L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 21

 

À la suite de l’interrogatoire de Vivaldi,Schedoni et le père Ansaldo, grand pénitencier de Santa Maria delPianto, furent cités tous deux devant le tribunal duSaint-Office.

Schedoni fut arrêté pendant qu’il se rendait àRome pour travailler à la délivrance de Vivaldi, œuvre plusdifficile que ne l’avait été son emprisonnement. Il mettaitd’autant plus d’ardeur à faire rendre la liberté au jeune hommequ’il craignait que sa famille ne fût instruite de sa situation,malgré le soin que prenait toujours l’Inquisition de cacher lesnoms des prisonniers. Il se proposait aussi de conclure le mariaged’Elena et de Vivaldi aussitôt que celui-ci serait libre, pensantavec raison que si le jeune homme venait plus tard à concevoir dessoupçons sur son compte, toute idée de vengeance contre sonpersécuteur serait combattue par son devoir et sa reconnaissance.Pauvre Vivaldi ! il était loin de se douter, quand ildénonçait Schedoni au tribunal, qu’il agissait contre lui-même, endifférant ou en rendant impossible son union avec Elena.

Schedoni n’avait d’ailleurs aucun soupçon desvrais motifs de son arrestation. Tout ce qu’il supposait, c’est quele tribunal avait découvert, il ne savait comment, qu’il étaitl’auteur de la dénonciation de Vivaldi et qu’il voulait leconfronter avec l’accusé.

Le père Ansaldo avait été absous d’avance parl’Inquisition du péché de divulgation d’une confession ; etquand Vivaldi fut ramené devant ses juges, il les trouva prêts àapprofondir la nature des crimes que les révélations du grandpénitencier pourraient imputer à Schedoni. Cette audience devaitavoir une certaine solennité ; on procéda au recensement despersonnes à qui il serait permis d’y assister, et l’on fit sortirde la salle les officiers du tribunal dont la présence n’était pasnécessaire. Après quoi les prisonniers furent introduits et leursgardiens renvoyés. Puis un inquisiteur se leva et dit :

– S’il y a ici une personne connue sousle nom du père Schedoni, dominicain du couvent de Spirito Santo àNaples, qu’elle approche !

Schedoni, répondant à cet appel, s’avança d’unpas ferme jusqu’au pied du tribunal, fit le signe de la croix etsalua les inquisiteurs, puis il attendit de nouveaux ordres.

Le grand pénitencier fut appelé à son tour.Vivaldi remarqua que sa démarche était chancelante et que sesfacultés paraissaient affaiblies, soit par l’âge, soit par lesaustérités. Il s’inclina profondément devant les inquisiteurs.

Vivaldi n’eut pas le temps de remarquer siSchedoni avait été troublé à la vue du père Ansaldo ; carlui-même reçut l’ordre de s’avancer, ce qu’il fit d’un air calme etdigne.

Le grand inquisiteur commença le tripleinterrogatoire.

– Père Schedoni du Spirito Santo, dit-il,répondez et dites-nous si la personne qui est maintenant en votreprésence, et qui porte le titre de grand pénitencier des PénitentsNoirs de Santa Maria del Pianto, est connue de vous et si vousl’avez déjà vue ailleurs.

Schedoni répondit par un simple signe dedénégation.

La même question fut posée au père Ansaldo. Etau grand étonnement de Vivaldi, le pénitencier, dont la vue étaitd’ailleurs incertaine et troublée, déclara qu’il ne reconnaissaitpas Schedoni. Vivaldi fut alors confronté avec le dominicain. Ildéclara que la personne qu’on lui présentait ne lui avait jamaisété connue que sous le nom du père Schedoni, religieux du couventde Spirito Santo. Il ne savait rien de plus sur son compte. Cettemodération de Vivaldi ne laissa pas que de surprendre Schedoni qui,comme tous les esprits artificieux, prêta une arrière-pensée deperfidie à une conduite qu’il ne comprenait pas.

Après l’accomplissement de quelquesformalités, le tribunal donna ordre au père Ansaldo de rapporterles particularités de la confession qu’il avait reçue la veille dela Saint-Marc. Après avoir prêté le serment de ne dire ni plus nimoins que la vérité, le pénitencier fit la déposition suivante quele greffier écrivit à mesure qu’il parlait et que les assistantsécoutèrent avec des sentiments différents, quoique avec une égaleapparence d’impassibilité.

– C’était le soir du 25 avril 1752,dit-il. J’étais, selon ma coutume, dans le confessionnal de SantaMaria del Pianto lorsque j’entendis, à ma gauche, de profondsgémissements dont je fus frappé, car je ne savais pas qu’il y eûtlà un pénitent. À la vérité, la nuit commençait à se répandre dansl’église, éclairée seulement par quelques cierges de la chapelleSaint-Antoine. Les gémissements cessaient quelquefois, puisreprenaient avec plus de force, attestant une sorte de lutte entrele remords d’un crime et la honte de le confesser. J’essayai alorsd’encourager le pénitent et de lui inspirer confiance dans lamiséricorde divine ; longtemps mes efforts furent inutiles. Lepéché semblait trop énorme pour pouvoir sortir de son sein etcependant le coupable avait peine à le retenir, tant ce fardeaupesait à sa conscience ! Il avait besoin de s’en soulager parla confession et l’absolution, fût-ce au prix de la pénitence laplus dure.

– Allez au fait, interrompitl’inquisiteur, ce ne sont là que des réflexions.

– Les faits viendront bientôt, dit lepère Ansaldo en s’inclinant. Et quand je les dirai, mes révérendspères, vous en serez frappés d’horreur, comme je l’ai été moi-même,quoique pour des raisons différentes. Le pénitent commença enfin saconfession qu’il interrompit à plusieurs reprises. Une fois, entreautres, il quitta le confessionnal et se mit à marcher dansl’église à pas précipités, comme pour calmer son extrême agitation.C’est alors que je l’observai : il était vêtu en moine blanc,et sa taille était à peu près celle du religieux que vous appelezle père Schedoni et qui est là devant moi. Quant à son visage, jene pus le voir ; il avait grand soin de me le dérober.Lorsqu’il revint s’agenouiller à mes pieds, il avait pris larésolution d’accomplir jusqu’au bout sa terrible tâche, et il mefit, à travers la grille, le récit que je vais vous répéter.

« – J’ai été toute ma vie, me dit lepénitent, l’esclave de mes passions, et elles m’ont conduit auxplus déplorables excès. J’avais un frère…

« Là, il s’arrêta ; et de nouveauxgémissements trahirent l’excès de ses angoisses. Puis ilreprit :

« – Ce frère avait une femme… écoutezbien, mon père, et dites si je puis espérer l’absolution… une femmetrès belle !… Je l’aimais, elle était vertueuse et jedésespérais. Ô mon père, continua-t-il avec un accent effrayant,avez-vous jamais connu les fureurs et le délire du désespoir ?Le mien enflamma toutes les passions de mon âme, et les aiguillonnapar des tortures atroces dont je résolus de me délivrer à toutprix. Mon frère mourut…

« Le pénitent s’arrêta encore. Le tondont il avait prononcé ces derniers mots me fit frémir. Ses lèvresserrées se refusaient à articuler aucun son ; je lui dis decontinuer.

« – Mon frère mourut, reprit-il, loin dechez lui.

« Il s’interrompit de nouveau, silongtemps, que je me décidai à lui demander de quelle maladie sonfrère était mort.

« – De ma main, mon père, répondit-ild’une voix sourde. Oui, de ma main ! C’est moi qui ai été sonmeurtrier. Je fis en sorte qu’il mourût loin de chez lui, et jeménageai si bien les apparences que sa veuve n’eut aucun soupçonsur son genre de mort. À peine le temps de son deuil était-ilexpiré que je demandai sa main ; mais elle gardait un tendresouvenir de mon frère et elle me la refusa. Qu’importe ? Mapassion voulait être assouvie. Je l’enlevai de chez elle ;alors, redoutant le scandale, elle se décida à m’épouser poursauver son honneur. Hélas ! j’avais cherché mon bonheur dansle crime, mais je ne l’y trouvai pas. Cette femme, dont lapossession me coûtait si cher, ne daignait même pas me cacher sonmépris ! Irrité de ce traitement, j’en vins à supposer qu’unautre attachement était la cause de son aversion pour moi et lajalousie vint mettre le comble à mes tourments en m’exaltantjusqu’à la frénésie !

« Le pénitent, ajouta le père Ansaldo,parut en ce moment possédé de cette frénésie dont il parlait ;des soupirs convulsifs entrecoupaient ses paroles ; puis ilreprit ainsi :

« – Ma jalousie rencontra bientôt sonobjet. Parmi le petit nombre de personnes qui nous rendaient visiteà la campagne où nous nous étions retirés, je remarquai ungentilhomme, nommé Sacchi, qui me parut épris de ma femme. Je crusvoir aussi, à l’accueil aimable qu’elle lui faisait, que cegentilhomme ne lui déplaisait pas ; elle paraissait goûter saconversation et quelquefois même elle affectait de lui marquer sespréférences. Peut-être cette conduite n’était-elle inspirée que parle désir de me punir de mes torts envers elle en excitant majalousie ; peut-être ai-je interprété son irritation contremoi dans le sens de son amour pour lui. Quoi qu’il en soit, mafureur, juste ou non, devait lui être fatale. Un soir que jerentrais chez moi sans y être attendu, on me dit que ce gentilhommeétait avec ma femme. En approchant de l’appartement où ils setrouvaient tous les deux, j’entendis la voix de Sacchi, plaintiveet suppliante. J’écoutai et j’en entendis assez pour m’enflammerd’un violent désir de vengeance. Je me contins cependant et meglissai jusqu’à une porte vitrée d’où l’on pouvait voirl’appartement. Le traître était à ses pieds ! Je ne sais sielle avait entendu mes pas ou si elle voulait le repousser, mais jela vis se lever de son siège. Aussitôt, sans m’arrêter à chercherou à demander une explication, je saisis mon stylet et m’élançaidans la chambre, décidé à percer le cœur de mon rival. Il eut letemps de s’échapper dans le jardin, et je ne le revis jamais.

« – Et votre femme ? luidemandai-je.

« – Elle reçut le coup de poignarddestiné à son amant, me répondit le pénitent.

« Et maintenant, mes révérends pères,jugez de ce que je dus ressentir à cet aveu ! L’amant de lafemme qu’il venait se confesser à moi d’avoir assassinée… c’étaitmoi !

Un mouvement d’horreur parcourut la salle.

– Était-elle innocente ? s’écriaSchedoni, comme malgré lui.

Au son de cette voix, le pénitencier se tournavivement du côté de Schedoni. Il y eut un moment de silence,pendant lequel il tint les yeux fixés sur lui. À la fin, il élevala voix et dit solennellement :

– Oui, elle était innocente.

Schedoni, après cette vive apostrophe qui luiétait échappée, avait apparemment repris son calme. Un murmures’éleva parmi les membres du tribunal, et l’inquisiteur ordonna augreffier de prendre note de la question imprudente faite parSchedoni. Puis, s’adressant au père Ansaldo :

– La voix que vous venez d’entendre, luidit-il, rappelle-t-elle à votre oreille celle de votrepénitent ? Pensez-vous que ce soit la même ?

– Je pense que c’est la même, répondit lepère Ansaldo. Cependant je n’oserais l’affirmer par serment.

– Continuez, reprit l’inquisiteur.

– En reconnaissant le meurtrier, jequittai brusquement le confessionnal et je perdis l’usage de messens. Quand je revins à moi, il s’était échappé. Je ne l’ai jamaisrevu depuis ce jour, et je n’oserais attester que l’homme qui estlà devant moi soit celui dont j’ai reçu la confession.

– Mais, observa l’inquisiteur, si vous neconnaissez pas le père Schedoni, religieux du couvent de SpiritoSanto, vous connaissiez du moins le comte de Bruno.

– Oui, dit le grand pénitencier, lepénitent était bien le comte Ferando de Bruno ; mais jen’oserais prendre sur moi d’affirmer que le comte est ici. Si c’estlui que je vois, les années l’auraient prodigieusement changé.Encore une fois, que le père Schedoni soit cet homme, c’est ce queje n’oserais dire.

– Eh bien je l’oserai, moi ! dit uneautre voix que Vivaldi reconnut pour celle de l’étranger quil’avait visité dans sa prison.

Il le vit en même temps s’avancer, le visagedécouvert, son capuchon rejeté en arrière, et la physionomiemenaçante. Schedoni pâlit et se troubla visiblement pour lapremière fois.

– Me connais-tu ? dit cet homme àSchedoni d’un ton terrible, en se plaçant en face de lui.

– Si je te connais ! balbutiaSchedoni.

– Et connais-tu ceci ? ajoutal’inconnu en élevant la voix et en tirant un poignard de dessous sarobe. Reconnais-tu ces taches ineffaçables ?

Et en même temps, il brandit le poignard et lemit sous les yeux de Schedoni.

Celui-ci détourna la vue, et parut près dedéfaillir.

– C’est de ce poignard que ton frère aété percé ! reprit le terrible inconnu. Ai-je besoin de t’endire davantage ?

Le courage de Schedoni l’abandonna, et il futobligé de s’appuyer contre un des piliers de la salle. Il se fitune grande rumeur et un mouvement général. Plusieurs membres dutribunal quittèrent leurs sièges. Cependant le moine restaitdebout, le poignard à la main, devant Schedoni qui se détournait entremblant. Enfin le grand inquisiteur demanda aux juges dereprendre leurs places et aux officiers de revenir à leur poste.Quand la confusion fut dissipée :

– Mes révérends pères, dit-il, nous vousrecommandons dans une affaire de cette importance le silence,l’ordre et le calme. Laissons l’interrogatoire des parties en causesuivre son cours, et nous examinerons ensuite si nous devonsadmettre la nouvelle accusation. Quant à présent, il convient quel’accusateur soit entendu et que le père Schedoni le soit à sontour.

Vivaldi profita du silence qui se rétablitpour réclamer un moment d’attention.

– Je déclare, dit-il, en montrantl’inconnu, que cet homme est le même qui est venu dans ma prison aumilieu de la nuit, et qui m’a enjoint de faire citer devant vous legrand pénitencier et le père Schedoni.

Cette nouvelle révélation excita quelqueagitation chez les membres du tribunal. L’accusateur, interrogé àson tour, convint que Vivaldi avait dit la vérité, et on luidemanda quel avait été le motif de cette visite extraordinaire.

– Mon dessein, répondit-il, était defaire comparaître le meurtrier devant votre justice.

– Ne pouviez-vous, lui objecta-t-on,arriver à ce but par une accusation franche et ouverte ? Sivous étiez sûr que votre dénonciation était bien fondée, que nel’adressiez-vous directement au tribunal, au lieu d’exercer uneinfluence insidieuse sur l’esprit d’un prisonnier étranger au crimedont vous vous voulez le vengeur !

– Cependant, répliqua l’inconnu, je n’aipoint évité de comparaître moi-même, et c’est volontairement que jeme suis présenté.

– Il est vrai, repartit le grandinquisiteur, mais vous n’avez pas encore déclaré qui vous êtes nid’où vous venez. Père Schedoni, ajouta-t-il, connaissez-vous cethomme qui se porte votre accusateur ?

– Oui, répliqua le confesseur. Son nomest Nicolas de Zampari, religieux au couvent de Spirito Santo.

– Où l’avez-vous d’abord connu ?

– À Naples, où il demeurait sous le mêmetoit que moi, lorsque j’étais au couvent de Sant’Angelo. C’est làque nous avons vécu ensemble dans l’intime confiance d’une amitiémutuelle.

– Vous voyez maintenant combien votreconfiance a été trompée, et vous vous repentez sans doute de votreimprudence.

– Je déplore son ingratitude, mais je nelui ai jamais fait aucune confidence qui puisse m’exposer aurepentir.

– Quels seraient donc les motifs de soninimitié ?

– Je les expliquerai, dit Schedoni.

– Explique-les sur-le-champ, fitl’étranger d’un ton imposant.

– Eh bien, reprit Schedoni, j’avaispromis à Zampari de l’aider de mon crédit pour lui faire obtenirune dignité qu’il convoitait. Mais lorsqu’il croyait toucher au butde son ambition, il échoua par la faute de la personne sur qui jecomptais et s’en prit à moi de cette déconvenue. C’est un hommeviolent et vindicatif, et je ne puis attribuer qu’à ses rancunesl’injuste accusation qu’il m’impute aujourd’hui.

– Vous l’entendez, dit l’inquisiteur àl’étranger. Qu’avez-vous à répondre à cette déclaration ?

– C’est à lui de répondre d’abord,repartit l’accusateur d’un ton dédaigneux et en haussant lesépaules. Mon tour viendra plus tard.

– Nous devons cependant conclure dès àprésent que vous êtes, en effet, un religieux de Spirito Santo.

– C’est à vous, mon père, dit l’étrangeren s’adressant au second inquisiteur, c’est à vous de répondre pourmoi.

Le juge interpellé se leva et dit avecsolennité :

– Je réponds donc que vous n’êtes plus unreligieux du couvent de Naples, mais un familier de la SainteInquisition.

– Un familier de l’Inquisition !s’écria Schedoni.

Sa surprise fut partagée par tous lesassistants, et même par le grand inquisiteur qui, du regard,demanda une explication à son assesseur.

– Le fait est vrai, dit celui-ci. Il y aquelques semaines seulement que Nicolas de Zampiri a été affilié auSaint-Office.

– Je m’étonne, reprit le grandinquisiteur, que jusqu’ici vous ne m’ayez pas informé de cefait.

– Je vous expliquerai tout, répondit lejuge.

Ainsi s’éclaircissait en partie le mystère dela visite de Nicolas de Zampari dans la prison, car les familiersdu Saint-Office connaissaient des portes secrètes et des passagessouterrains dont les profanes ne soupçonnaient pas mêmel’existence.

Schedoni cependant ne pouvait revenir d’unétonnement qui n’avait certes rien de joué.

– Lui ! au service del’Inquisition ! reprit-il. Mon révérend père, votre assertionme surprend étrangement ! Interrogez le signor de Vivaldi, etdemandez lui s’il n’a pas vu souvent et tout récemment encore monaccusateur à Naples, en costume de religieux.

– Il est vrai, dit Vivaldi sans attendrequ’on lui adressât la question en bonne forme, je l’ai vu, ainsivêtu, dans les ruines de Paluzzi. Mais en retour de cettedéclaration, je poserai, moi aussi, avec la permission du tribunal,quelques questions au père Schedoni. Comment a-t-il su que j’ai vucet inconnu à Paluzzi ? Avait-il ou n’avait-il pas un intérêt,une part dans les mystérieuses démarches dont j’ai étél’objet ?

Schedoni ne daigna pas répondre, mais, commele tribunal insistait en répétant les questions deVivaldi :

– J’avouerai, répondit-il, que monaccusateur a été employé par moi à sauver l’honneur d’une illustrefamille de Naples, celle des Vivaldi, dont vous avez sous les yeuxle dernier fils et l’unique héritier.

Vivaldi fut vivement troublé de cet aveu,quoiqu’il soupçonnât déjà une partie de la vérité. Il en résultaitdonc, s’écria-t-il, que Schedoni était son dénonciateur secretainsi que celui d’Elena Rosalba ! Le tribunal voudrait sansdoute vérifier les bases de cette dénonciation.

Mais on ordonna que l’interrogatoire soitrepris.

– Quelles preuves avez-vous, Nicolas deZampari, dit le grand inquisiteur, que l’homme qui porteaujourd’hui le nom du père Schedoni soit le même que Ferando, comtede Marinella, depuis comte de Bruno, et qu’il soit coupable d’undouble meurtre, sur son frère et sur sa femme ? Répondez.

– Voici ma preuve, dit Zampari enmontrant un papier. Cet écrit contient la confession de l’assassinemployé par le comte de Bruno.

Cet acte était signé par un prêtre de Rome etla date en était récente. Le prêtre, disait Zampari, était vivantet pouvait être entendu. Le tribunal donna ordre de le fairecomparaître le lendemain ; après quoi, on reprit encorel’interrogatoire.

– Pourquoi, demanda-t-on à l’accusateur,puisque vous aviez entre les mains des preuves aussi claires quel’aveu même de l’assassin, pourquoi avez-vous cru nécessaire defaire citer le père Ansaldo pour attester le crime ?

– J’ai fait citer le père Ansaldo,répliqua Zampari, pour avoir le moyen d’établir que Schedoni et lecomte Ferando de Bruno ne sont qu’une seule et même personne. Laconfession de l’assassin prouve que le comte a fait commettre lemeurtre, mais non pas que Schedoni soit le comte.

– Et cette identité, dit le père Ansaldo,en s’avançant, est plus que je ne suis en état de prouver. Je saisque c’est le comte Ferando de Bruno qui s’est confessé à moi ;mais j’ai dit et je répète que je ne puis affirmer que le pèreSchedoni, ici présent, soit le pénitent dont j’ai reçu lesaveux.

Ainsi l’accusation tournait toujours dans lemême cercle. Le grand inquisiteur termina cette longue séance enrenvoyant Schedoni et Vivaldi dans leurs prisons.

Le lendemain soir, quand l’heure fut venue dereprendre la procédure contre Schedoni, Vivaldi fut aussi amené àl’audience qui présentait un appareil solennel. Les membres dutribunal étaient plus nombreux. La salle était toute tendue de noiret toutes les personnes qui s’y trouvaient, inquisiteurs,officiers, gardes, témoins ou prisonniers, étaient uniformémentvêtues de cette sombre couleur.

Vivaldi fut placé dans un lieu d’où ildécouvrait toute l’assistance ; il pouvait voir distinctementla physionomie et le maintien de chaque membre du tribunal,éclairés par le reflet rougeâtre des torches que portaient desestafiers rangés en demi-cercle au-devant de l’estrade oùsiégeaient les trois principaux inquisiteurs, et du bureau occupépar les juges inférieurs.

À la barre du tribunal, il distingua d’abordSchedoni ; près de qui se tenait le père Ansaldo, plus pâleencore et plus affaibli que la veille ; puis le prêtre romainqui allait être le principal témoin de cette séance ; et enfinle père Nicolas de Zampari, dont Vivaldi ne pouvait regarder lestraits durs et le sourire sardonique sans ressentir quelque chosede l’effroi que lui avait causé dans sa prison l’apparition de cepersonnage alors à demi fantastique.

On commença par appeler les témoins ; etVivaldi, bien qu’accusé lui-même, figurait comme tel dans le procèsintenté contre Schedoni. À l’appel de son nom, on entendit àl’extrémité de la salle une voix qui s’écriait.

– Ah ! mon maître ! mon chermaître !

C’était Paolo se débattant parmi les gardes etqui, s’arrachant à leurs mains, s’élança vers Vivaldi et vinttomber à ses pieds.

– Ô mon maître ! mon chermaître ! Je vous retrouve enfin !

Les officiers qui l’avaient suivi se jetèrentsur lui, tandis que Vivaldi intercédait vivement pour qu’on laissâtprès de lui son fidèle serviteur, à qui il s’efforçait d’imposersilence. Le bruit de cette altercation attira l’attention dutribunal qui s’en fit rendre compte ; il ordonna que ledomestique fût séparé du maître. Mais Paolo refusa nettementd’obéir, sans plus de ménagement pour le tribunal que pour lesgardes. Il fallut employer la force ; néanmoins Paolo, criantet suppliant, obtint de guerre lasse qu’on lui permît de se tenir àquelque distance de son maître.

Cet épisode terminé, la séance s’ouvrit. Lepère Ansaldo et le Père Zampari parurent comme témoins, ainsi quele prêtre romain qui avait reçu la déposition de l’assassinmourant. Interrogé à part, cet abbé respectable avait attestél’authenticité de l’écrit produit par le père Zampari, d’autrestémoins encore avaient été assignés. À son entrée dans la salle,Schedoni avait un maintien ferme et assuré qui ne se démentit pasen présence du prêtre romain. Mais il pâlit et parut se troubler àl’apparition d’un nouveau témoin. On commença par lire ladéposition de l’assassin, dont on apprit qu’il se nommait Spalatro.Elle relatait avec précision des faits dont voici l’analyse.

« Vers l’année 1742, le feu comte deBruno avait fait un voyage en Grèce. Cette circonstance avait étévivement souhaitée et attendue par son frère, alors comte deMarinella, qui avait résolu de la mettre à profit. Depuis longtempsdéjà une passion effrénée remplissait le cœur de Marinella et luiavait suggéré l’atroce projet d’un fratricide. Mais d’autres causesencore conspiraient à lui faire hâter l’exécution de cecrime : dans une occasion importante, le comte de Bruno avaitcontrarié les vues folles et déréglées de son jeune frère et avaitjoint de justes reproches à l’exercice sévère de son autorité. Dèslors, Marinella avait conçu une haine profonde pour son frère.Cadet de famille, il avait dissipé de bonne heure son petitpatrimoine ; et l’amoindrissement de sa fortune, au lieu delui inspirer des idées d’économie et de modération, l’avait porté àchercher des ressources honteuses dans mille expédients plus oumoins extravagants et coupables. Le comte de Bruno, quoiqu’il nepossédât qu’une fortune médiocre, était souvent venu à son aide,mais à la fin, le trouvant incorrigible et le voyant dissiper sansremords les épargnes de la famille, il avait refusé de lui fournirplus longtemps de l’argent au-delà de ce qui était nécessaire à sespremiers besoins.

« Il est difficile à une âme honnête decomprendre l’égarement d’un homme assez dépravé pour prendre sonfrère en horreur parce que celui-ci refusait de se ruiner poursatisfaire à son luxe et à ses plaisirs. Ce fut pourtant ce quiarriva. Traitant d’avarice et d’insensibilité odieuse la prudenteéconomie du comte de Bruno, Marinella en conçut un ressentimentpoussé jusqu’à la rage. Cette haine s’alimenta d’une foule d’autrescirconstances et s’accrut encore par l’envie, la plus basse et laplus malfaisante des passions humaines. Marinella enviait lebonheur de son frère, son nom, sa fortune, la possession d’unefemme jeune et belle ; et il s’abandonna à la tentation d’uncrime qui pouvait lui transmettre tous ces avantages ;Spalatro lui était bien connu, et il ne craignit pas de confier àcet homme l’exécution de son horrible projet. Il lui acheta unepetite maison, sur les bords de l’Adriatique, dans un endroitécarté et solitaire, où le bandit alla s’établir pendant un certaintemps. C’était cette même maison en ruine où Elena avait étéconduite.

« Instruit de l’itinéraire de son frère,Marinella en donnait de temps en temps des nouvelles à Spalatro. Ille prévint que le comte de Bruno traverserait à son retour la merAdriatique, de Raguse à Manfredonia. Spalatro l’attendit aupassage, à l’entrée de la forêt du Gargano, et, avec l’aide d’unautre scélérat, il fit feu sur lui et sur sa suite, qui consistaiten un domestique et un guide du pays. Celui-ci s’enfuit. Le comteet son valet tombèrent criblés de blessures ; les assassinscommencèrent par les enterrer sur le lieu même. Mais une défiancecraintive, compagne ordinaire du crime, suggéra à Spalatro denouvelles précautions à prendre contre la trahison de son complice.Il retourna seul dans la forêt pendant la nuit, déterra ces corpssanglants, les apporta successivement chez lui dans un sac – c’estlà ce que le pêcheur avait vu – et déplaça ainsi les preuves quiauraient pu mettre la justice sur les traces de l’assassinat.Marinella imagina ensuite une histoire assez vraisemblable d’unnaufrage sur la côte de l’Adriatique, dont son frère aurait étévictime avec tout l’équipage. Et comme personne d’autre que lesassassins n’était instruit de son genre de mort et que le guide quis’était enfui ne connaissait même pas le nom du comte de Bruno, ilne resta pas un seul indice du crime, ni un seul doute sur le récitdu naufrage imaginé par Marinella. Cette histoire ne trouva doncque des oreilles crédules ; la veuve du comte elle-même yajouta foi. Et si plus tard, après le second mariage auquel sonpersécuteur sut la contraindre, elle eut quelque soupçon de vérité,c’était une lueur trop faible et trop vague pour guider son esprità travers ces ténèbres. »

Pendant la lecture de cette confession deSpalatro et surtout vers la fin, Schedoni ne put dissimuler sontrouble, car le bandit, qui ne savait pas, il est vrai, le nom dumoine, avait désigné le comte de Bruno comme l’homme qui avaitvoyagé avec lui sous un habit religieux et qui avait voulu sedéfaire de lui dans les ruines, probablement pour supprimer untémoin dangereux. Il était facile, à ces traits, de remonterjusqu’à la vérité.

Si Spalatro était venu faire cette dépositionà Rome, c’est qu’au moment de leur départ, Schedoni, pour déjouerla surveillance de son complice, lui avait dit qu’il se rendaitdans cette ville au lieu de lui indiquer Naples. Épuisé par sablessure et la fatigue d’un long voyage à pied, Spalatro enarrivant fut saisi d’une forte fièvre à laquelle il devaitsuccomber. Ce fut lorsqu’il touchait à ses derniers moments que,pressé de décharger sa conscience, il fit une confession complètede ses crimes. Le prêtre qui la reçut, effrayé de l’importance deces aveux, appela un ami pour les entendre. Ce témoin était le pèreNicola de Zampari, ancien ami de Schedoni, et que son caractèrevindicatif disposait à se réjouir d’une découverte qui devaitperdre l’homme dont les promesses fallacieuses l’avaient jeté dansune irritation profonde. On a vu comment il sut s’y prendre pourattirer le moine dans les filets d’une accusation capitale.

Si Schedoni fut troublé par la dénonciationposthume de Spalatro, tout ce qui lui restait de présence d’espritl’abandonna lorsqu’il vit paraître un nouveau témoin, Giovanni,ancien domestique de sa maison. Cet homme attesta que Schedoniétait bien Ferando, comte de Marinella, lequel avait pris, après lamort de son frère aîné, le nom de comte de Bruno. Et, ajoutant à cetémoignage accablant sa déposition sur la mort de la comtesse,Giovanni déclara qu’il était un des serviteurs qui avaienttransporté la pauvre dame dans son appartement après qu’elle eutété poignardée par son mari. Il avait même assisté aux obsèques decette malheureuse victime dans l’église de Santa dei Miracoli,monastère voisin de la demeure des Bruno. Il affirma en outre qu’audire des médecins la comtesse était morte de sa blessure, et que lemari, s’étant enfui après le meurtre de sa femme, n’avait jamaisreparu depuis ce jour fatal.

Un inquisiteur demanda si les parents de lacomtesse avaient pris des mesures pour faire arrêter le comte.

À quoi le témoin répondit que toutes lesrecherches étaient restées infructueuses, tant l’assassin étaitbien caché. Puis il attesta de nouveau sous la foi du serment qu’ilreconnaissait le dominicain qu’on lui montrait, et qui portait lenom du père Schedoni, pour le véritable comte Ferando de Bruno, sonmaître, autrefois comte de Marinella !

Ce n’était pas sans raison que Schedoni, à lavue de ce témoin irrécusable, avait été frappé d’une terreur quiavait paralysé toute son énergie. Le tribunal sans hésiter déclaraSchedoni, comte Ferando de Bruno, coupable de fratricide ; et,comme ce premier crime entraînait la peine de mort, on jugeainutile de poursuivre le procès pour l’assassinat de lacomtesse.

L’émotion qu’avait laissé paraître Schedoni,pendant que le dernier témoin l’avait accusé, cessa tout à fait dèsque son sort fut décidé. Il écouta la terrible sentence sans queses traits témoignassent de la moindre altération et, à partir dece moment, ni sa fermeté ni sa hauteur ne l’abandonnèrent.

Vivaldi, en le voyant condamné, semblait plusaffecté que lui car, en cédant aux sommations du père Zampari, ilavait contribué à la mort d’un homme.

Il se le reprochait bien malgré lui. Maiscombien ce sentiment devint plus cruel encore lorsque, passant àses côtés, Schedoni lui glissa, tout bas, ces quelquesmots :

– Vous avez tué en moi le pèred’Elena !

Ce n’est pas qu’en se dévoilant à Vivaldi, ilespérât faire adoucir la sentence rendue ; mais il voulaitainsi se venger du jeune homme, premier auteur de sacondamnation.

Vivaldi crut d’abord que ce n’était là qu’ungrossier mensonge et, oubliant toute réserve, il demanda hautementdes explications ; mais le tribunal ne lui permit des’entretenir avec le condamné qu’à la condition expresse que cetentretien serait public.

Aux questions répétées du jeune homme,Schedoni ne fit d’abord qu’une seule réponse : c’était qu’eneffet Elena était bien sa fille ; et il eut la joie de voirles angoisses et le désespoir du malheureux amant, véritablementconvaincu par son assurance. Mais ensuite il se souvint qu’il étaitde son intérêt et de celui d’Elena de faire connaître à Vivaldi lelieu où elle s’était retirée, et il lui nomma le couvent de laPietà. La joie de cette découverte fit taire pour un moment toutautre sentiment dans le cœur de Vivaldi.

Les officiers mirent fin à cet entretien.Schedoni fut emmené par ses gardes ; Vivaldi fut reconduit àsa prison.

Une fois là, il fut quelque temps avant depouvoir démêler les divers sentiments qui se combattaient dans sonâme ; d’un côté, la joie d’apprendre qu’Elena était sauvée, del’autre, l’horrible idée qu’elle était la fille d’un meurtrier, queson père allait mourir sur l’échafaud et que lui-même, Vivaldi,avait contribué à l’y conduire ! Il voulait douter encore dela déclaration du moine en l’imputant à une basse et atrocevengeance ; mais, quand il réfléchissait à l’avis que Schedonilui avait donné sur la retraite actuelle d’Elena, il ne pouvaitcroire à ses intentions cruelles. Dans cette affreuse incertitude,après avoir fatigué son esprit, par la lutte des conjectures lesplus opposées, il s’arrêta enfin à l’idée que Schedoni lui avait aumoins dit la vérité sur le séjour d’Elena au couvent de la Pietà.Quant à l’autre déclaration du moine, elle était si monstrueuse enelle-même et dans ses conséquences que le pauvre jeune hommefaisait tous ses efforts pour en repousser même l’idée.

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