Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

XV – Lune de miel

Elle se levait, dans son doux éclat, surles flots d’argent de la rade de Villefranche, à l’extrémité du capFerrat, entre Nice et Monte-Carlo, la lune de miel de M. etMme Didier d’Haumont. C’était là, dans la solitude parfuméedes jardins de « Thalassa », la magnifique villa queM. de la Boulays possédait sur la Côte d’Azur, qu’ilsavaient enfermé leur grand bonheur tout neuf.

Accoudé au balcon fleuri, l’heureuxcouple écoutait en silence les soupirs de la mer pâmée au pied desmonts qui gardaient ce golfe enchanté… Deux vaisseauxappesantissaient leur masse sombre et endormie sur le lit delumière de cette belle nuit marine.

Seul le bruit léger de deux rames quisoulevaient doucement une écume étincelante se faisait entendre surla rade et une barque passa non loin d’eux, presque à leurspieds.

« Mon Dieu ! qu’une promenadesur la mer doit être douce à cette heure divine ! »murmura Françoise.

Elle n’avait pas fini de formuler sonvœu que Didier appelait le pêcheur qui conduisait la barque et lepriait d’attendre. Ils descendirent le petit escalier quiconduisait à la grève et, l’homme ayant consenti d’un geste à lesprendre avec lui, ils glissaient bientôt sur les lames qui venaientmourir à la pointe du cap Ferrat.

« Vous pêchez souvent à cetteheure-ci ? interrogea Françoise. Il me semble vous avoiraperçu encore hier, tournant autour du cap. »

L’homme ne répondit que par ungrognement.

« Décidément, dit Françoise toutbas à Didier, notre matelot n’est pasbavard ! »

Et ils ne lui adressèrent plus laparole. Ils l’oublièrent même tout à fait. Le bras de Didierpressait doucement la taille de Françoise. La tête de la jeunefemme reposait sur l’épaule de l’époux. La brise était pleine dedouceur et chargée de parfums qui leur venaient maintenant desjardins de Saint-Jean et des terrasses de Beaulieu… Leurs lèvres sejoignaient dans l’heureuse nuit comme s’ils eussent étéseuls.

Ce rustre, à quelques pas d’eux, necomptait pas. Il avait l’air, du reste, quasi endormi sur sesrames, somnolent dans l’énorme cache-nez qui lui enveloppait latête.

Et cet homme ne dormait pas et il disaitdans le secret de son cœur : « Aimez-vous, soyez heureuxcomme des enfants qui n’ont point de soucis, pendant queChéri-Bibi veille ! Que rien ne vienne troubler lesheures de bonheur que vous avez pu ravir au destin ! Moiaussi, je les ai connues, ces heures divines ! Moi aussi, j’aisu ce que c’était que le baiser d’une femme adorée ! Moiaussi, j’ai senti une belle taille ployer dans mes bras. Moi aussi,je les ai entendus les doux soupirs de l’amour !… Hélas !hélas ! tout passe ! pressez-vous ! Les nuitsles plus enchantées sont proches des plus noirs chaos !Le gouffre est sous nos pas ! Oubliez-le ! Oublie-le,Palas, pendant que tu le peux encore ! Je suis venu de trèsloin pour éloigner de toi les ombres lâchées dans ton ombre et quite guettent comme une proie ! Prie ton Dieu en lequeltu crois encore, parce qu’il te comble, que je puisse tesauver du malheur avant même que tu t’en doutes ! Hélas !hélas ! Rien n’est plus prompt en ce monde que lemalheur ! Tu as raison de l’oublier, car tes plus tendresbaisers seraient pleins de larmes amères !… »

Ainsi pensait Chéri-Bibi dans une formelyrique et naturellement emphatique qui lui était habituelle quandles circonstances ne le poussaient point à s’exprimer dans le plusépouvantable argot.

Ceux qui ont connu comme lui les deuxfaces de la vie, par suite d’aventures qu’ils ne cherchaient pointet qui les ont détournés de leur route première, se retrouvent avecune rapidité qui ne saurait surprendre, tantôt avec un cœur pleindes rayons d’autrefois, tantôt avec le masque hideux sous lequel laFatalité s’est plu à vouloir étouffer leur première image sans yréussir complètement.

Chéri-Bibi avait bien deviné ce qui sepassait dans l’âme enivrée de Palas. Elle était dans le momenttoutepâmée de reconnaissance pour le maître des choses, de la vie et dela mort qui lui avait infligé de si dures épreuves mais qui lerécompensait si royalement.

Cet hymne secret à la Bonté souverainemontait d’autant plus haut que Palas pouvait se croire désormais àl’abri d’un retour de la méchante fortune. Pour le monde entier eneffet (pensait-il), Palas était mort ! Les journaux luiavaient apporté cette bonne nouvelle quelques moisauparavant : « On a peut-être oublié, disaient lesgazettes, le drame dans lequel succomba un banquier célèbreassassiné par le jeune Raoul de Saint-Dalmas. Celui-ci étaitparvenu à s’échapper du bagne, mais les autorités pénitentiairesviennent d’acquérir la certitude que le misérable est mort dans laforêt vierge comme tant d’autres qui ont tenté la mêmeaventure. »

On ne le rechercherait donc plus etcomme, à son arrivée en Europe, il avait appris par la même voieque ceux que l’on appelait là-bas Fric-Frac, le Parisien, le Caïdet le Bêcheur avaient été repris en même temps que le fameuxChéri-Bibi, il était en droit de conclure que le passé n’avait plusde menace pour lui !

Il était assuré, du reste, queChéri-Bibi avait été l’artisan de cette belle sécurité et il lui enavait voué une plus forte reconnaissance dans ce temps-là où ilpensait encore à Chéri-Bibi…

« Sois donc heureux, Palas !Tu apprendras toujours trop tôt (si tu dois l’apprendre) que tesanciens compagnons de chaîne se sont échappés une fois de plus,après quatre ans de pré, et qu’ils ont été plus habilescette fois, puisqu’ils sont parvenus à rentrer en France, où ilsont assisté à tes noces ! Ah ! si tu savais cela !Combien appellerais-tu de tous tes vœux l’Ange Noir, qui seul peutte sauver et dont, dans le naturel égoïsme de ton bonheur, tu neveux même plus te souvenir !… »

…………………………

Françoise était coquette, ce quienchantait Didier, qui trouvait (et il avait bien raison) qu’unefemme sans coquetterie est une femme sans charme.

Pendant les premiers mois de la guerre,Mlle de la Boulays s’était astreinte avec un véritableenthousiasme mystique à la plus stricte simplicité. Mais, envérité, eût-elle pu prétendre qu’elle aimait uniquement son costumede la Croix-Rouge parce qu’il lui rappelait ses devoirs decharité ? Oubliait-elle tout à fait qu’il lui« allait » si bien !…

Ses fiançailles, son mariage trèsmondain lui fournirent un trop beau prétexte à revenir à ses goûtsd’autrefois pour qu’elle ne se retrouvât point « enforme » devant les chiffons. Ceci, du reste, ne lui enlevaitrien de ses qualités les plus solides, et il est tout à faitridicule, comme cela se voit chaque jour chez les psychologuessimplistes, de prétendre à enfermer les plus nobles sentiments dansun fourreau grossier, tandis que tous les défauts deviennentl’apanage inévitable des petites dames qui aiment trop lesrubans.

M. d’Haumont prenait du plaisir àaccompagner sa femme dans les magasins ou chez le couturier. Et, àNice, après une flânerie sur la promenade des Anglais, il nemanquait jamais de ramener Françoise sur cette avenue toutefleurie, derrière ses grandes vitres, des dernières éclosions de lamode.

Ce jour-là, ils pénétrèrent chez lessœurs Violette, à cause d’une certaine robe de voile blanc bordéede perles devant laquelle Françoise n’avait pas pu passer sans unsoupir.

L’aînée des sœurs Violette venaitd’arriver de Paris avec toutes sortes de merveilles pour la Côted’Azur. La maison mère de la place Vendôme avait ainsi dessuccursales dans toutes les grandes stations d’hiver ou d’été etdans les principales villes d’eaux.

Françoise n’était pas retournée chez lessœurs Violette depuis la guerre. Mais elle les connaissait bien etelle fut étonnée de voir l’aînée tendre immédiatement la main à sonmari avec un bon sourire. Didier la connaissait donc aussi ?Didier fréquentait donc la mode avant son mariage ? Elle luien fit la remarque qui lui venait à l’esprit avec une mouecharmante et en le menaçant gentiment de son doigt levé.

« Madame, ne nous grondez pas, luidit Mlle Violette aînée en souriant. Il y a un grand secretentre M. d’Haumont et moi !… Mais, comme c’est le secretd’une bonne action, il ne faut pas nous en demanderdavantage.

– Je veux connaître lesecret ! insista joyeusement Françoise. Un mari ne doit pasavoir de secret pour sa femme !…

– Après tout, vous avez raison,madame… et tenez ! le secret, levoici !… »

À ce moment, une jeune fille paraissaitau fond du magasin…

Elle était vêtue magnifiquement d’unerobe que Françoise considéra aussitôt avec extase.Mme d’Haumont n’avait même pas regardé le visage de celle quila portait. Un mannequin de chair ne compte pas beaucoup plus, pourles clientes, qu’un mannequin de son.

Cependant, il fallut bien qu’elleconsidérât avec quelque attention cette jolie tête au profil d’unefinesse aristocratique quand la jeune fille, ayant aperçuM. d’Haumont, avait poussé une exclamation de joie, et touterouge d’une émotion heureuse, s’était avancée rapidement vers lui,la main tendue. Et puis, jugeant sans doute son attitudeindiscrète, elle s’était arrêtée dans son mouvement et avaitmurmuré presque en balbutiant :

« Ah ! monsieurd’Haumont ! Vous êtes donc ici ?

– Et vous-même ? repartitPalas avec un bon sourire… Il y a longtemps que vous êtes àNice ?

– Je l’ai amenée avec moihier ! fit l’aînée des sœurs Violette. Nous manquons demannequins ici et je l’ai enlevée à la caisse à Paris pour luifaire apprendre un métier nouveau ici ! Elle fait tout ce quel’on veut ! Elle est charmante notre protégée, monsieurd’Haumont !

– Ma chère amie, dit alorsM. d’Haumont à sa femme qui ne savait que dire ni que penseret qui restait légèrement interloquée au milieu de tout ce mystère,j’appelle toute ta bienveillance sur Mlle Gisèle, qui en estdigne. C’est une histoire que je te raconterai plustard !

– Une bien touchante histoire,madame… exprima Mlle Violette… et qui fait grand honneur àvotre mari ! »

Giselle s’inclina avec beaucoup de grâcedevant Mme d’Haumont.

« J’essaierai d’être toujours dignede vos bontés, monsieur et madame, fit-elle avec une grandesimplicité… quand maman et moi nous avons su le mariage deM. d’Haumont, nous avons prié pour votrebonheur !

– Elle est délicieuse, cetteenfant ! » déclara Françoise. Et elle lui donna unesolide poignée de main. « Et regardez comme elle estjolie !… » Puis, se tournant vers son mari, elle ajoutaavec une moue adorable :

« Je ne sais pas ce que vous avezencore fait pour qu’on vous marque tant de reconnaissance, maisvous savez les choisir, vos bonnes actions, mon cherDidier !… »

Quand ils sortirent du magasin,Françoise qu’animait la plus vive curiosité demanda desexplications.

« Vite ! vite !raconte-moi ! Tu sais que je suis jalouse,brigand ! »

Mais M. d’Haumont s’amusaitbeaucoup de l’impatience de sa femme. Il prenait un air détaché endisant :

« Ma chère, c’est un secret !le secret de cette jeune fille ! je ne sais vraiment si jepuis…

– Ah ! tu te moques demoi ! Ça n’est pas Didier ! Regarde la confiance que j’aien toi… On entre dans un magasin… Le premier mannequin que l’onrencontre se jette dans tes bras et je ne lui crève pas lesyeux !…

– Ce serait dommage ! fitDidier, car ils sont jolis, ses yeux.

– Oui, elle a de très jolis yeuxbleus, avec une expression d’une douceur mélancolique qui vouspoursuit, c’est vrai ! Oh ! tu es connaisseur ! Tousmes compliments ! Tout de même, tu avoueras que je suis unebonne fille… ! Est-ce que je sais ce que tu as fait avantnotre mariage !

–Françoise ! » jeta aussitôt Didier d’une voixsourde…

Il y avait tant de reproches dans cemot, que Mme d’Haumont s’arrêta net de plaisanter.

Elle vit son mari si pâle qu’elle en futdouloureusement frappée.

« Oh ! mon Dieu ! je nesavais pas te faire tant de peine ! »

Il lui prit la main et la serradoucement.

« Ma chérie, dit-il, tu vas toutsavoir… mais n’oublie jamais que depuis que je t’ai vue pour lapremière fois, il n’y a plus eu pour moi d’autre femme aumonde !…

– Je te crois, monDidier. »

Ils ne se dirent plus rien tant qu’ilsfurent au milieu de cette foule élégante qui se presse entre onzeheures et midi sur la promenade de la baie des Anges. Mais dèsqu’ils se retrouvèrent seuls, sur la terrasse généralement désertequi, contournant le château, conduit au port, Didier confia à safemme ce qu’il savait de Gisèle et comment il l’avaitconnue.

C’était lors d’une de ses premières« permissions ». Il se « remettait » desfatigues du front dans un petit entresol qu’il avait loué à sonarrivée en France, dans le quartier du Luxembourg, devant lesjardins qu’il avait toujours aimés et qui lui rappelaient lesmeilleures heures de son enfance.

Un jour, en sortant de son appartement,il avait été arrêté par le plus lugubre des cortèges qui descendaitdes mansardes. On conduisait à sa dernière demeure un pauvrediable ; derrière le cercueil descendait tout en larmes unejeune fille qui était si faible qu’elle avait visiblement la plusgrande peine à se soutenir. Elle était seule, ou à peu près. Didierlui offrit l’appui de son bras. Elle s’accrocha à ce bras avec undésespoir et en même temps une foi si sincère que M. d’Haumonten fut ému profondément. Et il la conduisit ainsi jusqu’aucimetière. Et il la ramena.

Ce ne fut qu’au retour qu’elle semblas’apercevoir du secours qui lui était venu d’unétranger :

« Oh ! monsieur, vous êtesbon ! » lui dit-elle, et comme ils étaient arrivés chezeux, elle se sauva, remontant à sa mansarde.

M. d’Haumont questionna laconcierge. Il apprit que le père de Gisèle, attaqué par un mal quine pardonne guère, la phtisie, ne pouvait plus travailler depuisdeux ans, que la mère était impotente et que la jeune fille neparvenait à faire vivre cette misérable famille que par un travailécrasant. Ne pouvant guère quitter le logis, elle s’usait à desouvrages à domicile qui leur permettaient tout juste, à tous trois,de ne pas mourir de faim.

M. d’Haumont connaissait alorsl’aînée des sœurs Violette, ayant eu sous ses ordres l’un de sesneveux, un jeune sous-lieutenant avec qui il s’était lié d’amitiéau milieu des dangers communs. Il alla trouver cette excellentedame et lui demanda si elle n’aurait pas une place pour une jeunefille honnête et digne de toute sa confiance. Les demoisellesViolette avaient justement besoin d’une caissière. Et voici commentGisèle était entrée dans l’une des premières maisons de couture deParis, comment sa mère et elle étaient sorties de la misère. En uneannée, la jeunesse aidant, elle avait reconquis sa belle santé.Enfin, elle était devenue la charmante jeune fille que Françoiseavait aperçue tout à l’heure. Les sœurs Violette la trouvaient sijolie qu’elles l’arrachaient quelquefois aux travaux de la caissepour en user comme de leur plus précieux mannequin, capable defaire valoir leurs plus sensationnelles créations.

« Et maintenant, ma chèreFrançoise, vous en savez aussi long que moi sur Giselle.

– Vous serez toujours le meilleurdes hommes ! déclara Françoise en lui serrant tendrement lebras. On n’est bon comme ça, ajouta-t-elle avec un sourire un peumalicieux, que dans les romans populaires ou à l’Ambigu…

– Tu te moques de moi ! »fit Palas, étonné et déjà un peu peiné…

Mais elle, redevenue tout à faitsérieuse :

« Je t’adore, monDidier ! »

Ils revinrent sur leurs pas, car c’étaitl’heure du déjeuner… En se retournant, ils faillirent se heurter àun singulier personnage, à la figure cuivrée, aux yeux sanssourcils et préservés de l’éclat du jour par une énorme paire delunettes à verres jaunes. Cet étrange individu était habilléentièrement de toile blanche ; il avait des souliers blancs,il était coiffé d’un chapeau melon gris. Didier ne put s’empêcherde tressaillir en l’apercevant :

« Comme il ressemble àYoyo ! » se dit-il…

Mais il ne s’était pas plus tôt ditcela, qu’il se trouva absurde et impardonnable de penser tout àcoup aux gens et aux choses de la forêt vierge sur la promenade desAnglais.

« Avez-vous vu ? demandaFrançoise en riant… En voilà un original ! Vous ne savez pasqui c’est !… À ce qu’il paraît que c’est un vrai Peau-Rouge,un chirurgien-dentiste très célèbre à Chicago qui vient d’ouvrir uncabinet à Nice ! Aimeriez-vous d’avoir pour dentiste unPeau-Rouge ? Moi, j’aurais peur qu’il m’endorme et qu’il mescalpe !… Mme d’Erland me disait, l’autre jour, quetoutes les femmes ici en étaient folles et qu’il avait déjà toutela clientèle chic de la colonie étrangère. »

M. d’Haumont, souriant, seretourna. L’homme était toujours là, les suivant à vingt pas,fumant sa cigarette.

À quelques jours de là, il y eut unefête de charité dans les plus beaux jardins de Cimiez, sur leshauteurs qui dominent Nice, au château de Valrose.Mme d’Erland, qui était l’une des principales organisatricesde cette fête, pria Françoise, qu’elle avait connue petite fille etpour laquelle elle avait toujours montré une tendre affection, d’yvenir tenir un comptoir. Françoise ne pouvait refuser. Didierl’accompagna. Il la laissa vendre son tabac de luxe avec toute laliberté et toute la grâce audacieuse que cette fonctionexceptionnelle de cigarière comportait.

Il erra dans les bosquets, fit le tourd’affreuses ruines pseudo-romaines, se rapprocha du château et ypénétra presque en même temps que le fameux docteur Peau-Rouge, quiétait entouré d’une véritable « cour » de jolies femmes.Il savait maintenant son nom, car on le rencontrait partout. Ils’appelait M. Herbert Ross.

En même temps que lui, il pénétra dansla salle de spectacle. Le chirurgien-dentiste de Chicago s’assitdevant lui, à côté d’une femme dont la tournure ne semblait pasinconnue à Didier. Cette femme ne cessait de bavarder avec lePeau-Rouge et s’efforçait d’exciter son intérêt. Mais lui,flegmatique comme toujours, ne répondait que par monosyllabes.C’était son genre. On disait, du reste, qu’il ne savait parler quepetit-nègre.

Sur ces entrefaites, une célèbrechanteuse russe se fit entendre dans L’Alceste de Glück.Gros succès, suivi de divers exercices au piano, à la harpe, auviolon. Enfin, on annonça, dans ses danses de caractère, la célèbreNina-Noha.

À ce nom, Didier eut un sursaut. Ill’avait bien lu plusieurs fois, ce nom, dans les journaux, depuisson retour en France ; il n’ignorait pas que la danseuse étaittoujours aussi courtisée, avait toujours les mêmes succès d’artisteet de jolie femme. Le temps semblait même avoir augmenté sarenommée, ou tout au moins l’engouement du Tout-Paris pour cettefemme qui avait été la maîtresse du jeune Raoul de Saint-Dalmas,n’avait fait que grandir. La guerre était venue et n’avait rienchangé à tout cela. À côté de ceux qui se battaient, il y avaitceux qui s’amusaient.

Il avait pensé cependant que Nina-Nohaavait dû bien changer depuis quinze ans ! S’il y avait tenu,il aurait pu se rendre compte de la chose par lui-même. L’occasionn’était pas difficile à trouver. Mais il ne la cherchait pas !Au contraire ! En dépit de l’image que lui renvoyait sa glaceet qui lui montrait un Didier qui ne rappelait en rien le Raould’autrefois, Palas ne pouvait s’empêcher de frémir d’uneparticulière angoisse à l’idée de se retrouver en face d’une figurequi lui avait été jadis familière. S’il allait être reconnu !Il avait beau se dire que c’était impossible, il n’en avait pasmoins acheté un gros lorgnon noir à bordure d’écaille dans ledessein de trouver derrière ces verres obscurs un sûr refuge au casoù quelque rencontre subite le mettrait dans un cruelembarras.

Nina-Noha ! Elle était au seuil detous ses malheurs ! Que de folies pour cette femme dont lesouvenir lui faisait maintenant horreur !…

Elle parut !… Quel miracle !…Non, elle n’avait pas changé. Elle était toujours aussi fatalementbelle. Ses yeux, ses grands yeux de flamme sombre avaient toujoursleur inquiétant éclat ; ses mouvements étaient toujours aussisouples, aussi voluptueux. Elle était toujours aussijeune !

Nina-Noha dansa dans une robe de villequi la déshabillait plus que ne l’eût fait la simplicité d’unetunique de Corinthe. Quels furent exactement les sentiments deDidier devant cette vision ? Constata-t-il la mort de sonancienne passion ? Pleura-t-il sur lui-même ? Revit-ilavec de la haine la cause de tant de malheurs ?…

Il applaudit comme tout le monde, sanssavoir beaucoup ce qu’il faisait. Cinq minutes plus tard, ilsortait de son rêve au son d’une voix qui, elle non plus, n’avaitpas changé :

« Eh bien, docteur, vous êtescontent ? »

La femme qui était devant lui et qu’iln’avait vue que de dos, quand elle bavardait tout bas avec le« docteur », c’était Nina !

Didier, instinctivement, mit son binoclenoir. Elle s’était assise. Elle avait dansé uniquement pour faireplaisir à ce Peau-Rouge… C’est, du moins, ce qui résultait de ceque l’on entendait de sa conversation. Le capitaine, au surplus, nel’écoutait plus. Il regardait !

Il regardait cette nuque qui l’avaitrendu fou jadis. Encore maintenant, il ne pouvait en détacher sesyeux, mais ce n’était plus cette chair qui le retenait, ce n’étaitplus ce cou parfumé qu’il avait autrefois couvert de ses baisersqu’il regardait, c’était, sur cette chair, uncollier !…

Seigneur Dieu ! il avait connu uncollier comme celui-là et des perles toutes pareilles ! Il yavait de cela longtemps ! bien longtemps ! Il y avaitplus de quinze ans de cela !… Oui, il avait tenu un joyau quiressemblait, à s’y méprendre, à ce bijou qui pendait au cou deNina !… Il avait eu des perles comme celles-là dans sa main,un certain jour que le banquier Reynaud les lui avait confiées pourqu’il pût apprécier la splendeur du collier de la reine deCarynthie !

Ah ! comme il voudrait pouvoir encompter les perles ! Ce collier (on l’avait assez répétépendant le procès pour que Palas s’en souvînt), ce collier avaitsoixante perles ! Ce collier que Raoul de Saint-Dalmas avait,s’il fallait en croire M. le procureur de la République, volé,et pour la possession duquel Raoul de Saint-Dalmas n’avait pashésité à assassiner son bienfaiteur !…

Cela vous donne un coup au cœur de seretrouver subitement, au bout de quinze ans, en face d’un collierpareil ! tout pareil !… car, enfin, si c’était lemême !…

« Je divague ! »Nina-Noha ! Un collier de perles ! L’assassinat deReynaud, tout tourne en même temps dans la pauvre tête deDidier…

« Quoi d’étonnant, se dit-il, à ceque je ne puisse voir un collier sans penser àl’autre ! Mais l’autre avait une certaine perle… uneperle qui avait un défaut…, une perle qui avait perdu sa lumière…M. Reynaud l’avait fait remarquer… Certes ! moi aussi, jeme rappelle cette perle-là ! Elle n’était pasparfaitement ronde non plus… Certes ! certes ! je la voisencore… Mais ici je ne la vois plus.

« Est-ce que je deviens fou ?Est-ce que je n’aurai pas bientôt fini de regarder ce collier… etd’essayer d’en compter les perles ?… Pourquoi ne pas m’écriertout de suite, dans cette salle, au milieu des gens :« Vous ne me reconnaissez pas ? C’est moi ! Raoul deSaint-Dalmas ! J’ai été condamné à mort pour avoir assassinéle propriétaire de ce collier-là !… Il faut que cette dame medise d’où elle tient ce collier »

Il avait peur de lui-même… Il sortit dela salle. Par un singulier hasard, Nina-Noha sortait derrière lui.Elle n’était plus avec le Peau-Rouge, mais avec un« monsieur » très élégant, qui la quitta du reste presqueaussitôt, et à qui elle dit : « À ce soir, mon cherSaynthine… »

Dans le moment même, Didier rencontraitMme d’Erland, une amie de sa femme, qui, elle aussi, sortaitde la salle de spectacle et qui arrêta le capitaine.

C’était une pétillante, sémillante dameun peu mûre et au sourire d’une jeunesse fanée. Elle ne manquait nid’esprit, ni de malice, ni surtout de méchanceté. Elle aimait detaquiner les amoureux. Elle avait assisté au bonheur de Françoiseavec une joie accablante, et elle ne manquait jamais de dire à lajeune femme, quand elle la surprenait, regardant son mari avecadoration :

« Profites-en, ma petite,profites-en ! On ne sait jamais ce que ça dure avec cesmessieurs ! »

Elle passait, du reste, pour avoir unecertaine expérience des choses de l’amour et les méchantes languesprétendaient que, dans son temps, elle avait rarement laissééchapper l’occasion d’éprouver l’inconstance deshommes !

« Eh bien, demanda-t-elle à Didier,comment trouvez-vous notre petite fête ? J’ai vu tout àl’heure que vous ne vous y ennuyiez pas trop et que vous preniez unplaisir extrême à voir danser la Nina-Noha !

– Mon Dieu ! répondit Palas ense forçant à répondre et en faisant appel à une énergie surhumainepour paraître naturel, car, au prononcé de son nom, Nina-Noha avaittourné la tête et le regardait maintenant avec une attentionredoutable, mon Dieu ! il est vrai qu’elle danse fortbien !

– Et qu’elle est l’une de nos plusbelles artistes, assurément. Ah ! brigand, elle était devantvous ! Je vous regardais : vous ne l’avez pas quittée desyeux ! Mais je raconterai tout cela à Françoise ! Il fautla mettre sur ses gardes, cette innocente ! »

Nina-Noha passait maintenant devant eux,d’un air fort indifférent…

Ah ! Mme d’Erland pouvait biendire tout ce qu’elle voulait ! Nina-Noha n’avait pasreconnu Palas !

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