Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

XIV – Le jugement de Dieu

Quelques heures plus tard,M. d’Haumont arrivait au château de la Boulays.

Il en était parti avec la fermerésolution de n’y plus jamais revenir, quoi qu’il dût lui encoûter. Et voilà qu’il foulait à nouveau ces allées avec unesatisfaction intime qu’il ne pouvait se dissimuler. Sans douteavait-il, pour faire faillite aussi promptement à une ligne deconduite qu’il s’était tracée avec un courage cruel, un motifpuissant, mais en toute sincérité, ce motif, il ne le regrettaitpas !

Il n’eût même point fallu le pousserbeaucoup pour que M. d’Haumont avouât qu’il bénissait lesredoutables aventures dont l’aboutissement devait lui faire revoirune fois de plus des lieux et des images dont son cœur étaitplein.

Un devoir impératif lui faisait poussercette grille. Il n’avait rien à se reprocher. Ici était latrahison. Il fallait la démasquer. Depuis qu’il avait failli êtrevictime de cette mystérieuse bande qui l’avait poursuivi jusqu’auxabords de l’hôtel d’Ar…, le capitaine était persuadé que le motd’ordre auquel avaient obéi ses misérables agresseurs était partide chez M. de la Boulays. C’est là seulement que desparoles avaient pu être surprises, apprenant à l’ennemicaché l’importance de la mission secrète qui lui avait étéconfiée. Pour tout dire, M. d’Haumont croyait maintenant quele château de La Boulays était le centre d’un espionnageconstant. Il se rappelait qu’en sortant du cabinet deM. de la Boulays la veille au soir, il s’était presqueheurté à ce Schwab, dont l’attitude lui avait toujours parususpecte… Quelques minutes plus tard, au moment de quitter lechâteau, il avait cru apercevoir deux ombres qui se parlaient dansle parc, dont l’une était assurément ce Schwab et dont l’autrerappelait étrangement la silhouette de Gorbio ! Cet incidentn’avait pas autrement retenu son attention, mais, aujourd’hui, quelrelief il prenait dans sa pensée !…

Il arrivait après le déjeuner. Cesmessieurs étaient au fond du parc, en train de faire quelquescartons avec le comte de Gorbio.

Quelques coups de feu, puis desexclamations rapprochées lui firent comprendre qu’il n’était plusloin du stand. Il entendit même la voix de Françoise quidisait :

« Bravo, comte ! Voilà uncarton merveilleux. Il est regrettable que les Boches ne setrouvent pas en face de votre pistolet ! »

Françoise s’était déjà éloignée dugroupe où le comte « faisait le beau » avec son pistolet,quand elle aperçut Didier. Elle tressaillit et devint toute pâle.Cependant, elle continua sa route vers le château, comme si elle nel’avait pas vu.

M. de la Boulays fut surprisautant que sa fille du retour si rapide et tout à fait inattendu ducapitaine, et, bien que celui-ci n’eût point manifesté le désir dese trouver seul immédiatement avec lui, il comprenait qu’il devaitavoir à lui communiquer une commission d’urgence qui pouvait avoirquelque rapport avec l’importante mission dont M. d’Haumontavait été chargé dans la nuit. Cependant, il se conforma àl’attitude de M. d’Haumont et attendit.

Le comte de Gorbio avait été d’unecorrection glacée avec ce dernier, qu’il ne désirait nullementrevoir.

Il y eut encore quelques cartons oùs’affirma de nouveau la prodigieuse adresse du comte. On lefélicita et l’on rentra au château. Didier, prétextant unefaiblesse du bras droit, s’était récusé quand on lui avait tendules pistolets. Il n’avait pas voulu courir le risque d’unehumiliation devant Gorbio, et quand il regardait cet homme, cen’est certes point sur un morceau de carton qu’il avait envie detirer !…

Sitôt dans les appartements,M. de la Boulays s’avança vers Didier et lui dit enaparté :

« Monsieur d’Haumont, vous avezquelque chose à me communiquer ?

– Oui, quelque chose degrave.

– Voulez-vous que nous montionsdans mon bureau ?

– Non ! N’ayons point l’aird’avoir une conversation sérieuse… On nous épie. »

Ils s’en furent sur la terrasse, pendantque s’organisait une partie de poker avec le comte et une partie debridge où M. de la Boulays devait s’asseoir.

« Vous me préviendrez, messieurs,quand mon tour viendra…

– Eh bien ? demanda-t-il,assez interloqué, à Didier. De quoi s’agit-il ?

– Monsieur de la Boulays, il y a unespion chez vous !… »

En entendant ces mots,M. de la Boulays ne put se maîtriser ets’écria :

« Gorbio avaitraison !… »

Si bien qu’avant même queM. d’Haumont eût pu ajouter un mot, Gorbio lui-même qui avaitentendu le cri de M. de la Boulays survint, et demandaune explication. Mais M. d’Haumont était devenu soudain muetet glacé, et M. de la Boulays, devant l’attitude ducapitaine, se montrait fort embarrassé. Puis, brusquement, le comtes’excusa d’être intervenu d’une façon aussi maladroite dans uneconversation aussi intime.

« J’avais cru entendre :Gorbio avait raison !… je vois que j’avais tort ! »et il s’éloigna, malgré tout ce que put lui dire M. de laBoulays…

« Je crois que vous auriez pu vousexpliquer devant le comte, fit M. de la Boulays. Il m’afait renvoyer ce matin ce domestique qui vous déplaisait tant etqu’il aurait surpris, m’a-t-il dit, écoutant auxportes !…

– Schwab n’est plus là ?s’exclama M. d’Haumont ? Eh bien, je le regrette !…Nous aurions certainement pu le confondre ou le prendre sur lefait !… Maintenant, il est trop tard !…

– En tout cas, on ne sauraitreprocher à M. de Gorbio…

– Je ne lui reproche rien !…Je regrette seulement que grâce à la précipitation avec laquelle ila fait chasser ce traître, Schwab puisse, à cette heure, se rendreutile ailleurs !…

– Monsieur d’Haumont, fitM. de la Boulays, avec une grande douceur, je vous trouveun peu injuste envers M. de Gorbio… Mais, laissons celaet dites-moi ce qui vous est arrivé pour que je vous trouve dans untel état d’esprit ?… »

En quelques mots, Didier narra sonaventure, sans donner les détails de l’agression, passantnaturellement sous silence l’incident de l’épicerie moderne, lapromenade sur les toits, la descente dans la cour d’un marchand debois, tandis que les agresseurs attendaient leur victime, rueSaint-Roch. Le principal n’était-il point que, finalement, il aitpu mener sa mission à bonne fin ?… Il termina en faisant partà M. de la Boulays de la façon dont il s’était trouvé nezà nez avec Schwab, en sortant de son cabinet ; la veille, maisil ne crut point devoir parler de la silhouette du comte, qu’ilavait cru apercevoir ensuite dans le parc, à côté de celle dudomestique.

Après ce récit, M. de laBoulays regretta moins que jamais d’être débarrassé de Schwab, cequi n’était point la manière de voir deM. d’Haumont.

On vint sur ces entrefaites chercherM. de la Boulays pour le bridge ; il quitta lecapitaine après lui avoir fait promettre qu’il resterait àdîner.

M. d’Haumont ne pouvait refuserl’invitation de M. de la Boulays. Il n’avait aucunprétexte à fournir pour quitter le château avant l’heure du trainqui le ramènerait à Paris.

De tout l’après-midi, il n’eut point lajoie de revoir Mlle de la Boulays ; seulement, unedemi-heure avant le dîner, comme il rêvait fort mélancoliquementsur la terrasse en se balançant sur un rocking-chair et en fumantun cigare, il la vit venir à lui. Il cessa de fumer et arrêta lemouvement de son fauteuil.

Il vit à ses yeux tristes et pleinsd’amour qu’elle souffrait du même mal que lui et il se maudit de nepouvoir rien contre leur double malheur, rien, quedisparaître.

Elle était revenue à lui, dans toute lasimplicité de son âme, telle qu’il l’avait connue au réveil de sonsupplice de soldat, lorsqu’elle avait soutenu ses premiers pas deconvalescent, lorsqu’elle avait tourné vers lui sa figure amie ettoute sa foi.

Ils descendirent dans leparc.

« Mon père m’a dit que, cette nuit,vous aviez encore couru de grands dangers, monsieurd’Haumont ? »

Sa voix marquait une émotionprofonde ; il vit une larme couler de ses beaux yeux. Il putoublier un instant le passé infâme et l’avenir impossible. Il vécutune minute divine. Il était aimé, en ce temps, en ce lieu, qu’ilisola instantanément de tous les temps et de tous les lieux de laterre. Le bras de la bien-aimée tremblait sur le sien. Il oubliatout. Il fut un homme heureux quelques secondes et il leva vers leciel un regard de reconnaissance éperdue.

Que dit-il ensuite ? Quellesparoles dut-il prononcer et qui ne pouvaient être que banalespuisqu’elles ne pouvaient avoir trait à ce qui se passait dans soncœur ? Il raconta peut-être les événements de la nuit ;il parla peut-être d’autre chose ; cela n’avait aucuneimportance, ce qu’il disait ! Cela tombait dans le silence…mais, entre leurs deux âmes attentives seulement au rythme muet deleur amour, cela ne l’interrompait pas.

Comment, dans cette extase, eût-il vuderrière lui la haine allumer le regard d’un rival ?M. de Gorbio se tenait debout à côté deM. de la Boulays, sur la terrasse du château, et ce qu’ilvoyait et ce qu’il entendait le gonflait de fureur.

Il voyait Françoise au bras de Didier,et il entendait M. de la Boulays. Or, celui-ci luiapprenait que c’était en vain qu’il s’était efforcé de déterminersa fille à fixer une date pour le mariage…

« Mais enfin, que vous a-t-ellerépondu ?

– Elle ne m’a rien répondu… Elleest allée rejoindre le capitaine d’Haumont… »

Le comte ne put retenir un geste decolère.

Cependant les deux hommes se turent, carM. d’Haumont et Françoise, appelés par la cloche du dîner,remontaient sur la terrasse.

Au dîner, M. d’Haumont se trouvaplacé à côté de Françoise. Il avait en face de lui le comte.Celui-ci mit immédiatement la conversation sur l’existence deschercheurs d’or, sur l’aléa de leurs entreprises et surtout sur latriste nécessité où l’on était de vivre là-bas avec les piresaventuriers !…

« C’est exact ! répliqua sansaucune émotion apparente M. d’Haumont, M. de Gorbioconnaît les mœurs de ce pays comme s’il y avaitété ! »

L’entretien ne pouvait continuerlongtemps sur ce ton sans qu’on eût à redouter quelque trouble dansle repas.

L’hostilité des deux interlocuteursétait si visible que les convives se regardèrent avec un étonnementmarqué. À quoi allait-on assister ?

M. de la Boulays sentait toutà coup le danger et ne cachait pas son inquiétude. Quant àFrançoise, elle avait gardé tout son calme ; elle priaM. de Gorbio de leur raconter quelques-uns de ces potinsde coulisses qu’il narrait d’une façon si charmante et qui leschangeraient de toutes ces histoires d’espions ou desauvages.

« Mais moi, je tiens àm’instruire ! protesta le comte. On ne sait pas ce qui peutarriver dans la vie. Est-il vrai, monsieur d’Haumont, que vous vousen allâtes là-bas sans le sou et que vous en êtes revenu richecomme un nabab ? »

Didier n’eut pas le temps de répondre.Françoise s’en chargea pour lui.

« M. d’Haumont,répliqua-t-elle, est plus pauvre maintenant qu’avant ! Il adonné toute sa fortune à la France, plus un peu de sonsang ! »

Il y eut un murmure approbateur. C’esttout juste si l’on n’applaudit pas.

« M. d’Haumont est un héros etl’homme le plus désintéressé que je connaisse ! repartitimmédiatement le comte. Je suis très heureux qu’il veuille bien mecompter parmi ses amis ! »

Ce revirement subit et si peu attendu netrompa personne ; toutefois il mit fin momentanément à unesituation des plus délicates pour M. et pourMlle de la Boulays, que tout le monderegardait.

Il était facile de comprendre quel étaitl’objet de la querelle et la raison de l’animosité qui avait misaux prises un instant les deux hommes.

Quant à M. de la Boulays, ilétait de plus en plus embarrassé. Il ne comprenait pas bienl’attitude de sa fille. Françoise était soudain apparue comme unefurieuse ennemie du comte et il se posait le problème de savoirpourquoi, si de tels sentiments l’animaient, elle lui avait accordésa main.

Il résolut de la confesser, car c’étaitun fort brave homme, et bien que ses intérêts fussent liés danscertaines affaires à ceux de Gorbio, pour rien au monde il n’auraitvoulu voir sa fille malheureuse.

Et même, si elle aimaitM. d’Haumont, elle n’avait qu’à le dire.

Quand on se leva pour passer au salon,Mlle de la Boulays prit immédiatement le bras deM. d’Haumont et pria aussitôt celui-ci de descendre avec elledans le parc pour qu’elle y prît le frais, dont elle sentait lebesoin. Elle ne manqua point, en s’éloignant, de s’excuser avecgentillesse auprès du comte d’accaparer ainsi « sonami ».

« C’est mon malade, disait-elle, jeveux lui faire mes dernières recommandations. »

Elle s’enfonça avec Didier sous lesarbres.

« Savez-vous bien que vous avez étéfort désagréable avec mon futur mari ? lui dit-elle quand ilsfurent seuls. S’il ne vous plaît pas, vous auriez tort de ne pointme le dire, moi qui ne l’ai pris que sur vos conseils ! Maisrien n’est perdu ! Nous avons le temps d’en choisir unautre si celui-ci ne vous convientplus ! »

Elle n’attendit point saréplique.

« Et maintenant, ajouta-t-ellebrusquement, vous allez faire vos adieux à mon père et partir toutde suite, si vous ne tenez pas à manquer votre train !… Lapetite torpédo vous conduira à la gare. »

C’était elle maintenant qui le poussaità s’en aller, qui avait hâte de le voir quitter le château.Évidemment, elle redoutait tout d’une explication entre les deuxhommes. Mais, dans le même moment, M. de Gorbio seprésenta devant eux :

« M. de la Boulaysdésirerait vous parler, mademoiselle ! Il m’a prié de venirvous en prévenir… »

Et il termina sur un ton assezfrais :

« Vous m’excuserez de venirtroubler ainsi votre dernier entretien !

– Mais vous ne letroublez pas du tout, veuillez le croire, mon cher comte !M. d’Haumont, soyez assez aimable pour me conduire auprès demon père !… »

Le comte les laissa s’éloigner. Ilvoyait rouge.

Un quart d’heure plus tard,M. d’Haumont partait dans la torpédo.

En route il eut une panne et n’arriva àla gare que pour voir « filer » son train. Il n’y avaitplus d’express que le lendemain matin. Il prit une chambre enville. Il n’y était pas entré depuis cinq minutes que l’on frappaità sa porte. Il ouvrit.

C’était M. de Gorbio. Celui-cisalua correctement et s’excusa de venir déranger M. d’Haumontà une heure pareille, mais il était persuadé que lorsque lecapitaine connaîtrait le motif de son empressement, celui-ci ne luien garderait pas rancune. Voici ce dont il s’agissait.M. de Gorbio avait toujours tenu que l’honneur d’un hommeétait ce qu’il avait de plus précieux au monde et comme le siens’était trouvé offensé par les propos de M. d’Haumont, ilvenait sans plus tarder, réclamer de celui-ci uneréparation !

M. d’Haumont l’écoutait avec ungrand sang-froid. Il déclara que la démarche du comte l’étonnaitbeaucoup et qu’il ne savait en quoi il avait pu personnellement luiêtre désagréable.

« En beaucoup de choses, monsieur,sur lesquelles il ne me convient pas de m’expliquer… mais vous avezeu, entre toutes, une certaine phrase sur les aventuriers que vousn’eussiez certes pas achevée si je ne m’étais retenu par égard pourmes hôtes !

– Monsieur ! interrompitM. d’Haumont, toujours très froid, cette phrase, c’est vousqui l’avez prononcée et je n’ai fait qu’y répondre. Mais ilsuffit ! Vous voulez vous battre ? Nous nous battronsdonc ! Mais quand la paix sera signée ! Jusqu’à cemoment-là, tout mon sang appartient à mon pays…

– Je m’attendais à cette excuse,monsieur, elle est très facile ! Nous ne savons quand la paixsera signée ! nous serons peut-être très vieux l’un etl’autre… que diable ! l’armistice me suffit à moi !… etje suis ainsi fait que cette idée de conserver si longtemps pardevers moi le souvenir d’une aussi grave offense me rend commeenragé. Je veux vous tuer tout de suite, monsieurd’Haumont !

– Je vous répète que mon sangappartient pour le moment à mon pays…

– Vous lui avez déjà donné, nous adit Mlle de la Boulays, la moitié de votre sang, à votrepays ! Je réclame l’autre ! Quand on sait qu’on ne peutpas, ou qu’on ne veut pas se battre, on se conduit en conséquence,monsieur, et l’on garde pour soi la mauvaise opinion que l’on a deses voisins. »

M. d’Haumont ne répondit pas aucomte. Il lui montrait la porte.

Alors M. de Gorbio retira d’ungeste lent un gros gant d’auto et fit le geste de souffleterM. d’Haumont.

Ce qui suivit fut rapide. Didier pritM. de Gorbio entre ses mains terribles, le souleva, lebalança et allait lui faire éclater le crâne sur le mur, quandl’autre hurla dans son épouvante la seule chose qui pouvait lesauver :

« Lâche qui a peur de monpistolet ! »

Didier le laissaretomber :

« C’est bien, fit-il, je mebattrai !… »

Pendant ce temps, Mlle de laBoulays cherchait dans tout le château M. le comte de Gorbioet s’inquiétait fébrilement de ce qu’il était devenu.

Elle apprenait enfin qu’il était partidans la limousine. M. de la Boulays était dans son bureauet ne se doutait de rien. Sur ces entrefaites, la petite torpédorentra et Françoise sut, par le chauffeur, que M. d’Haumontavait manqué son train et qu’il s’était fait conduire àl’hôtel.

Elle sauta dans la torpédo en proie auxplus sinistres pressentiments. Il lui apparaissait comme certainque Gorbio, furieux de la façon dont elle l’avait publiquementtraité et de l’attitude de Didier à son égard, devait être à larecherche du capitaine pour le provoquer. C’était peut-être unechose déjà faite. Elle se rappela la force extraordinaire du comteau pistolet ! Elle frémit. En outre, elle acquit la certitudeque la limousine du comte l’avait précédée une heure plustôt…

Son angoisse augmentait à chaque instantjusqu’à l’étouffement. Elle était persuadée qu’ils étaient en trainde se battre. Ils n’avaient pas pu attendre jusqu’au lendemainmatin !

À l’hôtel, quand elle sut que Didierétait là-haut et sauf, elle pleura de joie ! Elle courut à lachambre et frappa comme une folle. Le capitaine luiouvrit.

« Tu vas te battre ! »s’écria-t-elle.

Ce tutoiement éclatant en disait longsur leur amour dont, entre eux, il n’avait jamais été question. Ilsen restèrent tous deux changés en statues.

« Pardon ! fit-elle enrougissant… Je vous demande pardon ! »

Et elle s’affaissa sur une chaise ensanglotant.

« Oui, fit-il, Françoise !…C’est vrai, je vais me battre demainmatin !… »

Elle fit :

« Ah ! monDieu !… »

Et puis, d’un airégaré :

« À quoi vous battrez-vous ?Au pistolet ? Vous avez vu ce que ce misérable peut faire avecun pistolet : il va vous tuer ?

– Oui ! répondit simplementDidier, qui était transfiguré par une joie divine ! Oui, il vame tuer… Je ne puis rien faire à cela… Mais parce que vous êtesvenue, Françoise, je mourrai le plus heureux deshommes ! »

Alors elle se leva et lui prit lesmains :

« Tu ne te battras pas ! Je nele veux pas et tu ne le peux pas ! Tu ne dois pas tebattre ! Tu es un soldat, toi ! En temps de guerre unsoldat ne se bat que contre l’ennemi ! Tu trahirais si tu tebattais ! Non ! Non ! tu ne te battraspas !

– Mais, mon cher ange, je lui aidit tout cela ! et il m’a frappé au visage !

– Il t’a touché, toi ! Il aosé ! Et il n’est pas mort !

– Ah ! tuvois, Françoise, tu vois que toi non plus, tu n’accepteraispas de vivre après cela ! Non, mon amour, il n’est pas mort,parce que comme j’allais lui briser la tête contre ce mur, ilm’a dit que j’avais peur de son pistolet ! Tu vois bienqu’il faut que je me batte !

– Non ! non !jamais ! C’est un assassin, cet homme !

– Nous nous serions déjà battus sinous avions trouvé des témoins ! Nous avons dû remettre lapartie à tout à l’heure. Il se charge de tout. Nous aurons tousdeux les témoins qu’il lui faut. Et maintenant, Françoise,retournez auprès de votre père et gardez le silence sur toutceci ; il me reste une heure pour vous écrire, pour vousécrire de longues choses !

– Pourquoim’écrire ? Pourquoi cesses-tu soudain de me tutoyer ?Pourquoi reprends-tu cet air glacé qui m’a tant faitsouffrir ? Tu n’as qu’un mot à me dire, un mot que tu ne m’asjamais dit !

– C’est pour vous expliquerpourquoi je ne vous ai jamais dit ce mot-là qu’il faut que je vousécrive !

– Et après ? Tu tebattras !

– Je me battrai !…

– C’est que tu ne m’aimes pas,Didier ! Hélas ! mon amour, tu ne m’as jamaisaimée ! Et cependant tu sais que je t’aime depuis le premierjour… mais tu n’as su encore que me faire pleurer !

– C’est vrai ! fit Didier.Mais tu es si bonne que je suis sûr que tu mepardonneras !… »

Il s’assit, et, les coudes sur unetable, il enfonça sa tête dans ses mains pour ne plus lavoir.

Quand il releva le front, elle avaitdisparu. Alors il se mit à écrire. Cette lettre était uneconfession et un testament… un long cri de douleur etd’amour…

À l’aurore, quand M. d’Haumont eutpénétré dans le petit bois où l’attendaient déjàM. de Gorbio et les quatre témoins qu’il s’était chargéd’amener là, il eut la sensation de se trouver en face du pelotond’exécution.

Ces quatre hommes – les témoins –étaient sinistres et avaient la mine de gens qui savaient qu’ilsallaient faire un mauvais coup. Ce duel se présentait dans desconditions si particulières, que M. de Gorbio devaitavoir eu quelque peine à trouver des complices. Ce n’est pas unepartie de plaisir que de voir tirer, quand on n’est pas Boche, surun capitaine français, blessé de guerre et quelque peu célèbre parses exploits, M. de Gorbio avait dû y mettre leprix.

Toutefois, ces messieurs, prévoyant desdésagréments futurs, tinrent à ce que les choses se passassent toutà fait dans les règles. Ils regrettèrent que M. d’Haumontn’eût point apporté ses armes ; mais comme il acceptait sansaucune objection celles de son adversaire, il fut passéoutre.

Les témoins de M. d’Haumont prirentgrand soin que les pistolets fussent correctement chargés. Le sortdésigna l’un d’eux pour diriger le combat.

Ce directeur donna quelques conseils aucapitaine.

On voyait qu’il avait l’habitude duterrain. Il fit disparaître la mince ligne du col, dont lablancheur dépassait le bleu de la vareuse. Il recommanda bien àM. d’Haumont de s’effacer derrière son bras droit, de le tenirreplié sur sa poitrine pour qu’il lui servît de bouclier, et detirer dans cette position, le plus rapidement possible, dès lecommandement de feu, pour ne point donner le temps àM. de Gorbio de viser entre le commandement de« Feu ! » et les syllabes fatales : une, deux,trois !… Sans doute, cette précipitation le ferait tirer unpeu au hasard, mais c’était ce seul hasard-là qui pouvait sauverM. d’Haumont, car il n’y avait pas à se dissimuler que siM. d’Haumont laissait à M. Gorbio le temps de viser,M. d’Haumont était un homme mort.

Le témoin n’exprimait point tout haut,en des termes aussi précis, une opinion qui était celle de tout lemonde, mais il la laissait suffisamment deviner.

On compta les pas. Les adversairesfurent mis en face l’un de l’autre. Après la phrase préalableordinaire, le commandement de « Feu ! » retentit.M. d’Haumont négligea de se presser, laissant àM. de Gorbio tout son temps, et il tira avec distractionpresque en même temps que M. de Gorbio.

Il avait recommandé son âme à Dieu etpensé une dernière fois à Françoise. Il s’attendait à tomberfoudroyé. Sa stupéfaction fut profonde de voir basculerM. de Gorbio.

Le cher comte oscilla une seconde ets’aplatit d’un coup, le nez sur le gazon. Les témoins seprécipitèrent, suivis d’un autre monsieur que le capitaine n’avaitpas encore vu et qui était apparemment le docteur.

En même temps, on entendit des cris defemme et Françoise apparut. Elle accourait pour, de toute évidence,empêcher le duel et, ayant entendu les coups de feu, elle criaitd’autant plus désespérément qu’elle était certaine d’arriver troptard ! Ce n’est que dans les romans ou au théâtre quel’héroïne sait si bien mesurer sa course qu’elle se trouve juste àtemps sur le terrain pour glisser sa main sur le canon d’unpistolet et prendre pour elle une balle qui était destinée à celuiqu’elle aimait.

Cependant, quand Mlle de laBoulays eut constaté que le corps qui était allongé sur le gazonétait celui du comte et que M. d’Haumont n’était point blessé,elle ne regretta nullement son retard. Elle se jeta sur la poitrinede Didier en criant :

« C’est le jugement deDieu ! »

De telles paroles, dans une boucheadorée, firent une extraordinaire impression sur M. d’Haumontet le remuèrent autrement que ne l’avait fait le duellui-même.

« Le jugement de Dieu ! »C’était vrai que Dieu avait été pour lui, dans cette affaire, en lefaisant échapper miraculeusement au coup infaillible du comte et enfrappant celui-ci d’une balle qui n’avait aucune chance del’atteindre !

Dieu voulait donc qu’il vécût !Dieu voulait donc qu’il aimât ! Dieu trouvait qu’il avaitassez souffert ! assez expié ! C’était Dieu qui, enfaisant disparaître cet homme, lui jetait cette noble fille dansles bras, et lui seul savait la seule parole capable de déterminerson destin :

« C’est le jugement deDieu ! »

Une pensée si réconfortante et qui lecomblait d’une ivresse bien compréhensible, les larmes de joie deFrançoise, l’embrassement de ses beaux bras, l’allégressesurnaturelle de se sentir sur le seuil d’une nouvelle vie éclairéepar l’amour, firent que M. d’Haumont ne prêta qu’une oreilletrès distraite aux propos de ses témoins qui lui annonçaient queM. de Gorbio n’était pas tout à fait mort, mais qu’iln’en valait guère mieux.

Comme ils le saluaient, il leur renditleur salut sans savoir trop ce qu’il faisait. Et il se laissaentraîner par Françoise…

Elle le conduisait, quelques semainesplus tard, jusqu’au pied de l’autel. Ce mariage fit grand bruit. Cefut l’un des plus beaux mariages de la guerre.

Quelle belle sortie sur le parvis toutbaigné de chaude lumière ! Un soleil de victoire semblaits’être levé ce matin-là tout exprès pour le capitaine Didierd’Haumont et sa radieuse jeune femme.

Ils descendirent le grand escalier aumilieu du murmure d’admiration de la foule élégante. Comme danstous les mariages riches, il y avait bien, par-ci, par-là, sur lachaussée, quelques mendigots avides, quelques traîne-savates… L’und’eux se hissait à la grille dorée pour mieux voir et se déplaçaitavec des contorsions de crabe. Près de lui, un sordide marchand detapis, sa camelote sur l’épaule, regardait le cortège avec nonmoins d’intérêt. M. d’Haumont, qui était aux anges, ne voyaitpoint ces choses de la terre, pas plus qu’il ne pouvait entendreles propos prononcés à mi-voix par un monsieur trop chic à uneespèce de clerc d’huissier qui ne l’était pasassez :

« Eh bien, qu’est-ce que t’en dis« le Bêcheur » ?

– Je dis qu’il est mûr,« Parisien ». »

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