Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

XII – Une commission pressée

M. d’Haumont monta dans sa chambre.Il était dans un tel désarroi qu’il ne prêta pas la moindreattention aux domestiques qui le bousculaient un peu au passagepour arriver plus tôt au pied du grand perron, où une automobilevenait de stopper.

Quand il ferma sa fenêtre, il entenditbien la voix de M. de la Boulays qui saluait un nouvelarrivant :

« Comment allez-vous, moncher ?… »

Mais ceci même ne retint point sonattention, bien que le nom qui fût prononcé appartînt à l’une despersonnalités politiques les plus illustres de cetteguerre.

Une telle visite n’avait, au reste, riend’exceptionnel ; le château de M. de la Boulaysétait situé au carrefour des plus importantes routes decommunication avec l’arrière immédiat du front et les personnagesles plus considérables venaient souvent lui demanderl’hospitalité.

La plupart étaient des amis duchâtelain, presque toujours des « connaissances ».M. de la Boulays avait appartenu longtemps à ladiplomatie et connaissait à peu près tout ce qui comptait dans laRépublique.

M. d’Haumont n’entendait donc ni nevoyait, ni ne se préoccupait d’autre chose que de fermer sa fenêtreet de faire sa valise.

Comme il ramassait sur les meubles lesderniers objets qui lui étaient personnels, il saisit unephotographie qui représentait Mlle de la Boulays dans soncostume de la Croix-Rouge et qui était ainsi dédicacée :« À l’héroïque capitaine Didier d’Haumont, sonadmiratrice : Françoise de la Boulays. »

Il la regarda quelques minutes avec uneexpression qui eût renseigné le moins averti si, par hasard ils’était trouvé là. Mais le capitaine avait fermé sa porte ; ilaimait d’être sûr de sa solitude quand ses sentiments intimesmenaçaient de le trahir par le besoin tyrannique de quelquemanifestation extérieure.

Combien prennent ainsi leur revanchedans le particulier de la contrainte qu’ils s’imposent dans lemonde ! Et le spectacle ne manquerait point d’imprévu quis’offrirait aux indiscrets poussant la porte derrière laquelleviennent de s’isoler l’orgueil offensé, l’amour bafoué ou toutesautres passions qui traversent les salons avec le masque del’indifférence et de la froideur !

On verrait l’orgueil s’arracher lescheveux, l’amour bafoué jurer comme un portefaix. On aurait vuM. Didier d’Haumont approcher de ses lèvres une image adorée,l’en écarter presque aussitôt, puis finalement la brûler à laflamme d’une bougie !

Il considéra jusqu’à la fin et avec unegrande douleur le supplice dans lequel se consumait une effigie sichère. Elle semblait réellement souffrir du martyre qu’il luiimposait, et à la lueur de la dernière flamme, sous la dernièrecendre, la figure de Mlle de la Boulays se crispa avecune inoubliable expression de désespoir et de reproche à l’adressede son bourreau.

Chose singulière – et qui attesteraitune fois de plus qu’il y a entre la matière et l’esprit, mêmeséparés par d’épaisses cloisons, une affinité à laquelle le MoyenÂge n’a point vu de limites, puisqu’il en a fait« l’envoûtement », pendant que Mlle de laBoulays souffrait ainsi dans son image, elle souffrait pareillementdans son corps ! Et ce fut dans la même minute que, répondantdans son salon à des familiers de la maison qui la félicitaient surune nouvelle que M. Stanislas de Gorbio se plaisait àrépandre, elle s’affaissa sur un meuble, comme soudain privée devie…

Dans la chambre, M. d’Haumontbouclait son bagage, quand on frappa à sa porte : C’était levalet de M. de la Boulays, un certain Schwab, qui sedisait d’origine alsacienne et qui ne lui avait jamais plu, sansqu’il pût dire pourquoi, n’ayant jamais eu à s’en plaindre. Maisquand on a derrière soi, comme M. Didier d’Haumont, un passéplein de traverses, où il a fallu fréquenter un peu de tout, on ales sens particulièrement aiguisés pour pressentir la valeur moraledes éléments plus ou moins mystérieux qui vous entourent si bienque M. d’Haumont avait de mauvais pressentiments en ce quiconcernait ce Schwab.

Celui-ci venait lui dire queM. de la Boulays le priait de bien vouloir passer dansson bureau, avant son départ.

D’Haumont suivit le domestique, quil’introduisit dans une pièce où le châtelain se trouvait seul avecl’important personnage qui venait d’arriver.

Ce personnage avait été chargé d’uneenquête secrète dont il a été parlé depuis, lors d’événementsretentissants qui touchaient directement à une propagande destinéeà servir les intérêts de l’ennemi…

Le capitaine d’Haumont fut présenté àM. G… par M. de la Boulays.

« M. G…, continua celui-ci, abesoin d’un homme sûr pour une commission importante. Il est venude Paris dans son auto avec un personnel restreint et dont il nepeut se séparer. Il s’agit de porter cette nuit, à Paris, un plidont vous répondez sur l’honneur. M. G… tient à ce que lacommission soit faite avec beaucoup de discrétion. Puisque vousprenez le train pour Paris ce soir même, j’ai estimé queM. G… ne pouvait avoir de meilleur« commissionnaire » que vous !

– Je vous remercie, monsieur de laBoulays, fit aussitôt le capitaine, de l’occasion que vous meprocurez de me rendre utile. Où trouverai-je le destinataire,monsieur ?

– Chez lui, à l’hôtel d’Ar…, aucoin de la rue Saint-Honoré, près de la rue Saint-Roch.

– J’arriverai à Paris vers deuxheures du matin, fit remarquer Didier. Dois-je le faireréveiller ?

– Immédiatement. Vous lui ferezpasser ceci. »

Et M. G… griffonna quelques motssur sa carte, qu’il donna à Didier. M. de la Boulays ditalors :

« J’avais proposé à M. G… devous faire conduire à Paris en auto, mais M. G… préfère quevous preniez le train comme vous y étiez décidé. En principe,votre voyage à Paris ne doit avoir aucun rapport avec le passage deM. G… chez moi.

– C’est entendu,messieurs. Maintenant, il me va falloir prendre congé de vous, jen’ai plus que le temps de me faire conduire à lagare !

– Voici le pli », ditM. G… en lui tendant une enveloppe de dimensions moyennes, surlaquelle il n’y avait aucune suscription. Mais M. G… prononçaun nom et répéta :

« En mainpropre ! »

Didier avait glissé la lettre sur sapoitrine, dans une poche intérieure de sa vareuse. Puis il boutonnahermétiquement son vêtement.

Il s’inclina devant M. G…, qui luiserra solidement la main en le remerciant dans des termes quieussent pu donner de l’orgueil à un autre. Mais Palasn’avait plus que l’orgueil de sa souffrance.

Il partit sans revoirMlle de la Boulays. Le trajet était assez long du châteauà la gare. Il y fut conduit par une auto du service sanitaire. Letrain était en retard. Il dut l’attendre une heure. Il choisit uncompartiment vide, mais à la dernière minute, un voyageur ouvrit laportière et vint s’installer en face de lui. Didier était troppréoccupé pour prêter à ce personnage la moindreattention…

Palas était content delui ! Oui, le cœur farouche du bagnardpouvait battre avec orgueil sous la tunique du soldat ! Choseadmirable ! c’est seulement à cette heure où il venait dedécider de ne plus regarder du côté dubonheur, qu’il osait regarder du côté dubagne ! C’était la première fois que sa pensée y revenaitnette, franche et calme !…

Jusqu’à ce jour, il s’était détournéavec horreur d’un passé qu’il maudissait et il avait surtoutcherché jusque dans le tumulte de son héroïsme, àoublier !…

Tout à coup, était venue avec l’amour latentation la plus forte qui pût arrêter un homme sur le chemin dela régénération. Il pouvait emporter cette jolie fille sur son cœuret à l’autel : tout le monde applaudissait à l’union ducourage et de la beauté. Ce fut une vision pleine de rayons quecelle de cet hymen et, un instant, il en avait été ébloui. Il avaitfermé les yeux. Quand il les avait rouverts il avait aperçu sousl’auréole qui nimbait la bien-aimée, des signessinguliers, des lettres qui formaient un mot :Cayenne ! et un numéro :3213 !…

Et maintenant, il s’en allait !Oui. Il avait eu le courage de partir ! Il avait eu encore cecourage-là auprès duquel il estimait que l’autre étaitfacile ; le dernier courage de se dire : On n’épousepas Palas !…

Eh bien, cela était beau ! Ilpouvait souffrir incommensurablement, mais il pouvait regardermaintenant le bagne en face sans rougir ! Et cela, c’étaitencore quelque chose !…

C’est quelque chose de se dire : jeviens de là, de cette abjection, et de cette infamie, j’ai été cerebut du monde, cette chair maudite, je n’avais plus de nom quedans des bouches infâmes : on m’appelait : cotret,falourde et relingue !On m’appelait Palas ! etmaintenant on m’appelle M. Didier d’Haumont, mais moi, jem’appelle : un honnête homme !

Ainsi pensait Palas quand le trainarriva à Paris…

Il descendit rapidement, se hâtant versla cour de sortie, sa valise à la main, et il se dirigea en courantvers l’unique auto-taxi qui stationnait près de lagrille.

À ce moment, il fut rejoint par levoyageur qui était venu s’asseoir dans le même compartiment que luiet qui, en cours de route, avait cherché en vain l’occasiond’engager la conversation.

« Mon capitaine, mon auto est venueme chercher à la gare… Voulez-vous me permettre de vous conduirechez vous ?… »

Didier allait accepter une offre quitombait si à propos quand, tout à coup, sans autre raison que celled’une prudence qui, chez lui, était toujours en éveil, il refusa.Il ne connaissait point cet homme si aimable… Maintenant, il avaitpour devise de se méfier de tout et de tous.

Après l’avoir remercié, il reprit sacourse vers le taxi, mais il arriva trop tard. Celui-ci, chargé,démarrait. Heureusement, il restait deux fiacres.

Didier n’hésita pas, monta dans l’und’eux et, donna l’adresse : « Au coin de la rueSaint-Roch et de la rue d’Argenteuil », ne voulant pointpréciser davantage l’endroit où il se rendait.

Le fiacre, à une bonne allure, descenditle boulevard de Strasbourg, prit par les grands boulevards, puis,ayant descendu l’avenue de l’Opéra, pénétra dans les petites rues.Encore cinq minutes, et Didier toucherait au but.

Soudain, il y eut un choc terrible etDidier, avec la voiture, fut renversé…

Il eût pu être tué du coup, il se relevasans une égratignure, et d’un bond, jugea le nouvel événement. Uneauto venait de heurter si violemment le fiacre que celui-ci étaiten miettes, que le cheval se mourait éventré et que le cocher, quiavait roulé dans le ruisseau, ne donnait plus signe devie.

De l’auto, une demi-douzaine d’ombresavaient bondi et entouraient les débris de la voiture.

Elles se resserrèrent autour de Didieravec une spontanéité qui ne laissait aucun doute sur leursintentions… Mais il s’était rué de côté et, renversant l’une de cesombres, avait disparu dans une ruelle voisine.

Les autres se mirent, en silence, àcourir derrière lui.

Et ce n’était point le moins dramatiquede l’affaire que ce silence avec lequel s’opérait la tragiquepoursuite. Didier put espérer un moment avoir dépisté lesmisérables ; il ne savait exactement où il était… Un coup desifflet retentit derrière lui et d’autres ombres apparurent sous unréverbère, lui barrant l’issue de la rue.

Il revint sur ses pas, mais de ce côté,il distingua d’autres ombres.

Cette fois, il ne pouvait pas fuir etc’était la bataille ! Elle ne lui faisait pas peur, mais sa« commission » était bien en danger et sa vieaussi…

Or, comme il cherchait un coin pour yattendre ses adversaires, il lut sur une plaque, à la lueur d’unelanterne publique, ces mots : Rue Saint-Roch… et, unpeu plus loin, sur le rideau de fer qui fermait la boutique, enlettres gigantesques : Hilaire, grande épicerie moderne etdes Deux-Mondes réunis. Une horloge sonna à ce moment lestrois heures du matin.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer