Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

XVIII – Les cauchemars de Palas

Mais revenons àM. de Saynthine…

Ce soir-là, M. de Saynthine,en quittant M. Onésime Belon, avec qui il avait eu une longueconférence, ouvrit la petite porte qui donnait sur le boulevarddésert qui bordait la mer et remonta vers les lumières de la ville.Il passa devant la jetée-promenade, traversa le jardin public,s’arrêta devant la devanture encore éclairée des sœurs Violette, etdit : « Tiens ! tiens ! Gisèle travaille tardce soir ! »

M. de Saynthine étaitamoureux. D’abord, en principe, M. de Saynthine étaittoujours amoureux. Il tenait ce tempérament sentimental d’uncertain Arigonde qui avait été célèbre dans sa jeunesse par sessuccès auprès des dames.

Nous savons que cette célébrité l’avaitconduit jusqu’en cour d’assises et même plus loin, à la suite demalheurs irrémédiables survenus à ses conquêtes. Les quelquesannées passées au bagne n’avaient point éteint un aussi rarefoyer.

Dans les premiers temps, l’ex-bellâtreavait gaspillé ses faveurs et ne s’était point montré trop sévèredans le choix de ses bonnes fortunes. Mais, las de trop d’occasionsbanales et de victoires acquises d’avance, il éprouvait bientôt lebesoin d’une aventure plus sérieuse, plus difficile et plusdurable.

Il avait eu l’occasion de voir à ParisGisèle, chez les sœurs Violette, qui habillaientNina-Noha.

Nina-Noha, pour servir des desseins quise devinent, surtout si on veut bien se rappeler ses origineshongroises et sa trop récente naturalisation, ne manquait pas alorsune occasion de produire dans les milieux mondains ceM. de Saynthine comme un ancien ami qui faisait del’élevage en Argentine et qui était venu en France lors de ladéclaration de guerre, pour étudier les moyens les plus efficacesd’être utile là-bas à son pays.

La vérité, trop simple, hélas !était que la propagande ennemie, toujours à l’affût pour augmenterson armée d’espions, dans l’ancien comme dans le nouveau monde etqui avait des ramifications jusque dans les placers de la Guyane,avait enrôlé Arigonde et sa bande, dans le moment que, s’étantéchappés une seconde fois du bagne, ils étaient arrivés, dénués detout, aux confins de la Guyane hollandaise.

Les agents de la« Propagande » avaient tout de suite vu le parti qu’ilspouvaient tirer de ces messieurs et ils s’étaient chargés de leurreclassement en France.

Nina-Noha avait dû adopterArigonde ; et, lorsqu’elle avait reçu la mission d’allerorganiser l’espionnage mondain sur la Côte d’Azur, elle l’avaitemmené avec elle. Toute la bande avait suivi.

La première idée du Parisien avait étéde faire la cour à la danseuse, mais celle-ci l’en avait sibrutalement découragé qu’il se l’était tenu pourdit :

« Nous ne sommes pas ici pour nousamuser ! » lui avait-elle jeté.

Le sentiment de sa dépendance était desplus désagréables à M. de Saynthine. En attendant que legrand coup médité contre Palas réussît, il avait donc cherché à sedistraire et à se consoler du dédain de Nina-Noha par l’une de cespetites intrigues sentimentales où il était passé maître. La joliefigure mélancolique de Gisèle l’avait frappé dès le premier abord,un jour qu’il avait accompagné la danseuse chez les sœursViolette.

À Nice, en passant devant la succursaledes sœurs Violette, il avait pu apercevoir de nouveau la jeunefille, s’occupant de la vente. Depuis qu’il la poursuivait, elle nerépondait nullement à ses avances et il en était enchanté. Un peude résistance n’était point pour lui déplaire.

Ce soir encore, ses pas l’avaientconduit tout naturellement vers elle. Et maintenant il laregardait, avec une certaine émotion, faire ses derniers rangementsavant son départ. Il savait qu’elle habitait une chambre dans unemaison de la rue d’Angleterre, car il l’avait suivie jusque-là etil était bien décidé à recommencer cette petite promenade le soirmême.

Aussi son ennui fut-il profond quand laporte du magasin s’ouvrit soudain et qu’il se trouva en face deNina-Noha et de sa femme de chambre.

« Qu’est-ce que vous faites là,Saynthine ?… Dites donc, accompagnez-moi jusqu’à chez moi, ilfaut que je vous parle !

– Mais, ma chère amie, j’aijustement rendez-vous…

– Ta, ta, ta !… Vous attendezGisèle, n’est-ce pas ?… Ah ! cela vous étonne que je soisau courant ?… Gisèle s’est plainte de vous à Violette aînée,qui m’en a placé deux mots… Mais vos histoires de cœur ne meregardent pas… venez avec moi ; il y a là-haut quelqu’un quiaura du plaisir à votre conversation. »

Il dut obéir. Il était exaspéré. Ilpensait qu’il aurait pu encore rejoindre Gisèle avant qu’elle fûtarrivée rue d’Angleterre.

Quand elle fut chez elle, Nina-Nohaouvrit une porte que de Saynthine avait cru jusqu’alors condamnée.Cette porte faisait communiquer son appartement avec l’appartementvoisin. Elle y entra et il entendit qu’elledisait :

« Oui ! ma robe sera prêtepour demain soir… »

Et une voix demanda, qu’il ne reconnutpas tout de suite.

« Sais-tu si les d’Haumont irontchez Mme d’Erland ?

– Oui, ils iront. Je l’ai su parMlle Violette, qui a vu Mme d’Haumontaujourd’hui. »

Puis, il y eut quelques phraseséchangées tout bas et Nina-Noha vint lui dire de passer dansl’appartement voisin. M. de Saynthine vit alors un hommeétendu sur un canapé, la figure très pâle et les yeuxfiévreux.

« Ah ! monsieur lecomte !

– Oui, c’est moi, ressuscité tout àfait ou à peu près… Je reviens de loin. Ce capitaine d’Haumont tirepourtant comme une mazette !… mais on lui revaudra cela,n’est-ce pas Saynthine ?

– Oui, oui, monsieur lecomte !

– Mais qu’est-ce que c’est que cethomme-là ? Il n’y a plus en France de d’Haumont depuiscinquante ans… En voilà un qui revient de là-bas avec desmillions ! Paraît qu’il possède au fond de la forêt vierge uneexploitation magnifique… Tout de même, ça ne se cache pas uneaffaire pareille… J’ai fait prendre des renseignements…D’Haumont ? inconnu dans les Guyanes ! Vous autresdans vos pérégrinations à travers le pays, vous n’avez jamaisentendu parler d’une entreprise d’Haumont ?

– Ma foi non !… Son affairedoit être située dans le haut Oyapok et même plus haut ! C’esttrès sauvage par là ! Personne n’y va ! Mais dans cescontrées-là, il suffit d’un coup pour réussir…

– C’est bizarre ! fit tout àcoup Nina-Noha, j’ai vu pour la première fois le capitained’Haumont l’autre jour à la fête de Valrose, et j’ai eu tout desuite la sensation que cette figure-là ne m’était pasinconnue !

– Oh ! on s’imagine souventcela ! exprima Saynthine avec un hochement de tête…

– Écoutez, Saynthine !… repritGorbio, j’ai fait faire une enquête des plus serrées sur lecapitaine d’Haumont. Dans sa vie, il y a un trou !… Il fautsavoir ce qu’il y a dans ce trou-là, mongarçon !… »

Saynthine s’inclina :

« On essaiera, monsieur lecomte !… »

Sur quoi, il prit congé.

Ainsi, on l’avait fait venir pour led’Haumont !…

« Plus souvent que je te donnerai àmanger un pareil morceau ! » grogna-t-il,égoïste.

En repassant devant le magasin des damesViolette, il pensa de nouveau à Gisèle avec une animosité qui nefaisait que décupler le désir qu’il avait du jolimannequin…

Mais il ne le vit plus.

En effet, pendant qu’il suivaitNina-Noha où il plaisait à celle-ci de le conduire, on était venuchercher, en hâte, Gisèle. Sa mère était à toute extrémité ;et la pauvre enfant était partie affolée. Quelques minutes plustard, M. et Mme d’Haumont pénétraient dans le magasin.Violette aînée apprenait à M. d’Haumont le malheur quimenaçait sa protégée et Didier proposait immédiatement de se rendrechez elle. Surprise un peu de l’émoi de son mari, Françoise n’enacquiesçait pas moins immédiatement à son désir. EtMlle Violette elle-même les conduisait rued’Angleterre.

Cinq minutes plus tard, ils frappaient àla porte d’un petit appartement, au cinquième. Une garde-maladevint ouvrir. Ils se trouvèrent dans une antichambre encombrée d’unlit-cage. C’était là que couchait Gisèle.

Mlle Violette était déjà passéedans la chambre de la maman. Les nouvelles étaient meilleures. Elleavait eu une crise, mais le docteur avait prononcé des parolesd’espoir, expliquait la garde. Mlle Violette vint leur direqu’ils pouvaient entrer.

Ils pénétrèrent dans une pièce tenuetrès coquettement et où la maman de Gisèle, pâle sur son lit, lesaccueillit avec un bon sourire. Elle remercia Didier de tout cequ’il avait fait pour sa fille et pour elle dans des termes quifirent venir les larmes aux yeux de Françoise. Elle sut égalementtrouver des paroles si jolies pour parler à Françoise de sonbonheur, que la jeune femme en fut remuée jusqu’au fond del’âme.

« Mais où est donc Gisèle ?demanda Didier.

– Elle vient de descendre avec ledocteur… Elle a voulu l’accompagner pour le confesser un peu, sansdoute, la pauvre enfant ! Elle se doute bien que je suis trèsmal, bien que l’on fasse tout pour le lui cacher… »

Françoise et Mlle Violetteprotestèrent que le soleil du Midi faisait des miracles, maisencore fallait-il ne point habiter dans un appartement où il nevenait jamais, et elles s’arrangeraient pour que Mme Anthenay(c’était le nom de la mère de Gisèle) fût installée confortablementdans un petit appartement du quai du Midi, où elle aurait la visitedu soleil, de son lever à son coucher !

Tout à coup, on entendit des coupsbrusques frappés à la porte du palier ; on courut ouvrir etGisèle se jeta dans l’appartement, la figure bouleversée etéclatant en larmes, en sanglots convulsifs.

« Qu’y a-t-il ? Mais qu’ya-t-il ? » lui criait-on ?

Elle essayait de se retenir, demandantpardon à tous ceux qu’elle ne s’attendait pas à trouver là, de sonstupide émoi.

« Ce n’est rien, j’ai eu peur dansla rue !

– Ça n’est pas vrai ! s’écriaMlle Violette, je parie que c’est encore lui ! Il vous aencore poursuivie !

– Eh bien, oui, c’est lui ! Ilm’a insultée ! Il ne me lâche plus ! »

Didier s’était levé si pâle et avec unefigure si terrible que Françoise en fut épouvantée.

« Qui ? qui donc vous ainsultée ? » râla-t-il.

Mlle Violette était allée à lafenêtre du petit balcon qui, au-dessus du toit, permettait de voirdans la rue. Et elle désignait un homme coiffé d’un chapeau mou,dont le col de pardessus était relevé et qui avait les mains dansles poches, la canne sous le bras :

« Eh ! c’est bien lui !s’écria-t-elle. Ce misérable poursuit tous les jours Gisèle !Il faut déposer une plainte ! ».

Mais déjà Didier, n’écoutant pas safemme qui, affolée, le suppliait de rester, s’était précipité horsde l’appartement comme un fou !

…………………………

En vérité – et je parle ici, bienentendu, pour le courant de la vie civile – il y a encore de noblesâmes, des cœurs aidant au bien, toujours près de bouillonner pourla vertu et qui n’hésitent pas de se lancer dans les aventures lesplus désagréables dès qu’il s’agit d’un geste héroïque. On dit deces gens que ce sont de vrais chevaliers, parce qu’ils ne manquentpas une occasion de défendre l’honneur des dames, et cela sanscalcul d’aucune sorte, et même sans qu’ils gardent par devers euxla moindre idée de récompense.

Ainsi, par exemple,M. d’Haumont.

Il avait déjà suffisamment« fait » pour cette jeune fille, l’ayant tirée de lamisère et lui ayant donné un bon état, pour qu’il fût en droit decroire ses devoirs de charité accomplis de ce côté. Il pouvait s’entenir là. Mon Dieu ! Gisèle était assez grande pour sedéfendre contre les agaceries d’un passant et même contrel’entreprise d’un fâcheux.

Une employée de magasin qui se trouve enbutte aux discours ridicules d’un flâneur et même à une tentatived’embrassement de la part d’un homme suffisamment épris pouroublier les mesures et la bienséance, cela se voit ! celan’est pas rare ! C’est regrettable, mais la nature humainen’est pas parfaite, et quand elle oublie, dans un mouvementirrésistible, la politesse des mœurs et le respect dû auxdemoiselles trop jolies qui rentrent tard le soir chez elles, lemieux ne serait-il pas de laisser aux éléments en hostilité le soinet le temps de tout remettre en ordre !

L’indifférence ou le mépris d’une part,la lassitude ou l’orgueil froissé de l’autre auront tôt fait,généralement, de réduire la première ardeur d’un vilain monsieurqui, dans sa fatuité, avait pu se croire tout permis. Mais allezdonc tenir ce langage de la raison aux redresseurs de torts, ils nevous écouteront pas ! et dût-il en résulter pour eux la plusméchante avanie, les voilà tout de suite partis en guerre !Regardez M. d’Haumont descendre cet escalier comme un insenséet se jeter dans la rue et chercher son homme, ou plutôt celui deGisèle, avec des mouvements de dogue qui ne demande qu’à mordre, etconcevez qu’il a perdu l’esprit.

Qu’est-ce que doit penser la pauvreFrançoise là-haut ? Elle doit certainement se dire :« Eh bien, s’il se met dans des états pareils pour uneétrangère à qui on a manqué de respect, que fera-t-il le jour oùquelqu’un me regardera de travers ?… Ma foi, il ne pourraguère montrer plus d’irritation ! » Et cetteconstatation la rend toute mélancolique… Mais comme elle est, dansson genre, animée de sentiments qui ne le cèdent en rien pour lanoblesse à ceux de M. d’Haumont et qu’elle aime celui-ci plusencore pour lui que pour elle-même (ce qui est le suprême del’amour), elle a vite fait de rompre avec des réflexions qu’ellequalifie d’égoïstes, et n’a plus de transes que pour le sortréservé, dans cette algarade, à un homme pour lequel elle donneraitsa vie.

Mlle Gisèle, elle aussi, s’inquiètede ce qui peut arriver à son bienfaiteur et elle exprime tout hautle regret de n’avoir pas su se taire ! mais elle ne savait pasque M. d’Haumont fût là ! et surtout elle ne pouvait passe douter qu’il prendrait si à cœur cette petite affaire ! Sonémoi, ses excuses, sa douleur sont si sincères et exprimées, avecune candeur si vraie, que Françoise, dans le moment même qu’elleeût pu sentir naître en elle pour Gisèle une antipathie asseznaturelle à la suite de l’attitude de son mari – toute de charitécertes, mais d’une charité exceptionnelle ! – fut la premièreà la consoler !

Toutes deux étaient descendues auxnouvelles, avec la même agitation, le cœur habité par le mêmeeffroi.

En haut, cette pauvre Mme Anthenayse pâmait. Il n’y avait que Mlle Violette aînée qui avaitgardé un peu de sang-froid :

« Qu’est-ce que vous voulez quiarrive ? M. d’Haumont dira son fait à ce butor, et lebutor fichera le camp ! Vous savez qu’on ne le voit plus, le« suiveur » !

En effet, à l’apparition d’un monsieurqui agitait sa canne comme un fou, l’homme s’enfonçant de plus enplus dans le col de son pardessus, avait pris par une ruetransversale et dirigé sa marche assez hâtive vers les lumièresd’une voie plus centrale.

M. d’Haumont fut bientôt derrièrelui. Ils se trouvaient alors tous les deux en pleine obscurité.M. d’Haumont lui jeta dans le cou :

« Arrêtez-vous donc un peu,monsieur ! j’ai quelque chose à vousdire ! »

À cette voix, l’homme tressaillit maisne s’arrêta pas…

« Voulez-vous vous arrêter,repartit d’Haumont… J’ai à vous dire que vous êtes un lâchebonhomme et que si vous ne cessez vos infâmes poursuites, c’est àmoi que vous aurez affaire !… »

Mais l’autre ne s’arrêtait toujours pas.Bien au contraire, il faisait les enjambées doubles.

« Vous entendez ! continuaitce fou de Didier… Que je vous voie encore sur le chemin deMlle Anthenay et je vous calotte ! D’abord, vous nepartirez pas d’ici avant que j’aie vu votrefigure ! »

Et, comme ils arrivaient dans la lueurd’un réverbère, le capitaine d’Haumont, levant sa canne, jeta surle trottoir le chapeau mou de l’individu dont le haut du visage futéclairé…

Aussitôt M. d’Haumont, comme s’ilavait reçu un coup de poing dans l’estomac, cessa net de gesticuleret poussa un sourd gémissement… Quant à l’homme, il ne prononça pasun seul mot : il ramassa son chapeau, l’enfonça sur sa tête etcontinua son chemin.

« Le Parisien ! râlaitM. d’Haumont !… Le Parisien ! »

Et il revint sur ses pas en trébuchant,comme un homme ivre.

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