Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

VI – Pernambouc, le bourreau dubagne

Chéri-Bibi et Palas avaient tropd’avance sur l’artoupan qui les « canardait » pourrisquer d’être atteints.

Mais quand celui-ci déboucha, peu detemps après eux, du souterrain par où étaient passés les sixbagnards, on imagine la musique qu’il put faire.

Les deux forçats s’étaient vu couper lechemin du môle et avaient dû se rejeter dans un petit bois de hautefutaie…

En vain s’efforcèrent-ils de regagner delà, à plusieurs reprises, les amoncellements des rochers de lagrève ; toutes leurs tentatives furent éventées de ce côté, etc’est avec un sombre désespoir que Chéri-Bibi, qui ignorait ledépart de la chaloupe, dut y renoncer.

Maintenant, les gardes recommençaient àfouiller le bois avec fureur. Ils déchargeaient à tout hasard descoups de fusil, des coups de revolver dans les arbres. Ils juraientabominablement.

Leurs invectives s’adressaient àChéri-Bibi qui leur avait donné si souvent tant de mal et qu’ilsn’avaient jamais pu prendre lors de ses évasions. C’était toujourslui qui, après quelques semaines de séjour dans la forêt, venait sereconstituer prisonnier.

Les évasions de forçats, surtout sur lecontinent, n’étaient pas rares. Les relégués y sont moinssurveillés ; ceux-là aussi, comme Chéri-Bibi, disparaissaientpendant quelque temps, puis rentraient d’eux-mêmes, ayant achevé cequ’ils appellent : leur petite villégiature. Ils avaient prisle temps de ramasser un peu de poudre d’or, à la batte, dans desendroits connus d’eux seuls ; et puis, las de l’horrible viede la forêt et de ses multiples dangers, ils venaient reprendreleur place au bagne.

On avait beau les fouiller, on netrouvait rien sur eux.

Ils avaient des trucs, extraordinaireset insoupçonnés, pour cacher cette poudre d’or qui leur procuraitquelques satisfactions à Cayenne et dans les établissementsforestiers.

Mais Chéri-Bibi, comment faisait-il pours’enfuir des îles sans être dévoré par lesrequins ?

Enfin cette fois-ci on était à peu prèssûr, au moins, qu’il se trouvait encore à terre ! On avaitaperçu sa silhouette et celle de Palas dans le moment qu’ilss’étaient jetés dans le bois.

« Au dépôt de charbon ! »souffla le bandit à Palas, dans l’instant qu’ils allaient êtrecernés.

La marine, en effet, entretient aux îlesdu Salut, un énorme dépôt de charbon. Chéri-Bibi, plus d’une fois,avait trouvé là un sûr refuge.

Pour retrouver le bagnard dans cetamoncellement de morceaux de charbon et de briquettes, il eût fallutout bouleverser, tout transporter.

Aux heures du repos, quand les forçatsétaient moins surveillés, Chéri-Bibi se glissait dans l’entrepôt etse creusait là des corridors et des chambres connus de lui seul etinsoupçonnables. Un jour ou l’autre, ça pouvait toujoursservir ! Le moment était venu d’en user ànouveau !…

Pour y arriver sans encombre, autant quepossible, ils prirent par le chemin le plus long, faisant un granddétour derrière le magasin d’approvisionnement.

Ils soufflèrent un peu et, tournant le« pain de sucre » de l’île, ils arrivèrent enfin au dépôtde charbon.

Mais, c’était une malédiction ! Ledépôt de charbon était entouré d’une petite troupe de gardes qui endéfendaient l’approche.

Décidément l’expérience des évasionspassées avait dû donner l’éveil à l’administration pénitentiaire.Rien encore à faire de ce côté.

Chéri-Bibi jura, et comme il jurait, uncoup de feu stria la nuit et une balle siffla entre Palas etlui.

Ils étaient à nouveaudécouverts !

Ils arrivèrent ainsi, chassés peu à peude partout, jusqu’au bâtiment central de l’île dans lequel onenfermait ceux qui s’étaient révoltés contre la chiourme ou quiavaient été condamnés par les tribunaux du bagne.

Là, en dépit du service de surveillancerenforcé, toutes les portes étaient toujours fermées. Ce soir-là,cependant, une seule était restée entrouverte. Chéri-Bibi et Palasse glissèrent derrière elle.

Sur cette porte, trois mots étaientpeints en noir : bois de justice.

Chéri-Bibi et Palas n’étaient pointseuls là-dedans : il y avait deux corps et deux têtes… au fondd’un panier… deux têtes coupées du matin même…

Et puis, il y eut le bourreauPernambouc, qui entra, et qui referma la porte.

Il était gai.

Il revenait de la cantine où il avaitfestoyé à ses frais, en sourdine.

Il avait régalé tout le monde toute lajournée. Il était content.

Il chantonnait…

C’était un heureux caractère, trouvantque la vie avait toujours son bon côté.

Le bon côté de la vie au bagne,c’était, pour lui, la mort des autres.

Donc, Pernamboucchantonnait :

J’ vas à Trouville, à Étretat !

J’ fais mon mossieu FélisqueFaure !

J’ vas partout comme un chef d’État…

Il ne continua pas.

Pernambouc venait de seretourner :

À la lueur sanglante d’un falot suspenduà la muraille, il reconnut Chéri-Bibi et Palas.

Il ne poussa pas un cri. Il ne fit pasun geste.

Il regretta simplement de n’avoir pasfermé sa porte, et il attendit.

Chéri-Bibi ne fut pas long às’expliquer :

« Écoute ! Il y a gros àgagner pour toi ! Au lieu de mettre ces tronçons-làdans ton sac et d’aller les jeter comme tu le fais toujours au boutdu môle, tu nous y mettras à tour de rôle, Palas et moi, et tunous videras dans la limonade (dans l’eau), comme t’asl’habitude, mais tout près du grafouilleur (chaloupe)à « l’as de carreau ». C’estcompris ?

– Combien ? » demandaPernambouc.

Chéri-Bibi défit une doublure de laceinture de son pantalon et il y recueillit quelque chose quibrilla. Pernambouc détacha le falot de la muraille et le pencha surcette chose brillante.

« J’ te donne la moitié dela poudre de jonc (poudre d’or) que j’ai là ! ditChéri-Bibi.

– Je veux tout ! »répondit Pernambouc.

Chéri-Bibi lui donna la moitié de sapoudre pour qu’il transportât Palas d’abord, et lui promit l’autremoitié quand il reviendrait le chercher !

« Comme ça, c’est juste ! fitPernambouc. All right mylord ! Mais qu’est-ce que jevais faire de mes tronçons ?

– Tu n’as qu’à lesenterrer ici ! Tu trouveras bien le moyen de t’en débarrasser.D’ici là, t’as pas peur qu’ilsressuscitent ! »

Une minute plus tard, Palas se glissaiten frissonnant de toute sa chair et de toute son âme dansl’horrible sac du condamné à mort.

Et Pernambouc le chargeait sur sesépaules.

Sur le môle, l’« artoupan »dont Chéri-Bibi avait constaté l’absence au début de sonexpédition, était accouru reprendre son poste dès les premièresrumeurs d’évasion. Il était gai, lui aussi ; et peut-être bienque sa gaieté avait été puisée à la même source où s’était si biendésaltéré ce brave Pernambouc…

Il aperçut soudain le bourreau quis’avançait, assez péniblement du reste, le sac du condamné à mortsur le dos. Il alla au-devant de lui et lui demanda,goguenard :

« Elle pèse lourd, ta salemarchandise ?

– Oui, c’est pas de la plume !fit l’autre ; j’ai hâte de m’en débarrasser !

– Va donc ! répliqual’artoupan. Ça ne manque pas de tombeaux du forçat, cesoir ! On dirait qu’ils le savent ! J’ai vudes requins qui tournaient et retournaient près du môle.

– Où ça ? demandaPernambouc.

– Tout au bout !

– J’ vais leur donner àsouper, fit Pernambouc avec un rire abominable.

– J’ t’accompagne !… » ditl’artoupan, guilleret.

Tout en marchant, Pernambouc se rendaitcompte que la chaloupe de l’« as de carreau » n’étaitplus à quai. Un rire sinistre le secoua tout entier.

Cependant, il n’était pas méchant.C’était, nous l’avons dit, une nature généreuse qui, à la cantine,n’aimait pas « faire suisse » ; mais à l’idée de labonne tête qu’allait faire Palas quand, dans l’eau, il allaits’apercevoir que la chaloupe était en balade et que les requinsl’attendaient, il ne put s’empêcher de s’esclaffer.

« Eh ben, mon vieux, tu sais ?ça te rend gai ces petites affaires-là ? fit legarde.

– Oui, répliqua Pernambouc. Y a dubon ! J’ai bien gagné ma journée ! J’ suis contentde moi… »

Arrivé au bout du môle, il jeta son sacsur la pierre…

« Où qu’ c’est que tu les vois, lesrequins ? »

La présence de l’artoupan gênait un peuPernambouc, et il profita de ce que l’autre, penché au-dessus duflot, essayait de distinguer le mouvement des monstres entre deuxlames, pour jeter rapidement son sac.

Quand le garde-chiourme se retourna aubruit que fit Palas en plongeant dans l’élément liquide, il nedistingua qu’une grosse masse sombre qui disparaissait dans unremuement d’écume.

Presque aussitôt un autre tourbillongonfla la lame à quelques brasses de là et, sur la mer lumineuse etphosphorescente, glissa l’ombre bondissante d’un squale énorme quidisparut dans la direction de Palas.

Il y eut alors, au-dessus de l’endroitoù celui-ci avait disparu, un bouillonnement, et puis touts’apaisa.

« Malheureux, qu’il faitnuit ! exprima l’artoupan. On verrait si la mer estrouge !

– Oh ! a pas peur, s’exclamaPernambouc, en voilà encore un qui est mort etenterré ! »

Et il s’éloigna enchantonnant :

J’vas à Trouville, à Étretat !

J’ fais mon mossieu FélisqueFaure !

J’ vas partout comme un chef d’État…

Fera plus Palas !… Palas estmort !

Eh bien, non ! Palas n’était pasmort !… Avant qu’il eût touché la mer, un couteau avaitéventré son sac.

Tout de suite, entre deux eaux, il avaitnagé, d’un effort puissant, vers cet endroit où il croyait toucherla chaloupe. Plus de chaloupe !…

Et, à sa place, un requin qui accouraitvers lui et se renversait déjà sur le dos, la gueule ouverte commeun gouffre…

Palas connaissait la manœuvre… On neparlait que de cela, pendant les heures de repos, auxîles…

Il plongea et lui passa sous ledos…

Le monstre avait déjà perdu la piste etla cherchait de l’autre côté du môle…

Mais que faire ?… Du côté où il setrouvait, Palas venait d’apercevoir le garde-chiourme quis’asseyait sur la haute marche du petit escalier, seul endroit dumôle où il put aborder !

Il replongea, redisparut entre deuxeaux, décidé à regagner la grève au plus vite, derrière l’artoupan,en faisant le tour du môle si les requins lui en laissaient letemps !

Pas une seconde il ne pensa à se livrerpour sortir de cette épouvantable situation. Plutôt mille morts quede recommencer le bagne ! Peut-être arriverait-il à temps surla grève pour rencontrer Pernambouc et son nouveau fardeau etsauver Chéri-Bibi de l’affreux danger qu’il avait couru lui-même.Ils se cacheraient encore ! Et elle reviendrait, lachaloupe !

Déjà il avait fait le tour du môle quandle monstre, qui l’avait manqué une première fois et qui étaittoujours à sa recherche, lui barra soudain la route et, seretournant à nouveau sur le dos, glissa vers lui en ouvrant saterrible mâchoire.

C’est ce mouvement assez compliquéqu’est obligé de faire le requin dès qu’il veut se saisir de saproie qui permet aux pêcheurs de perles, par exemple, de plongerdans des eaux infestées de squales et, le plus souvent, de leuréchapper. Dès que la bête se retourne, ils plongent par-dessous etquelquefois trouvent le temps de lui ouvrir le ventre de bout enbout d’un magnifique coup de couteau, arme qu’ils emportenttoujours entre leurs dents.

Palas avait trop peu pratiqué cetteescrime avec les squales pour penser à autre chose qu’à lafuite.

Il eut vite reculé jusqu’à la pierre dumôle, mais il savait que, de ce côté, il y avait un gros anneau quiservait à attacher les petites embarcations.

Il l’atteignit d’un bras presque épuisé,tant ses élans avaient exigé de dépense musculaire ; mais,avant que la bête fût sur lui, il avait encore eu la force desaisir l’anneau des deux mains et de s’enlever hors de l’eau, à laforce des poignets.

Le requin passa sous lui à le frôler,referma sa gueule sur le vide, et disparut dans la nuit…

Pendant ce temps, Pernambouc était alléretrouver Chéri-Bibi.

Celui-ci vivait des minutesterribles.

Les amitiés ou les amours de Chéri-Bibiétaient aussi excessives que ses haines. Son cœur avait adoptéPalas. Savoir celui-ci en danger était pour lui le plus cruel dessupplices…

Pernambouc, en rentrant dans sa cabane,le trouva assis sur le panier des condamnés à mort… Le falotéclairait une tête à répandre l’épouvante chez les moinsimpressionnables…

Si peu impressionnable qu’il fut,Pernambouc frissonna.

« Tout s’est bien passé, sehâta-t-il de jeter avant toute question.

– Palas est dans la chaloupe ?demanda Chéri-Bibi.

– Palas est dans lachaloupe », répondit Pernambouc en tendant, d’une main, lesecond sac à Chéri-Bibi… et en lui réclamant, de l’autre, le restede la poudre d’or…

Quelques minutes plus tard, Pernamboucréapparaissait sur le môle, courbé sous l’énorme fardeau de son sacet de Chéri-Bibi…

L’artoupan somnolait sur la marche del’escalier… Pernambouc dut le bousculer un peu :

« Laisse-moi finir mabesogne !

– Ah ! c’est le numéro2 ! grogna l’artoupan… Il a l’air plus lourd que l’autre,hein ? Veux-tu que je t’aide à le balancer ?…

– T’occupe pas !… Disdonc ! remonte un peu sur le môle… Il me semble avoir vu lafigure du mecquart(commandant) par ici !… et il jureses vingt dieux !… Ils f… toute l’île sens dessus dessous, cesoir !…

– C’est-il vrai que Chéri-Bibi estmort ? demanda l’autre en remontant sur le môle…

– Oh ! avec celui-là, on nesait jamais !… »

Et Pernambouc poussa le sac dans l’eauoù il s’engouffra avec un remous énorme…

Pernambouc n’était pas encore remonté,qu’une sourde exclamation venait de la mer et le faisait de nouveaufrissonner jusqu’aux moelles :Fatalitas !

« Tu as entendu ?… Il mesemble qu’on a parlé, fit l’artoupan.

– T’es dans le rêve, cesoir… »

Le garde n’insista pas. Il était occupémaintenant par le bruit lointain d’un moteur…

« Tiens ! fit-il tout haut,voilà l’officier de surveillance qui revient !…

– Oui ! oui ! ditPernambouc… c’est legrafouilleur !… »

Et, sa journée achevée, son devoiraccompli, il regagna son dortoir en « fagot » biendiscipliné.

Le commandant, lui aussi, avait entendule « grafouilleur »… Il arriva pour le voir aborder etrecevoir l’officier, qui avait accompli toutes les consignes, maisqui n’avait rencontré aucun fugitif !…

« Cela devient de lafantasmagorie ! s’écriait le commandant en quittant le môleavec les officiers… Nous non plus, nous n’avons rientrouvé !… »

– Dans le même moment, legarde-chiourme ne fut pas un peu stupéfait de voir l’embarcationquitter le quai, sans qu’apparemment elle fût montée par personne.Il cria, il appela. Il visa la chaloupe et, à tout hasard,déchargea quelques cartouches dans sa direction… L’état-majoraccouru ne pouvait en croire ses yeux.

Pendant ce temps, dans la chaloupe,Palas et Chéri-Bibi, enfin retrouvés, gagnaient le large. Le moteurrendait merveilleusement… Ils pouvaient se croire hors de danger…Quand soudain Chéri-Bibi s’écria :

« Latapouille !… »

Ainsi appelle-t-on le bâtiment chargé dutransport des condamnés et aussi de la surveillance entre lesétablissements pénitenciers.

La côte était proche…

Cependant Palas et Chéri-Bibi n’eurentque le temps de s’y échouer avant que le canot mis à la mer par la« tapouille » n’eût débarqué lui-même sur le continent labande d’artoupans qui, déjà, « leur tiraitdessus ».

Palas et Chéri-Bibi se jetèrent,éperdus, dans la forêt vierge.

« Nous les avons ! Nous lesavons ! » hurlaient les artoupans…

Mais bientôt ils s’arrêtaient dans leurpoursuite… Ils reculaient même, devant un véritable brasier quicommençait à crépiter de toutes parts.

Chéri-Bibi avait mis le feu à laforêt !…

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