L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 9

 

Vivaldi et son domestique, ainsi enfermés dansla chambre souterraine de la forteresse de Paluzzi, la nuit quisuivit l’enlèvement d’Elena, réunirent tous leurs efforts pourébranler tantôt la porte et tantôt la fenêtre grillée. Mais ilsn’en purent venir à bout et bientôt, leur flambeau consumé lesayant laissés dans l’obscurité, ils s’abandonnèrent au désespoir.Les paroles du moine, qui semblaient annoncer qu’Elena n’étaitplus, revinrent assiéger l’esprit de Vivaldi. Paolo, couché près delui et non moins abattu, n’avait plus de distraction ni deconsolation à lui offrir ; il laissait même échapper deslamentations sur l’affreux genre de mort qui allait être le leur etmaudissait l’obstination qui les avait amenés dans ces caveaux oùbientôt ils souffriraient les tortures de la faim. Il se livrait àces lugubres doléances, dont son maître absorbé n’entendait pas unmot, quand tout à coup il s’interrompit.

– Monsieur, dit-il, qu’y a-t-il donclà-bas ? Ne voyez-vous rien ? Je distingue un peu dejour ; il faut voir ce que c’est.

Il se leva et s’avança du côté d’où venait laclarté. Quelle fut sa joie lorsqu’il reconnut qu’elle entrait parla porte même de la chambre ! Cette porte, refermée sur eux lesoir précédent, était maintenant entrouverte sans qu’on eût entendutirer les verrous ! Paolo la poussa tout à fait, sortit avecVivaldi qui l’avait aussitôt suivi, et tous deux, remontantl’escalier, se retrouvèrent un moment après à l’air libre, dans lapremière cour de la forteresse où régnait une solitude complète.Ils arrivèrent enfin sous la grande voûte avant le lever du soleil,respirant à peine et n’osant croire à leur délivrance. Ilss’arrêtèrent un moment pour reprendre haleine. La première penséede Vivaldi, qui sentit ses alarmes se dissiper, fut de courir à lavilla Altieri, malgré l’heure matinale, et d’y attendre le lever dequelqu’un de la maison. Ils en prirent donc la route. Paolo, fou dejoie à l’idée de ne plus se voir exposé à mourir de faim, seperdait en conjectures sur les causes de cette captivitépassagère ; Vivaldi ne pouvait guère l’aider à en trouverl’explication. Mais ce qu’il y avait de certain, c’est qu’ilsn’étaient pas tombés dans un repaire de voleurs ; pourtant, lejeune homme cherchait vainement qui pouvait avoir eu intérêt à leretenir une nuit, pour le relâcher ensuite. En entrant dans lejardin, il fut surpris de voir que plusieurs des jalousies étaientouvertes ; mais son étonnement se changea en terreur quand, enapprochant du portique, il entendit des gémissements qui semblaientvenir de l’intérieur ; il appela et reconnut la voix éploréede Béatrice. La porte était fermée. Il s’élança, suivi de Paolo,par une des fenêtres, et trouva la pauvre femme attachée à unpilier. Ce fut d’elle qu’il apprit qu’Elena avait été enlevéedurant la nuit par des hommes armés. À cette nouvelle, il demeuracomme frappé de stupeur et ne sortit de cet état que pour posercent questions à Béatrice, sans lui donner le temps de répondre àune seule. Lorsque enfin il put prendre sur lui de l’écouter, ilapprit que les ravisseurs étaient au nombre de quatre, qu’ilsétaient masqués et que deux autres l’avaient liée, elle, à unpilier, en la menaçant de mort si elle poussait un seul cri.Vivaldi, ayant repris un peu de son sang-froid, crut deviner lesauteurs de la double affaire de la nuit précédente. C’était safamille sans doute qui avait fait enlever Elena, pour prévenirl’union projetée, et qui l’avait lui-même fait attirer et retenirdans la forteresse, afin de l’empêcher de mettre obstacle au raptde la jeune fille. Il demeura aussi persuadé que Schedoni était lemoine qui l’avait poursuivi avec tant d’acharnement, et qui était àla fois conseiller de sa mère, messager de malheur et exécuteur deses propres prédictions. « Quel autre que ce Schedoni, sedisait-il, peut être si bien instruit de tout ce qui metouche ? Quel autre peut avoir intérêt à s’opposer à mesdesseins, stimulé par la promesse d’une richerécompense ? » Mais, quoiqu’il pût en être de lacomplicité de Schedoni, il n’était pas douteux pour Vivaldiqu’Elena n’eût été enlevée sur l’ordre de sa famille. Pensant cela,il retourna à Naples impatient d’avoir de son père ou de sa mèredes éclaircissements sur cette aventure.

Il obtint d’abord une entrevue du marquis. Ilse jeta à ses pieds en le suppliant de faire ramener Elena chezelle. Mais la surprise naturelle et nullement jouée du vieuxgentilhomme fit tout de suite voir à Vivaldi que son père ignoraittout des mesures prises contre la jeune fille.

– Quelque mécontentement que m’inspirevotre conduite, dit le marquis, je croirais mon honneur entaché sij’appelais à mon aide l’artifice et la violence. J’ai vivementdésiré rompre l’union que vous avez projetée ; mais, pour yparvenir, je dédaigne tout autre moyen que l’exercice de monautorité. Si vous persistez dans votre résolution, je ne lacombattrai qu’en vous avertissant des conséquences fâcheusesqu’entraînerait pour vous votre désobéissance. Et, de ce moment jene vous reconnaîtrais plus pour mon fils.

Cela dit, il sortit et Vivaldi ne fit aucuneffort pour le retenir. Ces menaces étaient terribles, sans doute,mais ce qui occupait alors la pensée du jeune homme ce n’était pasl’avenir ; c’était le présent : la perte d’Elena. Cetintérêt pressant le conduisit chez sa mère. Cette seconde épreuvefut bien différente de la précédente. Le regard de Vivaldi, renduplus pénétrant par l’amour et la jalousie, plongea jusqu’au fond ducœur de la marquise, en dépit de la dissimulation de celle-ci, etle fils démêla autant d’hypocrisie chez sa mère qu’il avait reconnude franchise chez son père. Mais pouvait-il en attendreplus ?

Restait à rechercher la part de Schedoni dansces complots. Qu’il eût concouru à l’enlèvement d’Elena, Vivaldin’en doutait pas ; mais il était moins assuré que ce fût lemoine des ruines de Paluzzi. En sortant de chez la marquise, il serendit au couvent de Spirito Santo et demanda le père Schedoni. Lefrère qui lui ouvrit lui dit que ce religieux était dans sacellule, et il lui en indiqua la porte, qui donnait sur ledortoir.

Vivaldi arriva au dortoir sans avoir rencontréâme qui vive, mais en y entrant il entendit une voix plaintive quisemblait venir de la porte qu’on lui avait indiquée. Il frappadoucement, et le silence se rétablit. Il frappa de nouveau et,comme personne ne répondait, il se hasarda à ouvrir la porte ;il parcourut des yeux la cellule, où ne pénétrait qu’un joursombre, et n’y vit personne. La chambre n’avait guère d’autremeuble qu’un matelas, une chaise, une table, un crucifix, quelqueslivres de dévotion – dont un ou deux imprimés en caractèresinconnus – et divers instruments de pénitence, ou plutôt detorture, dont la vue fit frémir Vivaldi quoiqu’il n’en connûtqu’imparfaitement l’usage. Il redescendit dans la cour. Là, lefrère portier lui dit que, si le père Schedoni n’était pas dans sachambre, il devait être à l’église.

– L’avez-vous vu rentrer hier soir ?demanda brusquement Vivaldi.

– Oui, sans doute, répondit le frère avecquelque surprise. Il est rentré pour les vêpres.

– En êtes-vous bien sûr, mon ami ?Êtes-vous certain qu’il ait couché au couvent la nuitdernière ?

– Et qui êtes-vous, monsieur, dit lefrère scandalisé, pour me poser une pareille question ? Vousignorez apparemment les règles de notre maison : sachez qu’unreligieux ne peut passer la nuit hors du couvent sans encourir unepeine sévère. Or, le père Schedoni est plus incapable que qui quece soit de violer ainsi les lois de la communauté. C’est un de nosplus pieux cénobites ; il en est peu qui puissent marcher surses traces dans la voie de la pénitence. C’est un saint. Lui !passer la nuit dehors ! Allez, monsieur, c’est à l’église quevous le trouverez.

Vivaldi ne s’arrêta pas à répondre, mais iltraversa la cour en se disant, pensant à Schedoni :« Hypocrite ! je saurai te démasquer. » L’égliseétait déserte comme la cour, et il y régnait un morne silence.Alors qu’il marchait le long d’un des bas-côtés, il aperçut, à lademi-clarté que laissaient passer les vitraux de couleur, unreligieux debout et immobile. Il s’avança vers lui. Le moine, sansl’éviter, sans même détourner les yeux pour voir qui s’approchait,demeura dans la même attitude. Sa taille élevée et sa figure maigrerappelaient Schedoni ; et Vivaldi, regardant avec attention,reconnut, sous le capuchon baissé, la physionomie dure et pâle duconfesseur.

– Enfin, mon père, je vous trouve !lui dit-il. Je voudrais vous parler en particulier, et ce lieun’est pas convenable à notre entretien.

Schedoni ne répondit rien, et Vivaldi, leregardant de nouveau, remarqua que ses traits étaient commepétrifiés et ses yeux obstinément fixés vers le sol. On aurait ditque les paroles qu’il lui avait adressées ne parvenaient pasjusqu’à son esprit. Le jeune homme éleva la voix et répéta ce qu’ilvenait de dire, mais sans plus de succès que la premièrefois : pas un muscle du visage du religieux n’avait frémi.

– Que signifie cette comédie ?s’écria le jeune homme impatienté. Votre calme affecté ne voussauvera pas. Vous êtes découvert, et vos artifices me sont connus.Faites sur-le-champ ramener Elena Rosalba chez elle, ou dites-moile lieu où vous l’avez fait conduire.

Schedoni garda le même silence et la mêmeimpassibilité. Le respect pour son caractère religieux et pour lelieu où il se trouvait empêcha seul Vivaldi de porter la main surle moine pour le forcer à répondre. Mais il laissa éclater sonindignation.

– Je sais maintenant, vous dis-je,reprit-il, que vous êtes l’auteur de tous mes maux. C’est vous quim’avez prédit tant de malheurs qui ne se sont que tropréalisés ; c’est vous qui m’avez annoncé la mort de la signoraBianchi.

Le moine tressaillit et fronça lessourcils.

– C’est vous qui m’avez appris le départd’Elena, qui m’avez attiré dans la prison de la forteresse dePaluzzi. Ah ! je vous connais et je vous ferai connaître aumonde. Je vous arracherai le masque d’hypocrisie qui vous couvre etje révélerai à tout votre ordre vos odieuses manœuvres.

Schedoni avait repris son calme habituel. Lavue de ce maintien paisible et de ces regards baissés exaspéra lejeune homme.

– Malheureux ! s’écria-t-il,rends-moi Elena. Dis-moi au moins où elle est. Parle !Ah ! je te forcerai bien à parler !

Comme il exhalait ainsi sa colère en accentset en gestes passionnés, plusieurs religieux furent attirés par lebruit. En voyant la violence du jeune homme opposée à latranquillité de Schedoni, l’un d’eux s’avança et, retenant Vivaldipar son habit :

– Que faites-vous ? lui dit-il. Nevoyez-vous pas la sainte méditation dans laquelle il estplongé ? Sortez de l’église pendant que vous le pouvezencore ; vous ne savez pas à quel traitement vous vousexposez.

– Je ne sortirai pas d’ici, réponditVivaldi, avant que cet homme n’ait répondu à mes questions. Je lerépète : où est Elena Rosalba ?

Et comme le confesseur demeurait toujoursimpassible :

– Ceci passe toute croyance !s’écria le jeune homme. Il n’y a pas de patience qui puisse ytenir. Parle, réponds-moi : connais-tu le couvent de SantaMaria del Pianto ? Connais-tu le confessionnal des PénitentsNoirs ? Te souviens-tu de cette terrible soirée où un crime yfut confessé ?…

Schedoni poussa un cri terrible et, fixant surVivaldi un regard dont la rage eût voulu être mortelle :

– Loin d’ici ! s’écria-t-il, loind’ici, sacrilège jeune homme ! Frémis des suites de tonimpiété !

Puis il s’éloigna brusquement du côté ducloître, et disparut comme une ombre. Vivaldi voulut le suivre,mais il fut arrêté par les moines qui l’entouraient. Irrités parses discours, ceux-ci le menacèrent, s’il ne sortait du couvent àl’instant même, de l’y retenir, de l’y emprisonner et de lui fairesubir les châtiments réservés à quiconque insulte un religieux etle trouble dans ses pratiques de pénitence. Et comme ilrésistait :

– Conduisons-le au père abbé, s’écria unmoine furieux. Jetons-le dans la prison.

Mais, puisant des forces dans son indignation,Vivaldi se tira de leurs mains, sortit de l’église et s’élança dansla rue.

Il arriva chez lui dans un état digne depitié. Un étranger l’aurait plaint, mais sa mère se montrainsensible. Elle triomphait au contraire du succès des plansconcertés avec son confesseur et secondés par l’abbesse de SanStefano, avec qui elle était liée. Quelle apparence dès lorsqu’elle se laissât toucher par les larmes de son fils et qu’ellerenonçât à une entreprise si bien conçue et si heureusementengagée ? Vivaldi le comprit et quitta la marquise dans unétat d’abattement voisin du désespoir.

Paolo rendit compte à son maître del’inutilité de ses tentatives pour retrouver les traces d’Elena, etle jeune homme passa le reste du jour dans une extrême agitation.Ne pouvant demeurer en place, il sortit le soir sans savoir où ilporterait ses pas et se trouva bientôt au bord de la mer, sur lechemin de la villa Altieri. Quelques pêcheurs et quelques lazzaronise tenaient sur la plage en attendant le retour des barques deSanta Lucia. Vivaldi, les bras croisés, son chapeau rabattu sur sesyeux, suivait les bords de la baie, écoutant le murmure des flotsqui venaient se briser à ses pieds, sans presque avoir consciencede ce qu’il voyait, abîmé comme il l’était dans ses rêveriesmélancoliques. Il se rappelait combien de fois, près d’Elena, ilavait joui de ce même spectacle qui s’offrait alors à ses regards,et le contraste de ce souvenir avec sa situation présente le jetadans toutes les angoisses du désespoir. Il s’accusait de soninaction, pourtant bien involontaire, et quoiqu’il ne sût dansquelle direction se hasarder pour chercher sa bien-aimée, ilrésolut de quitter Naples et de ne pas rentrer dans le palais deson père jusqu’à ce qu’il eût arraché Elena à ses ravisseurs. Ilaccosta des pêcheurs qui causaient ensemble et demanda si l’onvoudrait bien lui louer un bateau pour longer la côte ; car ilsupposait qu’Elena, enlevée de la villa Altieri, avait dû êtreconduite par eau à quelque couvent situé sur la baie.

– Je n’ai qu’un bateau, répondit un despêcheurs, et il est retenu ; mais mon camarade peut fairevotre affaire. Eh ! Carlo, cria-t-il, peux-tu prendre monsieurdans ton petit bateau ?

Le camarade Carlo ne répondit pas : ilpérorait à ce moment au milieu d’un groupe qui l’écoutait avecattention. Vivaldi, en s’approchant, fut frappé de savéhémence.

– Je te répète, disait-il à l’un de sesauditeurs qui semblait sceptique, que je connais parfaitement lamaison ; j’y portais du poisson deux fois par semaine.C’étaient de braves gens et j’ai reçu d’eux quelques bons ducats.Mais, comme je vous le disais, quand je frappai à la porte,j’entendis de grands gémissements et je reconnus la voix de lafemme de charge qui criait en appelant au secours. Mais je n’ypouvais rien, la porte était fermée. Et pendant que j’allaischercher le vieux Bartoli pour m’aider, voilà qu’un beau cavalierarrive, saute par la fenêtre et libère la vieille. J’ai vu ça deloin. C’est ainsi que j’ai su toute l’histoire.

– Quelle histoire ? demanda Vivaldien s’avançant. Et de qui parlez-vous ?

– Eh ! pardieu ! voilà monjeune homme ! dit le pêcheur en le dévisageant. C’est bienvous que j’ai vu là, c’est vous qui avez délié Béatrice !

Vivaldi, voyant qu’il était question del’aventure de la villa Altieri, interrogea vivement ces hommes surla route qu’avaient prise les ravisseurs, mais il n’en put rientirer de satisfaisant.

– Je ne m’étonnerais pas, dit unlazzarone, jusqu’alors étranger à la conversation, que le carrossequi a passé à Bracelli dans la même matinée, et dont les storesétaient baissés malgré la chaleur, fut celui-là même qui emportaitla jeune dame enlevée.

Ce trait de lumière ranima Vivaldi quirecueillit toutes les informations possibles sur cette voiture,sans rien apprendre de plus que ce qu’on venait de lui dire. Ilrésolut de se rendre à Bracelli, où sans doute le maître de postelui fournirait de nouveaux renseignements. Dans ce dessein, ilretourna à la maison de son père pour attendre le retour de Paoloqu’il voulait emmener avec lui. Débordant d’espoir, malgré lesfaibles chances de succès qui s’offraient à lui, il ne tarda pasplus longtemps à se mettre en campagne.

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