Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

XIX – Une mauvaise nuit suivie de mauvaisjours

Didier trouva au coin de la rue les deuxfemmes affolées. Il les rassura d’une voix altérée. L’homme s’étaitenfui à son approche. M. et Mme d’Haumont prirent tout desuite congé de Gisèle qui suppliait le capitaine de lui pardonnersa conduite stupide.

Dans le taxi de luxe qui les ramenait aucap Ferrat, Didier et Françoise ne parlèrent guère. La jeune femmeétait désolée. Elle pensait que son mari lui en voulait un peu desquelques observations qu’elle lui avait faites à propos de sagénérosité trop vive.

Elle lui prit la main. Elle fut étonnéeet même inquiète de la sentir toute glacée :

« Oh ! mon Dieu ! commetu as froid ! Tu es mal, mon chéri !

– Non ! non ! jet’affirme, je suis très bien ! »

Elle lui passa une main sur le front. Ilétait couvert d’une sueur glacée… Elle s’effraya :

« Tu as certainement quelquechose ! mais parle donc ! pourquoi ne parles-tupas ? Je ne t’ai jamais vu dans un étatpareil ! »

Il essaya de la plaisanter, mais sa voixétait toute changée… Elle se mit à pleurer :

« Je ne sais pas ce que tuas ! je ne sais pas ce que tu as ! Tu me caches quelquechose ! »

Il la prit dans ses bras et ill’embrassa avec une passion si subite qu’elle fut loin d’en êtrerassurée…

« Ciel ! fit-elle, toi aussitu pleures !

– Je pleure parce que je vois tonchagrin ! ton inexplicable chagrin !… tu sais bien que jet’adore, Françoise !

– Oh ! oui ! oui !Dis-moi cela ! dis-moi cela !

– Mon amour, est-ce que tu endoutes ?

– Je serais morte, si j’en avaisdouté ! Mais dis-le-moi tout de même, c’est si bon !Prends-moi encore dans tes bras ! embrasse-moi !embrasse-moi !… Pleure encore avec moi, c’est sibon !

– Nous sommes fous ! Nous nesavons pas pourquoi nous pleurons ! Nous nous conduisons commedes enfants ! C’est honteux !

– Mon amour ! mon amour !alors, c’est vrai ! tu ne me caches rien ? tu ne l’as pasvu, ce sale individu ?

– Mais non, à peine !… Ilfuyait littéralement !… Je l’ai engagé à ne plus revenir dansle quartier… et c’est tout ! n’en parlonsplus !

– Non ! non ! n’enparlons plus !… »

Ils n’en parlèrent plus. Ils neparlèrent même plus du tout jusqu’à leur arrivée à lavilla…

Alors, quand ils furent chez eux, ellelui dit :

« Écoute, mon chéri, laisse-toisoigner… tout à l’heure, tu étais glacé, maintenant tes mains sontbrûlantes… Tu as encore la fièvre !… Il y a trop peu de tempsque tu es remis de tes blessures et nous nous conduisons comme desimprudents ! Tu auras attrapé froid en sortant de chezMme d’Erland !… Mais qu’est-ce que tu fais !Laisse donc les portes ! le domestique lesfermera ! »

Oui, il se surprit poussant les verrousdes portes lui-même comme un enfant qui a peur.

Et cependant il était redevenu un peuplus calme. Il avait tant besoin de douter. Il voulait douterencore ! Il avait peut-être mal vu ! car enfincela avait été si rapide cette apparition d’une figure dans lalueur d’un bec de gaz. Et pas même une figure ! Unfront, des yeux, c’était tout ! Était-ce suffisant pour êtresûr qu’il s’était heurté au Parisien ? Certainementnon ! Il fallait compter avec le jeu des ressemblances, aussiavec son propre état d’esprit, toujours prêt à croire au danger, àse l’imaginer tout proche.

Le Parisien à Nice ! Non !non ! ce n’était pas possible ! Le bagne l’avait repris.Cela avait été annoncé dans les journaux. Et puis, si le Parisienavait été à Nice, il eût passé son temps à poursuivre un autregibier que Gisèle. Le capitaine d’Haumont en saurait quelquechose…

Ainsi se raisonnait-il. La tendresse deFrançoise, les soins inquiets dont elle l’entoura, l’attendrirentet le détendirent. Ils étaient si heureux, si tranquilles dans leurpetit coin… il y avait une telle paix autour d’eux… non !non ! il ne croyait plus à son malheur ! Il fut biensage, prit son grog, se laissa dorloter, brisé par une émotion sinouvelle, accablé physiquement et moralement,s’endormit.

Françoise, elle, ne dormaitpas.

Elle écoutait cette respirationoppressée, elle épiait ce sommeil douloureux à côté d’elle.Soulevée sur son coude, elle se penchait avec une angoissegrandissante et qui lui serrait le cœur à l’étouffer sur cettefigure adorée qui souffrait d’un songe inconnu.

Quelles images redoutables passaientsous ces paupières closes pour qu’un pareil soupir gonflât cettepoitrine haletante ? Elle n’avait jamais regardé dormir sonmari. C’était effrayant !

Et puis, elle lui trouva soudain unefigure qu’elle ne connaissait pas, et qui l’épouvantait.

Des rides qu’elle n’avait jamaisremarquées creusaient sur le front, aux tempes, au coin des lèvres,des sillons profonds. Cette chair qu’elle avait vue au repos, sinoble, si apaisée sous la domination d’une âme forte et brave,était ravagée comme si l’esprit de la peur s’était emparé d’elle,profitant de ce que la sentinellene veillaitplus.

Il lui fut impossible de rester pluslongtemps auprès de cette figure de martyre qu’elle ignorait etelle réveilla Didier pour revoir l’autre visage, celui qu’elleavait épousé.

Didier poussa un rauque gémissement etouvrit sur elle des yeux hagards.

À la lumière falote de la veilleuse,elle le vit sortir de son cauchemar comme un nageur qui revient auniveau des eaux et qui peut enfin « reprendre sarespiration ».

« Didier ! Didier !qu’as-tu ? Tu ne me reconnais pas ? C’est moi, c’est moi,Françoise ! »

Alors la figure se détendit, les yeuxfurent habités à nouveau par la douce flamme qui les éclairaitchaque fois que son regard se posait sur elle.

« Oh ! ma chérie ! jeviens de faire un rêve épouvantable !

– Oui, oui !épouvantable ! Et je t’ai réveillé.

– Qu’est-ce que j’ai dit ?Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Mais rien ! tu souffrais, tugémissais, tu soupirais affreusement !… »

La douce voix de Françoise semblaitchasser définitivement les ombres atroces de la nuit.

« Mais à quoi donc rêvais-tuainsi ? demanda-t-elle.

– Ma chérie, je rêvais au plusgrand malheur du monde. Je rêvais que tu ne m’aimaisplus…

– Oh ! monDidier !… »

Elle le prit dans ses bras, lui mit satête sur sa poitrine.

« Écoute mon cœur »,fit-elle.

Ils l’écoutèrent tous deux en silence.Ce silence, Didier ne le rompit point et il simula de céder à unsommeil doux et réparateur. Mais il ne dormait point. Il sedéfendait de dormir. Il redoutait la trahison dessonges…

Elle aussi ferma les yeux et le trompaet il crut vraiment qu’elle dormait, mais elle savait qu’il nedormait pas !

Ils se mentaient pour la première foisdans les bras l’un de l’autre !… Son sein nu supportait cemensonge… Didier, comme un patient qui cherche le coin où s’étendrepour y moins souffrir, faisait reposer là son secret et elle nedouta point dès lors que ce secret ne fût digne d’un pareilrefuge !

Avec un être comme Didier, il ne pouvaits’agir (en cette cruelle hypothèse d’un secret qui faisait à cethomme au côté d’une femme aimée de si terribles nuits) que d’unmalheur qu’il avait le devoir de cacher, mais dont elle n’auraitpas à rougir pour lui si elle l’apprenait !…

Depuis la conduite étrange de Didier audébut de ce qu’elle pouvait appeler leurs fiançailles, elle avaittoujours pensé qu’il y avait eu dans la vie de M. d’Haumontquelque mystère… Elle persistait à imaginer une ancienne histoirede femme, de méchante femme naturellement, qui aurait autrefoisabusé de la bonté de Didier et qui, maintenant encore, essayeraitde le faire vilainement chanter… que ce fût cela ou autre chose,elle était sûre que de toute façon Didier était unevictime…

Le lendemain matin, à la première heure,M. d’Haumont était à Nice. Il attendit le passage de Gisèle aucoin de la rue d’Angleterre et de la rue Bardin, en faisant lescent pas devant un établissement d’hygiène électrique d’où leconcierge considérait ces allées et venues avecahurissement.

Didier savait que Gisèle, qui devaitêtre à neuf heures au magasin, passerait par là ; et comme ilne tenait point à ce que les sœurs Violette connussent sa démarcheaprès ce qui s’était passé la veille, il attendit le mannequin dansla rue. Une visite chez elle aurait été, à cette heure,inexplicable. D’autre part, il avait espéré que, poussée parquelque besoin du ménage, Gisèle descendrait dans le quartier detrès bonne heure.

Au fur et à mesure que les minutess’écoulaient, son impatience faisait peine à voir. Le concierge del’établissement d’hygiène le plaignit. Ce brave homme arrêtaquelques clients qui entraient pour leur montrer le monsieur sur letrottoir :

« Si vous voulez voir un monsieur àqui on a posé un joli lapin ! »

À neuf heures moins le quart, unehonorable dame qui venait faire dans l’établissement « sahaute fréquence » quotidienne, dans le dessein évident de serajeunir autant que possible, descendit de son auto et, dans lemoment qu’elle allait disparaître dans le vestibule, s’arrêta,complètement médusée.

Elle venait d’apercevoirM. d’Haumont courant à Gisèle et l’entraînant rapidement dansune conversation des plus animées.

« Ah ! bien, madame d’Erland,ça n’est pas trop tôt qu’elle arrive, la donzelle, exprima leconcierge. Pensez, voilà plus d’une heure que l’autre poireaute surle trottoir !

– Ce n’est paspossible !…

– Je vous dis qu’il était là à septheures et demie… On peut dire qu’il estpincé !… »

Mme d’Erland étaitoutrée :

« Le misérable !murmura-t-elle… Et moi qui croyais plaisanter ! PauvreFrançoise ! »

Pendant ce temps, M. d’Haumontavait obtenu quelques précisions assez rassurantes relativement àla personnalité de l’individu qui pourchassait Gisèle.

Celle-ci avait été bien étonnée detrouver ce matin-là le capitaine sur son chemin, et dès qu’elleavait su ce qui l’amenait, elle avait pensé tout de suite qu’ils’était passé la veille au soir entre les deux hommes une scèneassez brutale à laquelle l’officier voulait donner dessuites.

Effrayée de cette perspective, elleavait supplié M. d’Haumont d’oublier l’incident ; maiscelui-ci s’était exprimé dans des termes tels pour connaître toutela vérité, qu’elle avait fini par dire le peu qu’elle savait,c’est-à-dire que ce monsieur était un ami d’une cliente deMlle Violette, qu’elle l’avait vu pour la première fois àParis, où il était, paraît-il, très répandu dans les milieuxartistiques et mondains, qu’il lui avait offert de la faire entrerau théâtre, où il comptait beaucoup d’amis, et qu’il s’appelaitM. de Saynthine.

Quand il quitta Gisèle, Didier sedisait : « Je suis fou ! J’airêvé ! »

Une heure plus tard, à la réflexion, ilne restait plus rien de ce qu’il appelait son imagination de laveille ; seulement il avait décidé que, pour échapper à unmilieu, à une ambiance qui ne lui permettait plus de goûter commeil convenait les dernières heures précieuses d’un congé deconvalescence, doucement éclairé par une lune de miel, il allaitfaire, avec Françoise, un petit voyage au cours duquel il espéraitbien ne rencontrer ni Nina-Noha, ni l’ombre du Parisien…

Il mettait sur le compte de laréapparition de la danseuse à son horizon le trouble momentané danslequel il était plongé. Dès lors, quitter les lieux qu’ellefréquentait devenait son plus cher programme.

Hanté par cette idée, il se dirigea versles bâtiments où depuis la guerre se trouvait installé le servicedes sauf-conduits et des passeports.

Il traversait alors, ayant coupé au pluscourt, un coin de la vieille ville. Là, les rues sont étroites ettortueuses. Il se trouva arrêté devant une boutique basse demarchand de vieux habits et de tapis d’occasion à l’enseigne deMonsieur Toulouse.

Pourquoi cette enseigne lefrappa-t-elle ? Pourquoi en retint-il le nom ? Plus tard,quand il se le demanda, il ne put rien se répondre, sinon qu’il yavait déjà, au fond obscur de lui-même, quelque chose qui savaitque cette enseigne compterait dans sa vie.

Enfin la rue fut dégagée par ledéplacement d’une petite voiture à bras chargée delégumes.

Quand cette voiturette se fut déplacée,elle découvrit une espèce de larve humaine qui rasait les murs etqui pénétra aussitôt dans un corridor sombre adjacent à la boutiquede Monsieur Toulouse. Didier s’appuya au mur. Il avaitreconnu Fric-Frac !…

Il trouva la force de s’enfuir duquartier ! Tout son être du reste lui criait :« Fuis ! » Ah ! se sauver avec Françoise aubout du monde !…

Il avait une figure de spectre quand ilentra dans la salle où l’on délivrait les permis. Il était à peuprès sûr que Fric-Frac ne l’avait point vu. Il se donna le temps deretrouver sa respiration, sa voix.

Quand il s’avança vers la tablecentrale, derrière laquelle les employés répondaient au public, ilaperçut alors, debout tenant des papiers à la main, un homme enlongue redingote flottante qui le dévisageait fixement.

Didier tourna sur lui-même. Il devenaitfou !

Il ne sut jamais comment il avait pu seretrouver dehors, comment il avait eu la force de se jeter dans unevoiture et de crier son adresse. Il avait reconnu leBêcheur !…

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