueillie par une complèteincrédulité.

– Pourquoi ne faites-vous pas appeler lepère Ansaldo comme je vous l’ai recommandé ? lui dit tout basune voix qu’il reconnut.

Alors Vivaldi, s’adressant à sesjuges :

– Celui qui m’a appris ce que je viens derapporter est ici, s’écria-t-il. Je l’ai reconnu à sa voix. Qu’onl’arrête.

– De quelle voix parlez-vous ? ditl’inquisiteur.

– Je parle d’une personne qui est près demoi et qui m’a parlé. Je supplie qu’on me découvre les yeux afinque je puisse désigner celui qui me poursuit jusqu’ici.

Le tribunal, après s’être consulté quelquetemps, acquiesça à la demande du jeune homme. On retira le voilequi lui couvrait la tête. Il regarda tout autour de lui et n’y vitpersonne que les tortionnaires. L’inquisiteur l’accusa alors d’unton sévère d’avoir voulu en imposer au tribunal et, sur sesdénégations énergiques, il lui ordonna de donner des preuves de lamystérieuse communication qu’il prétendait avoir reçue. AlorsVivaldi, écartant le scrupule qui l’avait arrêté jusque-là, déclaraque la voix lui avait enjoint de demander au tribunal qu’il fitcomparaître devant lui le père Ansaldo, grand pénitencier del’église de Santa Maria del Pianto, en même temps que le pèreSchedoni qui devrait répondre aux charges que le père Ansaldoporterait contre lui.

Ces déclarations jetèrent les juges dans unegrande perplexité ; et ils demandèrent à Vivaldi s’ilconnaissait le père Ansaldo. Le jeune homme répondit que cereligieux lui était complètement étranger et qu’il n’avait jamaisentendu parler de lui avant la visite de l’inconnu.

– Quelqu’un est donc venu vousvoir ? demanda l’inquisiteur. Quand cela ? Où ?

– La nuit dernière, dans ma prison.

– Dans votre prison ! s’écria legrand inquisiteur d’un ton ironique C’est une vision que vous aurezeue.

– Il faut éclaircir cela, dit un autre,il y a ici quelque secret artifice. Et vous, Vincenzo de Vivaldi,si vous avez avancé un mensonge, tremblez.

Après une courte consultation entre tous lesmembres du tribunal, le grand inquisiteur donna l’ordre de fairecomparaître les gardiens qui, la nuit précédente, avaient veilléautour de la chambre du prisonnier. Tous déclarèrent sanshésitation que personne n’était entré dans la prison depuis l’heureoù Vivaldi y avait été reconduit jusqu’au lendemain matin. Entrecette affirmation et le témoignage du jeune homme qui paraissaitsincère, les juges demeuraient plus incertains que jamais.L’accusé, pour donner plus de foi à ses paroles, crut devoir entrerdans des détails circonstanciés sur l’extérieur, la physionomie etle costume du moine Un profond silence accueillit cettedescription ; enfin l’inquisiteur dit d’un tonimposant :

– Nous avons écouté attentivement votredéposition, et nous prendrons des renseignements ultérieurs.Retirez-vous en paix ; bientôt, vous en saurez davantage.

Vivaldi fut reconduit, les yeux toujourscouverts, dans la prison où il avait cru ne jamais rentrer et,quand on lui retira son voile, il s’aperçut que ses gardes étaientchangés. Il attendit la nuit avec anxiété, craignant et désirant àla fois l’apparition mystérieuse qui semblait disposer de sadestinée. Mais la nuit se passa tranquillement et, vers le matin,Vivaldi se laissa aller à un sommeil profond qui ne fut troublé paraucun rêve.

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