L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 18

 

Elena, restée seule, se rappela tout ce queSchedoni lui avait appris sur sa famille ; et en comparant cesnouvelles informations avec celles qu’elle tenait de sa tante, ellene trouva entre les unes et les autres aucune contradictionapparente. Elle savait que sa mère avait épousé un gentilhomme dela maison de Bruno, dans le duché de Milan, que cette union avaitété des plus malheureuses et qu’avant même de perdre sa mère, elleavait été confiée aux soins de la signora Bianchi, unique sœur dela comtesse de Bruno. Elle ne conservait aucun souvenir de sonenfance. Souvent elle avait demandé, sur sa naissance et sesparents, des éclaircissements qu’on lui avait refusés sous prétextequ’il valait mieux ensevelir dans le silence les malheurs et laruine de sa famille. C’est tout ce qu’elle avait pu tirer de labouche de la pauvre signora qui, se ravisant à ses derniersmoments, avait voulu lui en apprendre davantage ; mais la mortavait prévenu ses confidences. Quant au père d’Elena, il étaitmort, assurait-on, quand elle était encore enfant. Le médaillon quela jeune fille portait maintenant au cou figurait parmi les bijouxlaissés par la comtesse et devait être remis, plus tard, àl’orpheline, en même temps qu’elle apprendrait l’histoire de safamille. Elena l’avait trouvé dans le cabinet de sa tante.

Quoique le récit de Schedoni concordât surpresque tous les points avec le peu qu’elle savait de son père, lajeune fille ne pouvait revenir de son étonnement, et quelquesdoutes subsistaient encore dans son esprit. D’un autre côté,lorsqu’elle eut repris un peu de calme, elle en revint à chercherquel motif avait conduit Schedoni chez elle au milieu de la nuit.Aux récits et au portrait que Vivaldi lui avait faits, elle avaittout de suite reconnu le moine pour l’agent de la marquise et lepersécuteur de leurs amours ; mais, rejetant des suppositionstrop pénibles, elle aimait à se persuader que si Schedoni, ne laconnaissant pas, avait voulu aider la marquise à l’éloigner deVivaldi, il avait changé de sentiments depuis qu’il avait soupçonnéles liens de paternité qui l’unissaient à elle et qu’alors,impatient d’éclaircir la vérité, il s’était introduit chez ellesans tenir compte ni du lieu ni de l’heure. Tandis qu’elle apaisaitses craintes par ces explications, plus ou moins vraisemblables,elle aperçut à terre une pointe de poignard qui sortait de dessousle rideau. À cette découverte, frappée d’une commotion terrible,elle ramassa l’arme et, toute tremblante, elle eut un instantl’intuition du vrai motif de la visite de Schedoni ; mais ellerepoussa bien vite cette idée et se reprit à croire que Spalatroseul avait projeté de l’assassiner et que Schedoni, survenu pourl’arracher à la mort, avait sauvé sans le savoir sa propre fille,que le portrait lui avait fait ensuite reconnaître. S’attachant àcette conviction, le cœur d’Elena, plein de reconnaissance pour sonlibérateur, recouvra quelque tranquillité.

Pendant ce temps, Schedoni, renfermé dans sachambre, était livré à des sentiments bien différents. Le premiertrouble passé, dès qu’il fut en état de réfléchir, sa situationl’épouvanta. En persécutant Elena à l’instigation de la marquise,il avait menacé la vie de sa propre fille ! En conspirant laperte d’une victime innocente, c’était lui qu’il avait été sur lepoint de frapper !

Enfin, tout ce qu’il avait fait poursatisfaire son ambition tournait contre cette ambition même ;car une alliance avec l’illustre maison de Vivaldi était ce qui leflattait le plus au monde, et voilà qu’il s’était éloigné de ce butsuprême en foulant aux pieds tous les principes de vertu etd’humanité ! Maintenant il désirait aussi ardemment cetteunion qu’il l’avait jusqu’alors combattue ; mais il fallaitobtenir le consentement de la marquise. Il ne désespérait pas d’yparvenir ; si pourtant elle résistait, il serait toujourstemps d’unir secrètement les deux amants. Il pensait d’ailleursavoir peu de chose à craindre, maître comme il l’était des secretsde la marquise, qui serait trop heureuse d’acheter son silence.Quant à l’accord du marquis, Schedoni ne le regardait pas commeindispensable.

Avant tout, il fallait tirer Vivaldi desredoutables prisons de l’Inquisition.

Or, d’après les règles du Saint-Office, si ledénonciateur ne paraissait pas en personne au tribunal, l’accusédevait être relâché. Il se garderait donc d’y paraître. Pour fairearrêter le jeune homme, il lui avait suffi d’envoyer unedénonciation anonyme, avec l’indication du lieu où l’on pourrait sesaisir de sa personne.

Il s’agissait maintenant non plus depoursuivre l’accusation, mais, au contraire, de déployer beaucoupde zèle et d’activité pour soustraire Vivaldi à son persécuteurinconnu et lui faire rendre la liberté. Il espérait ainsi, avecl’aide d’un certain ami qui entretenait des relations officiellesavec l’Inquisition et qui l’avait déjà secondé en mainte occasion,s’attribuer le rôle d’un libérateur.

Les mesures qu’il avait employées jusque-làl’avaient mis lui-même à couvert. Ayant trouvé par hasard, dansl’appartement de cet ami, une formule d’arrestation contre unepersonne suspecte d’hérésie, il avait su en fabriquer une copieassez fidèle pour tromper le bénédictin. Quelques bravi, gagés pourjouer le personnage d’officiers de l’Inquisition, étaient venuss’emparer de Vivaldi et l’avaient conduit à l’endroit où lesofficiers véritables du tribunal se trouvaient prêts à le recevoir,tandis qu’une autre partie de la troupe emmenait Elena sur lesbords de l’Adriatique.

Schedoni s’était fort applaudi de ces heureuxartifices par lesquels, en jetant un voile impénétrable sur le sortde la jeune fille, il se mettait lui-même à l’abri des soupçons etde la vengeance de Vivaldi.

L’embarras du moment était de faire revenirElena à Naples, car il ne pouvait l’y ramener lui-même puisqu’il nevoulait pas l’avouer pour sa fille. Et, d’un autre côté, à quiaurait-il pu la confier sûrement ?…

Cependant le jour commençait à paraître. Il sedétermina à conduire Elena jusqu’à la première ville, quitter àaviser ensuite. Il délivra Spalatro et lui ordonna d’aller chercherdes chevaux et un guide au village voisin. Puis, il s’achemina versla chambre de la jeune fille pour la préparer au départ. Enapprochant de cette chambre, le souvenir de l’affreux projet quil’avait conduit la veille par ce même passage et par ce mêmeescalier excita en lui tant d’émotion qu’il ne put aller plus loinet que, revenant sur ses pas, il prit un autre corridor pour serendre chez Elena. C’est d’une main tremblante qu’il ouvrit laporte ; toutefois, en entrant, il reprit tout son empire surlui-même. Elena de son côté, fort agitée en le revoyant, vint à sarencontre, le sourire sur les lèvres, mais l’inquiétude dans lecœur. Il lui tendit affectueusement la main ; mais, tout àcoup, apercevant le stylet qu’il avait oublié dans la chambre, ils’arrêta court et pâlit. Elena, portant les yeux sur l’objet quifixait l’attention du moine, le prit et le lui présenta endisant :

– Tenez, mon père, j’ai trouvé cette armedans ma chambre la nuit dernière.

– Ce poignard ? balbutia Schedoni,en affectant une extrême surprise.

– Examinez-le, je vous prie,continua-t-elle. Savez-vous à qui il appartient et qui l’a apportéici ?

– Quoi ! Que voulez-vous dire ?s’écria le moine, près de se trahir.

– Savez-vous, mon père, quel usage on envoulait faire ?

Hors d’état de répondre, Schedoni saisit lepoignard et le jeta violemment à l’autre bout de la chambre.

– Oui, s’écria Elena, je vois que voussavez tout ! Moi aussi, mon père, j’ai deviné lavérité !

– Quoi, malheureuse enfant !Qu’as-tu deviné ? demanda-t-il avec un trouble à peineréprimé. Parle enfin ! Que sais-tu ?

– Tout ce que je vous dois, répondit-ellesimplement. Je sais que la nuit dernière, pendant que je dormais,un assassin est entré dans ma chambre, un poignard à la main, etque…

Un gémissement étouffé interrompit Elena, etla peur la saisit quand elle vit la figure livide et contractée dumoine ; mais, attribuant ce trouble extrême à l’horreur quelui inspirait le crime, elle reprit :

– Pourquoi me cacher le danger que j’aicouru, puisque vous m’en avez préservée ? Ah ! mon père,ne me privez pas du plaisir de répandre ces larmes dereconnaissance et ne vous dérobez pas aux actions de grâces quivous sont dues ! Quand je dormais là, sur ce lit, et qu’unscélérat prêt à profiter de mon sommeil… c’est vous, oui, c’estvous qui… Ah ! puis-je oublier que c’est mon père qui m’asauvé de ses coups !

À ce mot, la nouvelle émotion de Schedoni,pour venir d’une cause différente, ne fut pas moins violente. Àpeine fut-il capable de la dissimuler.

– Assez, ma fille, dit-il d’une voixsourde, assez sur ce sujet !

Et il se détourna, sans oser l’embrasser.

Elena, qui l’observait, continua d’attribuercette agitation au souvenir du danger auquel il l’avait arrachée.Cependant, Schedoni, pour qui ses remerciements exaltés étaientautant de coups de poignard, l’avertit de se préparer à partir toutde suite et quitta brusquement la chambre.

Spalatro revint avec des chevaux mais sansavoir pu trouver de guide, et il s’offrit lui-même à conduire lesvoyageurs.

Schedoni, malgré sa répugnance pour cet homme,fut bien forcé d’accepter ses services. Tout étant prêt pour ledépart, Elena descendit dans la cour ; mais, à l’aspect deSpalatro, elle se détourna avec effroi et se jeta dans les bras dumoine.

– Ah ! s’écria-t-elle, quelssouvenirs cet homme me rappelle : à peine, en le voyant,puis-je me croire en sûreté près de vous !

Et comme Schedoni ne répondait pas :

– N’est-ce pas lui, poursuivit-elle,n’est-ce pas cet assassin dont vous m’avez préservée ? Quoiquevous n’ayez pas voulu me le dire dans la crainte de m’effrayer.

– Bien, bien, répliqua le moine, cela sepeut ; mais le mieux est de n’en pas parler. Spalatro amèneles chevaux.

Ils montèrent à cheval, et quittèrent cettefatale demeure en s’éloignant des bords de l’Adriatique. Bientôt,ils entèrent dans les sombres forêts du Gargano. La joiequ’éprouvait Elena d’avoir échappé à un danger si récent était forttroublée par la présence de Spalatro. Elle rapprochait toujours soncheval de celui de Schedoni et parfois, quand elle jetait les yeuxsur la physionomie de son autre compagnon, son couragel’abandonnait, malgré toutes les raisons qu’elle avait de se croiresous la protection d’un père. Schedoni, perdu dans ses réflexions,ne troublait par aucune parole le silence des solitudes qu’ilstraversaient. Quant à Spalatro, occupé à rechercher les causes duchangement subit du moine qui protégeait maintenant Elena, aprèsavoir voulu se défaire d’elle, il n’en méditait pas moins quelquemoyen de se venger, dès qu’il le pourrait, du traitement qu’ilavait subi la veille.

Une des principales préoccupations de Schedoniétait la difficulté d’expliquer à la marquise pourquoi il n’avaitpas rempli l’engagement qu’il avait pris envers elle et del’intéresser en faveur d’Elena, sans laisser deviner qu’elle étaitsa fille. Il désirait et craignait à la fois cette entrevue. Ilfrémissait à l’idée de revoir une femme à qui il avait promisd’assassiner sa propre fille et qui allait lui reprocher de n’avoirpas tenu parole.

Tandis que nos voyageurs cheminaient ensilence, les pensées d’Elena la ramenaient à Vivaldi et elle seperdait en conjectures sur l’influence que devait avoir sur leurdestinée future la découverte qu’elle venait de faire. Schedonicependant, toujours plongé dans ses rêveries, ayant prononcé le nomde Vivaldi, elle saisit cette occasion de s’informer de ce qu’ilétait devenu.

– Je n’ignore pas votre attachement, ditSchedoni en éludant sa question ; mais je désire savoir dequelle manière il a commencé.

Elena, confuse, hésita d’abord, puis elleobéit et lui raconta en rougissant l’histoire de leurs amours.Schedoni ne l’interrompit par aucune observation. Encouragée par cesilence, elle se hasarda à lui demander par l’ordre de qui Vivaldiavait été arrêté et où il avait été conduit. Schedoni lui épargnala douleur d’apprendre que son amant était prisonnier del’Inquisition. Il affecta d’ignorer tout ce qui s’était passé àCelano, mais il lui dit qu’il croyait que Vivaldi avait été, ainsiqu’elle-même, arrêté par ordre de la marquise qui, sans doute, lefaisait détenir pour un certain temps.

Leur arrivée dans une petite ville interrompitces explications. Le premier soin de Schedoni fut de se procurer unnouveau guide ; puis il congédia Spalatro. Le drôle partitavec une répugnance qui fut remarquée par Elena.

Nos voyageurs ne purent se remettre en routeque dans l’après-midi. Schedoni garda pendant tout le chemin lemême silence que dans la matinée ; sauf quelques questionsqu’il posa à son guide et auxquelles celui-ci répondit en donnantcarrière à sa langue. Il n’était pas aisé d’arrêter le bavardage dece paysan qui se mit à raconter de terribles histoires sur desmeurtres commis dans ces forêts. Schedoni, absorbé dans sesrêveries, ne semblait pas l’entendre ; Elena n’y fit pasd’abord grande attention non plus, mais, lorsqu’elle fut entréedans une partie plus épaisse de la forêt et dans un défilé étroitpratiqué entre deux rochers, elle commença à ressentir quelquecrainte. Aucun objet vivant ne se montrait dans les détours duchemin ; mais, comme elle regardait souvent en arrière, ellecrut apercevoir un homme qui les suivait et qui tout à coups’arrêta et se glissa derrière les arbres. Il lui semblareconnaître Spalatro ; mais Schedoni, à qui elle communiquases soupçons, les taxa d’alarmes imaginaires. Ils arrivèrentbientôt à une ville où le religieux se procura un habit séculierpour continuer son voyage. Là, ils étaient encore à quelquesjournées de Naples. La route qu’ils prirent pour s’y rendre étaittracée sur des bruyères désertes. Durant toute la matinée, ilsn’avaient pas rencontré un seul voyageur ; et l’après-midiétait déjà fort avancé quand le guide leur montra dansl’éloignement les murailles d’un édifice grisâtre situé sur lepenchant d’un coteau. Ils s’en approchèrent, espérant trouver làquelque couvent hospitalier, mais ils n’aperçurent que les ruinesd’un ancien château qui leur parut inhabité. Les voyageurss’arrêtèrent donc dans la cour où, assis à l’ombre des palmiers,sur les débris d’une fontaine de marbre, ils se partagèrentquelques provisions tirées de la valise du guide. Elena, pendant cefrugal repas, contemplait les restes d’une tour écroulée, lorsquedans une sorte de passage obscur ménagé entre deux pans demurailles, elle aperçut, grâce à quelques rayons de jour qui ypénétraient, un homme dans lequel elle reconnut encore la figure etla démarche de Spalatro. Elle s’écria, mais il disparut ; et,quand Schedoni jeta les yeux vers le même endroit, il ne vit plus,ni n’entendit rien.

Elena n’hésita pas à affirmer qu’elle avait vuSpalatro ; et Schedoni, persuadé que, si c’était lui, il nepouvait avoir que de mauvais desseins, se leva et pénétra avec leguide dans le défilé, laissant Elena seule dans la cour. À peinel’avait-il quittée qu’elle fut frappée du danger qu’il courait danscette obscurité où un meurtrier invisible pouvait l’attendre, etelle le rappela à grands cris, mais il ne répondit point. Tropinquiète pour demeurer en place, elle courut vers le passage,cherchant à percer les ténèbres, et elle hésitait à s’engager plusavant lorsqu’un faible cri qui semblait venir de l’intérieur del’édifice frappa ses oreilles. Au même moment elle entendit un coupde pistolet, ensuite un gémissement prolongé. Incapable de faire unpas, elle demeura comme clouée sur place. Bientôt après elleentendit de nouveaux gémissements qui se rapprochaient par degréset vit sortir d’une autre partie des ruines un homme blessé quitraversa la cour.

Un éblouissement subit l’empêcha de le biendistinguer ; elle recula de quelques pas en chancelant ets’appuya sur un tronçon de colonne. Cette sorte d’anéantissementdura quelques minutes, après quoi elle s’entendit appeler et vitSchedoni sortir du même côté de l’édifice et venir à elle. Il luiprit les mains en lui disant :

– Avez-vous vu passerquelqu’un ?

– Oui, dit-elle, j’ai vu un homme blessétraverser la cour, et j’ai craint un instant que ce ne fûtvous.

– Vous êtes sûre qu’il est blessé ?reprit le moine.

– Trop sûre, dit faiblement Elena. Maisje vous en prie, partons tout de suite, et épargnez cemalheureux.

– Que j’épargne un assassin !répondit Schedoni avec impatience.

– Un assassin ! Il a donc attenté àvotre vie ?

Schedoni ne répondit pas ; mais, quittantla cour brusquement, il examina les traces de sang qui se perdaientdans les hautes herbes jusqu’à l’entrée des caveaux souterrains oùil eût été inutile, sinon imprudent, de s’engager. Cette vainerecherche le rendit soucieux ; enfin il se décida à aller avecle guide reprendre les chevaux où on les avait laissés. Puis nosvoyageurs, remontant à cheval, quittèrent ces ruines en silence.Ils furent longtemps trop occupés des impressions qu’ils venaientde recevoir pour renouer l’entretien. À la fin cependant, Elenas’informa de ce qui s’était passé ; elle apprit que Schedoni,poursuivant Spalatro dans le défilé, n’avait fait que l’entrevoir,et que le bandit lui avait échappé par des détours.

– Nous avons eu assez de peine, dit leguide, à courir après ce coquin-là. Mais vous lui avez coupé lesailes, signor, et il ne pourra pas nous suivre de longtemps, carvotre coup de pistolet l’a frappé à l’épaule.

– Dangereusement ?

– Mortellement peut-être. Il sera allémourir dans quelque coin de ces ruines.

Elena crut remarquer alors comme un sourireindéfinissable sur la figure de Schedoni. Était-il possible qu’unreligieux se réjouît à l’idée de la mort d’un homme ? Mais leguide bavard ne lui laissa pas le temps de s’abandonner à sesréflexions.

– Ce Spalatro, continua-t-il, est uncoquin qui aurait mérité une fin moins honnête.

– Tu le connais ? demanda vivementSchedoni. J’avais cru que tu n’avais avec cet homme-là aucunerelation.

– Oui et non, dit le paysan. Mais j’ensais plus long qu’il ne pense sur son compte.

– Ah ! fit le confesseur, non sansun certain frémissement. Tu parais bien instruit des affaires desautres.

– Cet homme vient quelquefois au marchéde notre ville, répliqua le paysan, et pendant longtemps personnen’a su d’où il venait. Mais on s’est mis sur sa piste et l’on adécouvert sa demeure. Une maison au bord de la mer, qui étaitrestée longtemps fermée, et où il s’était passé autrefoisd’étranges choses !…

La curiosité d’Elena était vivement excitée.Voyant que Schedoni, distrait en apparence, n’insistait pas pourfaire parler le paysan, elle le pressa elle-même de s’expliquer. Ilne demandait pas mieux.

– Il y a déjà bien des années, dit-il,une nuit orageuse du mois de décembre, Marco Torma était allépêcher. Marco, signora, était un brave homme qui habitait notreville quand j’étais encore petit garçon, mais qui, à l’époque oùl’histoire arriva, demeurait sur le bord de la mer Adriatique où ilétait pêcheur de profession. Le vieux Marco était donc allé pêcher.La nuit était noire et il se hâtait de revenir à la côte avec lepoisson qu’il avait pris ; il tombait une pluie battante et levent soufflait avec violence. Marco marcha quelque temps sans voiraucune lumière et sans entendre d’autre bruit que celui du flot quibattait les récifs. À la fin, il se détermina à chercher un abrisous une petite roche. Pendant qu’il se tenait là tapi, il crutentendre quelqu’un venir et il leva la tête ; il aperçut alorsune faible lumière, qui s’approcha et passa devant l’endroit où ilétait caché, et distingua un homme qui tenait à la main unelanterne sourde. Sa frayeur fut grande en voyant l’homme s’arrêtertout près de lui pour se décharger d’un fardeau ; ce fardeauétait un grand sac qui paraissait très lourd, car l’homme étaitfatigué et essoufflé.

– Qu’y avait-il dans ce sac ?interrompit Schedoni avec une feinte indifférence.

– Vous allez le savoir, signor. Le vieuxMarco se tenait coi, sans souffler. Peu d’instants après, il vitl’homme recharger le sac sur ses épaules et se remettre en marchele long de la côte. Enfin il le perdit de vue.

– Qu’a de commun cet homme avec Spalatro,dit Schedoni avec humeur et comme pour mettre fin au récit.

– Cela viendra en son temps, signor,répliqua le paysan. Quand l’orage fut un peu calmé, Marco quittason abri et suivit le même chemin que l’homme au sac, cherchantquelque part une maison habitée. Bientôt il aperçut une lumière àpeu de distance et se dirigea vers la demeure d’où elle partait.Arrivé à la porte, il frappa doucement, mais personne ne répondit.Il pleuvait à torrents ; la porte, qui n’était pas fermée àclef, s’entrouvrit, et le pêcheur se décida à entrer. Il s’avança àtâtons et ne vit ni n’entendit personne. Enfin il parvint à unechambre à demi éclairée par un reste de feu qui brûlait dansl’âtre, puis il entendit venir quelqu’un ; un homme entra avecune lumière, et le pêcheur s’avança pour lui demander la permissionde s’abriter sous son toit… Marco dit qu’à l’aspect d’un étranger,l’homme de la maison devint blanc comme un linge ; mais Marcolui offrit le produit de sa pêche, alors il parut se remettre ets’occupa d’attiser le feu pour faire cuire le poisson. L’idée vintau pêcheur que cet homme était le même qu’il avait vu sur lerivage, et il n’en douta plus quand il aperçut le sac dressé dansun coin contre le mur. Le maître du logis, qui avait invité lepêcheur à souper, s’absenta un instant pour aller chercher desassiettes, mais il emporta la lumière. Pendant ce temps, Marco,poussé par la curiosité, s’approcha du sac et essaya de lesoulever, mais il le trouva fort pesant, quoiqu’il ne fût pasplein, et le laissa retomber lourdement par terre. Craignant quel’homme ne revînt et ne s’en aperçût, il redressa bien vite le saccontre le mur ; mais, dans ce mouvement, il l’entrouvrit…Jugez de son épouvante lorsqu’il sentit de la chair froide et qu’àla lueur du feu, il distingua les traits décomposés d’uncadavre !… Ô signor ! Marco fut si effrayé qu’il savait àpeine où il était et qu’il se mit à trembler et devint tout pâle…Oh ! mais pâle… Tenez, comme vous l’êtes maintenant !

Et, en effet, Schedoni frémissait de tous sesmembres et sa figure livide se contractait affreusement. Elena, quiavait poussé un cri d’horreur, était trop vivement affectéeelle-même pour s’étonner du trouble répandu sur les traits du moinequi baissa son capuchon.

Le paysan continua au milieu du silence de sesauditeurs :

– Marco n’eut pas la force de refermer lesac ; mais à peine eut-il rassemblé ses esprits qu’il se hâtade fuir par une autre porte et courut droit devant lui sanss’inquiéter du chemin. Il erra toute la nuit dans le bois. Rentréenfin chez lui, accablé de fatigue et de terreur, il fut saisid’une fièvre avec transport au cerveau et dont il faillit mourir.Peu de temps après, on se mit à faire des recherches. Mais quepouvaient de pauvres gens qui n’avaient aucune preuve enmain ? On visita avec soin la maison, mais l’homme n’y étaitplus et on ne trouva rien. C’est alors que la maison fut fermée, etelle resta ainsi jusqu’à ce que, plusieurs années après, Spalatrovînt s’y installer. Et le vieux Marco dit maintenant, à qui veutl’entendre, que ce Spalatro est le même homme qui l’a reçu dans lanuit de décembre.

– Lui ! cet homme ! s’écriaElena, frissonnant au souvenir de la nuit qu’elle avait passée danscette maison où elle avait été menacée aussi par le poignard d’unassassin.

Schedoni avait repris tout son empire surlui-même. Il traita de conte et de vision le récit du guide. Et peude temps après, comme on suivait des chemins plus fréquentés où cethomme cessait de lui être nécessaire, il lui paya son salaire et lecongédia.

Elena cependant, plus rassurée à mesurequ’elle se rapprochait de Naples, songeait aux moyens de se rendresoit à la villa Altieri, soit au couvent de Santa Maria de laPietà. Comme on s’était arrêté pour dîner dans un village assezimportant et qu’elle entendait Schedoni s’informer des couvents quise trouvaient aux environs, elle se hasarda à lui exprimer cedésir. Schedoni reconnut alors que, dans l’intérêt de sa propresûreté, il valait mieux la laisser retourner à la villa Altieri,d’où elle pouvait se réfugier au monastère de la Pietà, que de laplacer dans une autre communauté où il serait obligé de laprésenter lui-même. La seule objection contre ce plan était lacrainte qu’elle ne fût découverte par la marquise ; mais detoute façon ne fallait-il pas donner quelque chose au hasard ?De tous les partis à prendre, celui qu’elle lui suggérait étaitencore le meilleur. L’arrivée d’Elena dans une maison respectable,où elle était connue depuis son enfance, n’exciterait aucunecuriosité ni aucune recherche sur sa famille, et le secret deSchedoni y serait moins menacé que partout ailleurs. Comme c’étaitlà l’objet principal de ses inquiétudes, il décida qu’Elena seretirerait au couvent de la Pietà. Le reste du voyage se passa sansautre accident. Schedoni s’était arrangé de manière à n’arriver àNaples que vers le soir, et il était nuit close lorsqu’il s’arrêtaà la porte de la villa Altieri. Elena revit avec une vive émotionla maison d’où elle avait été si violemment arrachée. Elle yretrouva sa vieille Béatrice dont l’accueil fut aussi joyeux quel’eût été celui de sa tante. Schedoni, qui avait repris son habitreligieux, la quitta en l’assurant que, s’il apprenait quelquechose du sort de Vivaldi, il le lui ferait aussitôt connaître. Ilajouta qu’il ne reviendrait pas la voir jusqu’à ce qu’il jugeâtconvenable d’avouer tout haut qu’il était son père. En attendant,il promettait de lui écrire, et il lui donna une adresse où ellepourrait lui faire parvenir de ses nouvelles sous un nom supposé.Il lui enjoignit, en outre, de garder sur sa naissance, pour sapropre sûreté, un secret absolu et de se rendre dès le lendemain aucouvent de la Pietà. Ces divers ordres lui furent intimés d’un tontrès ferme pour la convaincre de la nécessité d’y obéir, et cela nelaissa pas de lui causer quelque étonnement.

Schedoni lui fit ses adieux et retourna à soncouvent, où il expliqua sa longue absence par un pieux pèlerinage.Reçu sans défiance par ses frères, il redevint l’austère etvénérable père Schedoni du couvent de Spirito Santo. L’affaire dontil avait maintenant à s’occuper était de se justifier auprès de lamarquise, de bien mesurer les révélations qu’il serait prudent delui faire d’abord, et de se rendre maître de son esprit quand elleviendrait à découvrir la vérité tout entière. Il fallait aussitravailler à obtenir la liberté de Vivaldi ; mais la conduiteà tenir sur ce point dépendrait du résultat de sa conférence avecla marquise. Il se décida donc, quelque pénible que fût pour lui laperspective d’une explication, à voir cette femme dès le lendemainmatin, et il passa la nuit à préparer les arguments dont ilpourrait se servir pour l’amener à ses nouvelles fins.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer