Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

II – Chéri-Bibi

« Tu es donc sorti du cachot ?demanda Palas.

– Oui », répondit le banditqui travaillait de la pointe de son couteau un morceau de bois durtaillé d’une singulière façon.

C’était une figure effroyable que cellede Chéri-Bibi. D’exceptionnelles aventures, de longues années debagne, coupées d’évasions sans nombre, des passions farouches, latorture de la chair et jusqu’à la flamme ardente du vitriol avaientravagé cette face formidable qu’on ne pouvait voir sansterreur.

Cependant de temps à autre – quand ilregardait Palas par exemple – une lueur de bonté étrange éclairaitcette tête d’enfer.

Toute sa personne, du reste, étaitredoutable. Ses poings énormes, sa carrure, ses épaules quisemblaient faites pour soulever de prodigieux fardeaux, tout en luidonnait une impression de force irrésistible.

Lorsqu’il fournissait un effort, lesmuscles dessinaient sous sa blouse de forçat un relief saisissant.Cette blouse le couvrait toujours. On ne l’avait jamais vu, commeses compagnons, travailler ou se promener le torse nu. On disaitque la chair de sa poitrine portait, imprimé, le secret de sa vieet que certains tatouages exprimaient en toutes lettres celui deson cœur. Or, Chéri-Bibi avait une grande pudeur pour les choses del’amour. Cet homme, dont on ne comptait plus les crimes, avaittoujours eu, comme on dit, des mœurs irréprochables.

Chéri-Bibi et Palas se croyaient seuls.Ils n’avaient pas vu Fric-Frac revenir sournoisement sur ses paspour, à l’abri d’un rocher, les guetter et les écouter. Chéri-Bibis’assit à côté de Palas, travaillant toujours son morceau de boisdur.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda Palas.

– Ça ! répliqua Chéri-Bibi,c’est la clef de la liberté !

– Qu’est-ce que tudis ? » fit Palas en pâlissant.

Chéri-Bibi poussa un soupir à fendre lescœurs les plus endurcis.

« Je t’aime bien, mon poteau, etj’aurais voulu te conserver près de moi, dit-il d’une voix quitremblait, mais je vois bien que tu te meurs ici !…Réjouis-toi ! Tu seras bientôt libre ! Tu vas pouvoirretourner en France, Palas ! »

Celui-ci savait que Chéri-Bibi neparlait jamais inutilement. Il le crut. Un espoir immense gonfla sapoitrine.

« En France !soupira-t-il.

– Vingt-deux »,souffla le bandit.

Vingt-deux, dansle langage du bagne, signifie« Attention ! »

Palas tourna légèrement la tête etaperçut la silhouette d’un garde-chiourme qui passait non loind’eux, le fusil en bandoulière.

L’artoupan jeta un coup d’œil de leurcôté et s’éloigna en longeant le flot.

Fric-Frac était toujours à son posted’écoute. Chéri-Bibi continuait :

« Et, tu sais !… je tedonnerai les papiers d’un honnête homme ! T’auras tout cequ’il faut pour te faire encore du bonheur !

– Mon Dieu ! » gémitl’autre.

Et il regarda Chéri-Bibi. Chéri-Bibipleurait.

Palas tressaillit. C’était un spectacleauquel il n’avait jamais assisté ; des larmes dans les yeux deChéri-Bibi ! Chéri-Bibi se donna des coups de poing dans lesyeux, pour se punir certainement de cet instant d’attendrissementet il cracha un blasphème épouvantable.

« Pourquoi ne fuis-tu pas avecmoi ? demanda Palas.

– Parce que je te gênerais, monpetit ! T’auras vite oublié Chéri-Bibi, va !…

– Jamais, dit l’autre. Il n’y a quetoi de bon pour moi ici ! Tu n’as pas cessé de meprotéger.

– Te protéger ! T’as besoin dela protection de personne ! Sous tes dehors de demoiselle t’esaussi fort que moi ! Si tu avais voulu les bomber unebonne fois ceux qui te font du boniment, ils t’auraient vite fichula paix ! Mais t’es trop grand seigneur ! Du reste, c’estce qui m’a plu en toi ! Moi, j’aime les gens bienélevés ! et puis j’aime aussi les honnêtes gens ! et t’esun honnête homme ! Je te crois quand tu me dis que t’esinnocent ! Je me rappelle le temps où je n’avais pas encorefichu mon premier coup de couteau ! Ah ! je le voistoujours, ce premier coup de couteau ! J’en avais toujours un,de couteau, à la ceinture. J’étais garçon boucher au Pollet !Tu le connais, le Pollet ? C’est près de Dieppe. L’été, tu asdû aller aux courses par là ? T’as toujours été un type chic,toi ! Pourquoi que te revoilà tout pâle ?

– Parce que je pense aux courses deDieppe ! fait Palas en fermant les yeux.

– Oui, c’était le bon temps,hein ? Crois-tu qu’il y en avait des élégances. Duv’lan ! du zinc ! et des gommeux anglais ! Et descocottes que c’en était honteux ! Pour t’en revenir à monpremier coup de couteau, ça m’est arrivé juste sur la falaise deDieppe. Un voyou était en train de faire passer le goût du pain àun brave homme. J’arrive. J’veux donner un coup de couteau auvoyou, je tue l’honnête homme ! C’est moi qu’ai été condamné…Fatalitas ! V’là le départ de tous mesmalheurs !… Mais je ne veux plus penser à tout ça ! ni àla France, ni à rien ! J’ai commis plus de crimes que j’ai dedoigts aux deux mains ! Et toujours dans la meilleureintention ! Tu sais ; c’est comme un fait exprès !Fatalitas ! Alors, vaut mieux que je reste ici,pas ? Une fois pour toutes ! Le bagne, vois-tu, il a étéfait pour moi, c’est mon foyer !… Toi, t’es jeune, c’est uneautre paire de manches ! Tu peux te refaire une vie !Épouser une brave et honnête femme, la rendre heureuse ! Unconseil : fuis les gourgandines ! Tu dois en êtrecorrigé, hein ?

– Il y a des chances ! fitPalas en souriant à Chéri-Bibi, dont les propos de haute moralitél’étonnaient toujours dans cette bouche effroyable… Mais tu ne m’astoujours pas dit ce que tu fabriques là ! »

Chéri-Bibi ne répondit pas tout desuite, mais levant les yeux vers le môle dont on apercevait lapointe protégeant un petit port naturel, il dit :

« Aborgne (regarde) un peu là-basce qui se passe. »

Palas regarda. Là-bas, une fortechaloupe à pétrole venant certainement des établissementsforestiers de Saint-Laurent-du-Maroni, accostait au môle. Unofficier en sortait et était reçu sur le môle par le groupe desautorités qui avaient la garde de l’île.

« Zieute bien ce qui sepasse ! continuait Chéri-Bibi, qu’est-ce que tuvois ?

– Eh bien, mais, répondait Palas,c’est l’officier de surveillance qui vient de finir sa tournée. Ilsdoivent tous lui demander des nouvelles de la guerre. Elles nedoivent pas être bonnes. Ils n’ont pas l’air de seréjouir.

– Et après ?

– Après ? Le lieutenant sepenche sur la chaloupe.

– Ah ! fit Chéri-Bibi, nous yvoilà. Et alors ?

– Le mécanicien est debout sur leroof et lui passe quelque chose que l’officier met dans sapoche.

– Halte ! T’en as assezvu ! et maintenant, regarde ça ! »

Chéri-Bibi montrait son bout de bois,auquel il avait cessé de travailler…

« Ça, continua le bandit, c’estexactement la chose que l’officier de surveillance vient de mettredans sa poche. Et sais-tu ce que c’est que la chose ? C’estune pièce du moteur indispensable pour que la machine marche !Quand il a ça dans sa poche, l’as de carreau (l’officier)est tranquille. Rien à faire pour les « fagots » avec songrafouilleur ! (Rien à faire pour les forçats avec sachaloupe automobile). En allant de corvée à Saint-Laurent, j’ai eul’occasion de bien examiner sa pièce. Je te jure que celle-là doity ressembler comme une fraline (sœur), et s’il y manque quelquechose, on fera ce qu’il faudra ce soir.

– Ce soir ! s’exclamaPalas.

– Oui, mon petit ! ce soir tuseras libre, foi de Chéri-Bibi ! J’ai fini de creuser mon troudans la case ! Ce soir on va rigoler.Vingt-deux ! Les artoupans ! On sonnel’appel ! »

Les deux forçats se levèrent. Palas,derrière Chéri-Bibi, vacillait d’espérance. Ils s’en furents’aligner avec les autres de leur bordée dans un chemin creux quedominait une case de l’administration ; c’est là qu’ilstravaillaient à tracer une nouvelle route qui traversaitl’île.

Or, de toute cette journée, Palas etChéri-Bibi n’avaient pas fait un geste qui ne fût épié deFric-Frac, pas échangé une parole qui n’eût été entendue ou devinéede lui.

Fric-Frac avait dit entre-temps auParisien, au Caïd et au Bêcheur :

« Tenez-vous chauds ! Y auradu bon ce soir à la neuille autour des cubes ! (Tenez-vousprêts, y aura du bon cette nuit, pendant la partie dedés.) »

Quand il fut six heures, après ledernier appel, les forçats se dirigèrent vers leurs dortoirs,presque gaiement. La journée était finie.

Les forçats sont alors enfermés dansleurs « cases », dortoirs communs, où ils font ce qu’ilsveulent, dorment ou boivent, ou jouent, débarrassés desgardes-chiourme. Chéri-Bibi, Palas, le Parisien, Fric-Frac, leCaïd, le Bêcheur partageaient la même case avec une vingtained’autres. Ce soir-là, « l’as de carreau » fit la tournéedes dortoirs.

Alignés devant la double rangée de leurshamacs, ils écoutaient ses observations. L’officier leur déclaraitqu’il ne voulait point de bruit dans la case ; qu’ils étaientchez eux, la porte fermée, mais que c’était pour dormir et que sil’on avait encore à se plaindre d’eux, il enverrait toute la casedans les cages du bâtiment central.

Avant de partir, ildemanda :

« Quelqu’un a-t-il à me présenterune observation ? »

C’est alors que Palas s’avança etdit :

« Monsieur l’officier, le bruitcourt que de mauvaises nouvelles sont arrivées deFrance.

– En quoi cela peut-il vousintéresser ? répliqua l’autre très durement. Des gens commevous n’ont plus rien à faire avec laFrance ! »

Palas avait pâli. Un grondement des plusmenaçants courut les rangs des bagnards. Les artoupans leurimposèrent silence en sortant leurs revolvers.

Cependant l’un des forçats ne puts’empêcher de s’écrier :

« Qu’on nous donne un fusil, onverra si nous ne savons pas mourir comme lesautres !…

– Vous n’en êtes pasdignes ! » répliqua l’officier, et ils’éloigna.

La porte fut refermée. Des poingsterribles se dressèrent. Un tumulte de blasphèmes emplit la case.Palas se jeta dans son hamac et se cacha la figure dans lesmains.

Pour des êtres qui ont été accablés parle destin comme Palas, ces heures de dortoir, si chères aux autresà cause de l’absence de toute surveillance, étaient certainement cequ’il y avait de plus dur dans le châtiment dont la justice humainel’avait frappé. La promiscuité y était abominable. Toutes lespassions, tous les vices entretenus par l’alcool et le jeu s’ydonnaient un libre cours. Là, c’était vraiment l’enfer.Heureusement pour Palas que le sort, si cruel par ailleurs, luiavait donné comme compagnon Chéri-Bibi. La présence de ce dernieret la terreur qu’il inspirait faisaient qu’on laissait Palas à peuprès tranquille.

Dans son hamac, il fermait les yeux pourne point voir toutes ces têtes hideuses, mais il entendait. Etc’était horrible !

Les bouteilles de tafia, les jeux decartes, l’or sortaient l’on ne savait d’où et le sabbatcommençait.

Sans se préoccuper de ce que l’onfaisait autour de lui, Chéri-Bibi avait soulevé une des dalles dontle sol de la case était pavé. Un trou était là, béant : il s’yintroduisit. Il y avait deux mois que Chéri-Bibi travaillait à cetrou.

Il n’avait été interrompu dans sontravail souterrain que par les huit jours de cachot qu’il s’étaitfait donner dans l’intention d’achever tranquillement de sculpterde la pointe de son couteau le bout de bois qui devait leur fournirle moyen d’user du moteur de la chaloupe.

Quand il travaillait à son trou, sescompagnons, chaque matin, l’aidaient à sortir, sans qu’on s’enaperçût, la terre qu’il avait extraite pendant la nuit. Il avaitpromis en échange aux fagots qu’il y aurait, au bout de son projet,de l’évasion pour tous ceux qui en voudraient.

Il ne s’était pas expliqué davantage. Onle laissait faire, curieux de ce qu’il allait tenter.

Le Parisien et sa bande ne l’avaient pasvendu et il y avait à cela plusieurs raisons, dont la moindren’était pas que Chéri-Bibi avait déclaré que si on le vendait, ilsaurait qui avait fait le coup et que de toute façon, même s’ilsétaient innocents, il ferait passer le goût du pain au Parisien età Fric-Frac. Il se trouva encore que, depuis quelque temps, leParisien et sa bande nourrissaient le projet, eux aussi, des’évader.

Ils ne désespéraient point que le plande Chéri-Bibi, quand ils le connaîtraient entièrement, leur fûtutile. Ce soir-là, assis sur leurs sacs, dans un coin, le Parisien,Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur regardaient Chéri-Bibi se glisserdans son souterrain.

« C’est-il qu’il sera bientôt fini,ton trou ? demanda le Bêcheur.

– Je vous demande encore huitsorgues (nuits) », fit Chéri-Bibi, et il disparut.

Les quatre forçats avaient sorti les déset faisaient une partie à la lueur sinistre des falotsréglementaires accrochés au toit du baraquement.

La nuit était tombée, rapide, commetoujours dans ces régions.

D’autres parties, dans tous les coins,avaient commencé. Il y en avait qui jouaient aux cartes. On avaitdébouché des bouteilles. Une abominable odeur de rhum s’étaitrépandue.

Dans son hamac, Palas semblaitdormir.

« Chéri-Bibi vous ment, soufflaFric-Frac à ses trois acolytes : Chéri-Bibi nous a chiqué(menti). C’est ce soir qu’il fait son coup. Il s’échappe par sonsouterrain et embarque dans la chaloupe de l’as de carreau. Il a untruc pour faire marcher la machine. Palas doit aller le rejoindredans une demi-heure, sitôt que Chéri-Bibi aura paré le moteur prêtà partir. Mais les poteaux (camarades) empêcheront Palas de sortir,et c’est nous qui nous esbignerons ! Chéri-Bibi, ne voyant pasarriver Palas, reviendra le chercher, nous en profiterons poursauter dans la chaloupe, et en route ! »

Le coup était savamment monté ; lesautres « fagots », furieux d’apprendre que Chéri-Bibi lesavaient trompés, se tenaient prêts à marcher sur un signe deFric-Frac.

Palas simulait le sommeil. Et cependantune fièvre intense le brûlait. À cette heure effroyablementdécisive, il songea à sa mère morte de douleur, et il pria verselle ! sa maman ! Les années dorées de sa bellejeunesse ! Il revécut le passé. Il revit sa lumineuse imagequand tout lui souriait, quand il n’avait qu’à se pencher pourcueillir toutes les fleurs embaumées de la vie…

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