Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

XX – Coup d’œil sur l’abîme

Quand Didier rentra chez lui, il trouvaune femme très inquiète.

« Comment es-tu sorti de si bonneheure sans me prévenir ?

– Tu dormais, je n’ai pas voulu teréveiller !

– Comme tu es pâle ! Tu esencore souffrant !… Didier ! Didier ! Tu me cachesquelque chose !… Tu as reçu une mauvaisenouvelle !

– Mais non, ma chérie ! jet’assure… »

La femme de chambre apporta une lettrepour « Monsieur »… Celui-ci la prit et s’enferma dans lebureau, disant qu’il allait se débarrasser d’une longuecorrespondance en retard.

Évidemment, il voulait rester seul. Ellecomprit cela. Elle n’insista pas. Elle était épouvantée.

Lui, dans le bureau, s’était mis la têtedans les mains et essayait de réfléchir. Il n’y parvenait point. Lecoup avait été trop rude. Il en était comme assommé.

Sur la table il fixait stupidement lalettre sans l’ouvrir. Elle venait de Nice. Soudain, il s’en emparafébrilement et la décacheta en tremblant. Il s’y prit à plusieursfois pour lire ceci :

« Mon cher capitaine, je croisqu’il est absolument nécessaire que nous ayons une entrevue.Rassurez-vous, je ne vous tiens pas rancune de notre dernièrerencontre. Aussitôt que vous m’avez eu reconnu, vous vous êtesconduit tout à fait convenablement. Dès lors, j’aurais pu engagerl’entretien, mais une conversation en pleine rue, fût-ce à dixheures du soir, n’est jamais bien sûre et, autantque possible, il est préférable que ce que nous avons à nousdire reste entre nous ! Mes amis sont ici. Je ne vous cachepas qu’eux aussi vous reverront avec joie. C’est chez l’un d’eux,M. Toulouse,marchand d’habits au coin de la rueBasse, dans la vieille ville, que je vous donne rendez-vous à cinqheures. Nous vous attendrons jusqu’à six heures, après quoi nousserons en droit de penser que notre lettre s’est égarée etnous en adresserons une autre à Mme d’Haumont enprenant, cette fois, les précautions nécessaires pour qu’ellearrive à destination. »

La lettre était signée duParisien.

Chose singulière. Cette lettresoulagea Didier. Il allait voir le danger en face. Il allaitsavoir exactement ce qu’il pouvait craindre et ce qu’il pouvaitespérer ; s’il pouvait encore vivre et combien detemps ?

Le danger qu’il pouvait courir en serendant là-bas, il n’y songeait point. Ou l’on pourrait« s’entendre » ou ils pourraient le tuer : ils luirendraient service.

Quand il eut arrêté sa ligne deconduite, il se trouva momentanément assez fort pour mentir par sesparoles, son visage et par son air à Françoise.

Il alla la retrouver, lui déclara qu’ilse sentait tout à fait mieux, qu’il avait eu depuis la veille un deces accès de fièvre paludéenne dont il se croyait débarrassé depuislongtemps et qu’il tenait d’un séjour qu’il avait fait quelquesannées auparavant dans les marécages de la broussetropicale.

Ces propos ne calmèrent pointl’inquiétude de la jeune femme…

Dans l’après-midi, elle se glissa dansle corridor jusqu’à la pièce qui servait à son mari de bureau etqui avait une porte vitrée sur laquelle un rideau était mal tiré.Alors elle vit Didier qui regardait une enveloppe qu’elle reconnutà un cachet de cire pour être celle qu’elle avait aperçue entre sesmains la veille de son duel. Il tourna un peu la tête. Jamais ellen’avait vu la figure de M. d’Haumont aussidouloureuse.

Hélas ! ce n’était point sur sonpropre sort que le malheureux s’apitoyait alors, mais surcelui de Françoise, sur la destinée qu’il lui avait faitedans un moment de lâcheté amoureuse… Il se traitait de misérable etavait horreur de lui-même. Il s’agissait bien de mourir ! Ils’agissait de la sauver de cette honte, elle !… Ah !oui ! il irait à ce rendez-vous !

À ce moment il leva la tête ; illui avait semblé entendre une voix mystérieuse qui lui soufflaittout bas : « N’y va pas ! »

La fenêtre était ouverte qui donnait surles jardins. Il crut voir une ombre accrochée à cettefenêtre.

Il se souleva, le cœur battantaffreusement…

« Chéri-Bibi !… »

Était-ce un rêve ? Il eut la forcede se lever tout à fait… Il s’approcha de la fenêtre les brastendus vers l’ombre !…

Et celle-ci répéta : « N’yva pas ! »

Et l’ombre sauta dans lachambre.

Derrière son rideau, Françoise, éperdue,assistait à ce spectacle inimaginable : cette monstruosité,cette hideur humaine dont la seule vue eût fait fuir d’épouvanteles petits enfants et accourir les gendarmes, serrée dans les brasde son mari !…

Quelle étreinte était celle-là !…Par quel mystère insondable son Didier, son époux, son héros,tenait-il sur son cœur cette brute redoutable qui venait le visiterpar le chemin des voleurs et des assassins ?

Un dernier jeu de la lumière fit surgirsi tragiquement le masque effroyable du bandit que Françoise ouvritla bouche pour crier son horreur ; mais l’horreur même étouffason cri. Et elle s’abattit sur le tapis.

Elle n’avait pas perdu connaissance…Dans la pièce à côté, un sourd murmure attestait que laconversation continuait entre les deux amis…

Mais elle n’entendait point lesmots ; ses oreilles lui sonnaient un tintinnabulementannonciateur de la folie…

Elle parvint à se traîner dans sachambre et s’allongea sur sa couche.

… Dans le bureau, Chéri-Bibi avaitcoupé court aux demandes d’explication de Didier. Il ne s’agissaitpoint de savoir comment Chéri-Bibi se trouvait là, mais cequ’allait faire Palas, en face du danger qui le menaçait. Là, lebandit se heurta à un roc…

Tout ce qu’il put dire à son Palas pourle dissuader d’accepter le rendez-vous que lui assignaitcyniquement Arigonde ne changea pas la résolution deDidier…

Celui-ci ne sortait pas de là :« Il fallait essayer de traiter à l’amiable » et ce n’estpoint la perspective que lui faisait entrevoir naïvementChéri-Bibi, lequel lui proposait de le débarrasser dans un délaiassez court, et, si c’était nécessaire, le soir même, desmisérables qui le menaçaient, qui l’eût fait changer d’idée. Endépit de dix ans de bagne, il avait du mal à entrer dans uneconception aussi catégorique de la suppression de l’obstaclehumain. Aussi ne se contenta-t-il pas de supplier son anciencompagnon de géhenne de ne point intervenir dans cette redoutablehistoire, mais il le lui ordonna !

À la première minute, il avait accueillil’apparition quasi naturelle de Chéri-Bibi comme un secoursinespéré que le Ciel lui envoyait dans son immense détresse ;mais une conversation de quelques minutes où la simplicité du plande son ami lui était apparue avec épouvante, lui avait fait presqueregretter de retrouver, en une circonstance où tout pouvaitpeut-être encore être sauvé par la délicatesse des moyens, undéfenseur aussi brutalement zélé et pour lequel la vie humainesemblait compter si peu !

Le voyant dans d’aussi piètresdispositions, Chéri-Bibi eut honte pour lui de ce qu’il appelaitson « manque de courage » et, assez vexé, ne lui cachapas plus longtemps qu’il avait déjà pris sur lui-même dedésencombrer son chemin du plus vulgaire de ses ennemis…

« Et de qui donc ? demandaDidier avec angoisse.

– Mais du Caïd ! L’homme donton a trouvé le cadavre au Mont-Boron ! ça fait assez debruit ! C’est moi », exprima Chéri-Bibi aveccandeur.

Didier frissonna, se refusant cependantà comprendre tout à fait…

« Mais nous y étions, ma femme etmoi, ce soir-là, au Mont-Boron, et près de l’endroitmême…

– Justement ! Il vousempêchait de vous embrasser !

– Et tu l’astué !

– Ne te fais donc pas tant debile ! Tu n’y es pour rien, toi !… Tout est de sa faute,calme-toi ! Il a eu tort de glisser par-dessus leparapet… Il était déjà bien abîmé, va, quand je l’ai achevépour qu’il ne t’embête pas !

– Oh ! c’estatroce !…

– Mais non ! mais non !faut rien exagérer… Et puis, tu sais, il n’était pas là dans debonnes intentions !…

– Oh ! Chéri-Bibi !Chéri-Bibi ! ton amitié est redoutable !

– De quoi ! de quoi !…Oui, mon amitié est redoutable, mais pas pour toi, j’espère !…Tu ne sauras jamais tout ce qu’on a fait pour ta réussite !…et… et pour ton bonheur !

– Si, je le sais ! Je te doistout !

– Je ne dis pas non !… Aussi,puisque c’est moi qui l’ai fait, ton bonheur… je ne veux pas qu’ony touche, moi !… »

Alors, en des termes qui attestaient unecertaine connaissance du « beau monde », le forçat luiparla avec un attendrissement presque lyrique de la cérémonie dumariage à laquelle il avait assisté d’assez loin pour n’être pointreconnu, d’assez près pour surveiller les méchantes gens et semettre, si c’était nécessaire, en travers de leursdesseins.

Quand Didier connut de sa bouche qu’ils’était à nouveau échappé du bagne sur les pas du Parisien et de sabande et qu’il était accouru en Europe uniquement pour lessurveiller et les empêcher de le joindre, et quand il sut queChéri-Bibi avait amené, pour cette entreprise idéale et digne desplus belles fastes de l’amitié, Yoyo, transformé enchirurgien-dentiste, et quand il n’ignora plus la part queM. Hilaire, à qui il devait déjà tant, prenait depuis quelquesjours dans la garde que l’on montait autour de sa lune demiel ; quand il lui fut révélé que le pêcheur qui, certainsoir, l’avait pris, lui et sa femme, dans sa barque, n’était autreque Chéri-Bibi lui-même, toujours Chéri-Bibi, génie protecteur,divinité tutélaire, toujours agissante, tantôt furtive, tantôtfoudroyante, M. d’Haumont ne trouva point de termes pourexprimer sa surprise et sa reconnaissance, en même temps que sastupéfaction consternée devant la preuve de tant de dangersencourus dans des instants où il les croyait à jamaisécartés !

Sa main serra celle du bandit entremblant, et son émoi lui venait autant de sa gratitude que de ladécouverte qu’il faisait de l’abîme sur lequel il avait naviguédans la barque où il s’était cru parti pour Cythère.

« Et de tout cela tu n’auraisjamais rien su, reprit avec un soupir sublime le pauvre Chéri-Bibi,si seulement ces s… là m’avaient laissé deux jours deplus ! »

M. d’Haumont comprit ce qu’un tellangage signifiait ! Il en frémit. Quel entretien !Quelle rencontre !

Avoir à soi cet ange, Françoise, qui nevivait que de son amour, et à soi aussi cet échappé del’enfer : Chéri-Bibi !…

Mais le forçat n’était point venu làpour recevoir les compliments de Palas… Sitôt qu’il fut bien sûrqu’il n’arriverait pas à le persuader, il disparutbrusquement.

Le forçat repartit comme il était venu,par la fenêtre, par les toits, par les airs qui roulaient de grosnuages lourds, parmi lesquels semblait rouler aussi le dos énormede Chéri-Bibi.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer