Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

V – Comment Chéri-Bibi était mort

Dans le dortoir, Palas tentait, par uneffort suprême, de se débarrasser de ses liens. Il ne pouvaitcroire à la mort de Chéri-Bibi. Du reste, c’était l’avis généraldes bagnards : « Pensez-vous que Chéri-Bibi s’est laisséclampser comme ça ! »

Les bruits du dehors se rapprochèrentencore… Les bagnards ne prêtaient plus aucune attention àPalas ; ils étaient tout entiers au drame qui se jouait aufond de la nuit et dont ils essayaient de saisir ou de deviner lespéripéties.

L’horreur de la situation redonnait desforces à Palas. Le désir d’en finir, soit par l’évasion, soit parquelque éclat qui entraînerait la fin de tout cela, décuplaitsoudain son énergie un instant fléchissante.

Oui, plutôt la mort, même de la main dePernambouc ou de « monsieur Désiré », que de continuer àvivre ainsi !…

Sous son effort puissant et continu, sesliens se relâchaient. Lentement, avec mille précautions et sansqu’on pût surprendre un seul de ses gestes, il finit par se défairede sa corde.

Il guettait le moment où il allaitsauter de son hamac et se jeter dans le trou au bout duquel ilespérait encore trouver Chéri-Bibi.

Rapide, il fut soudain sur ses pieds.Mais, dans l’instant, de nouveaux coups de feu éclatèrent dehors,en même temps qu’un grand tumulte.

Palas avait eu une seconde d’hésitation.Cela avait été suffisant pour qu’il eût tous les« fagots » autour de lui !

« Les « sous-cornes »tirent sur Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi est pincé !s’écriaient-ils. Vingt-deux ! v’là qu’on crible à lagrime ! (Attention ! voilà qu’on crie à lagarde !) Avant cinq broquilles (minutes), nous allonsavoir les artoupans sur le dos ! »

Et ils firent disparaître la corde etrajustèrent soigneusement la dalle dont ils mastiquèrent les jointsavec de la mie de pain mouillée et enduite depoussière !

À l’extérieur, on entendait toujours desgalopades, des cris, des appels, des coups de sifflet et lesblasphèmes des gardes-chiourme.

Enfin tout ce bruit se rapprocha encorede la case et la porte du dortoir fut ouverte.

Une douzaine de gardes armés jusqu’auxdents se ruèrent au milieu des bandits et l’on entendit derrièreeux la voix de l’officier de surveillance qui commandaitl’appel.

Les fagots s’étaient mis chacun à laplace de son hamac.

L’officier put constater à l’instantqu’il y avait cinq manquants : Chéri-Bibi, Fric-Frac,Arigonde, le Caïd et le Bêcheur, lesquels ne répondirent point àl’appel de leur numéro…

Palas, lui, répondit à l’appel dusien : le numéro 3213 !

L’« as de carreau », fou derage, se rejeta dehors… Les « cornes » reçurent l’ordrede garder le dortoir avec deux hommes et d’en mettre dix autresautour de la case.

« Cette fois, je suis bienperdu », pensait Palas.

Épuisé par tant de luttes et d’angoisseet vaincu par la ruine de son suprême espoir, il se laissa tombersur son sac de galérien, tandis que les deux artoupans, laissésdans le dortoir par « l’as de carreau » essayaient dedeviner par quel moyen les cinq forçats avaient pus’enfuir.

La bande de bagnards riait sournoisementde la vanité de leurs recherches. L’un d’eux fit assez haut pourêtre entendu : « Plus souvent qu’ils l’auront,Chéri-Bibi ! Ils crèveront tous avant lui, poursûr !

– Et moi je vous dis que Chéri-Bibia craché sa cartouche ! (est mort) beugla l’un desgardes-chiourme qui était chargé de surveiller le dortoir d’où lescinq forçats s’étaient évadés… J’le sais bien, p’t’être ! J’aivu son cadavre !…

– T’entends c’ qu’il ditl’artoupan ? souffla à Palas « monsieur Désiré ».Il dit que c’est vrai que Chéri-Bibi a clampsé !qu’il a vu son cadavre !… »

Palas frissonna…

Il aimaitChéri-Bibi.

C’était singulier cette affection d’ungarçon comme Palas pour un bandit de la carrure de Chéri-Bibi quiapparaissait à tous comme l’incarnation du crime sur la terre. Maisce n’était pas inexplicable…

Il avait trouvé chez ce monstre unepitié pour son infortune qu’il eût en vain cherchée ailleurs, aubagne et hors du bagne.

Sous des dehors d’épouvante, Chéri-Bibilui avait révélé des sentiments d’une délicatesseinsoupçonnable ! Chéri-Bibi l’avait aimé comme un frère etprotégé comme son enfant !

Palas avait souvent pensé qu’il y avaitautre chose qu’une bravade au destin dans ce mot :Fatalitas ! que le bandit jetait si souvent vers lescieux !

La vie de Chéri-Bibi était un mystère aufond duquel nul autre que lui-même n’était jamaisdescendu.

Que connaissait-on de Chéri-Bibi ?Un bras qui se lève et qui frappe !

Mais entre ces deux lueurs de couteau,qui laissaient derrière elles deux flaques de sang, c’était lanuit… obscure comme l’abîme de son âme… Pourquoi donc son cheminavait-il été si rouge ?

Il avait expliqué en quelques mots àPalas par quelle affreuse ironie le destin lui avait fait frapperun homme qu’il voulait sauver ! Tout était parti delà !

Tout ! Palasavait été quelquefois curieux de se pencher sur cetout…

« Ne regarde pas là-dedans !L’enfer y bouillonne ! » lui répliquaitChéri-Bibi.

Et puis le bandit se levait et avec uneironie farouche :

« Tu ne voudrais pourtant pas queje t’explique tous mes crimes !… Il y en atrop !… »

Et il ajoutait dans un riregigantesque :

« Je t’affirme que je suisinexcusable !… »

…………………………

« Pigez-moi Palas qui pleure parcequ’il croit que Chéri-Bibi est mort !… »

Ainsi « monsieur Désiré »continuait de torturer Palas.

Celui-ci ne voulait se rappeler deChéri-Bibi que cette affection qui l’avait si souvent sauvé, lui,du désespoir, et aussi cette action mémorable qui avait sauvéChéri-Bibi du bourreau, quand repris en France (après des aventuresdont l’une des plus retentissantes avait été la capture du vaisseauqui transportait les forçats à la Guyane) il avait été jugé ànouveau et, cette fois, condamné à la peine de mort…

Chéri-Bibi avait raconté à Palas quependant tout le procès il n’avait pas ouvert la bouche. Son avocatavait plaidé malgré lui ; quand la sentence fatale avait étéprononcée, l’accusé avait remercié les jurés du service qu’ils luirendaient à lui, en même temps qu’à la société !

Et, le soir même, comme un fourgonramenait Chéri-Bibi dans la prison centrale de la ville où ilvenait d’être jugé, le condamné avait entendu des cris désespéréset, en descendant de sa sinistre voiture, il avait vu quel’hôpital, qui se trouvait sur la même place, brûlait.

Il avait eu vite fait de se débarrasserde ses gardiens et de bondir dans la fournaise.

Il sauva à lui seul, ce soir-là, plus desoixante personnes !

« Le feu ! disait-il, ça meconnaît ! »

Il ne le quittait que pour y retourneret revenir avec ses précieux fardeaux.

Quand il n’y eut plus personne à sauveril revint se constituer prisonnier. Sa chair fumait.

Dans toute la France il n’y eut qu’uncri : la grâce !

Il fut gracié.

« Fatalitas ! »avait prononcé l’homme quand on était venu lui en apporter lanouvelle. « On a donc encore besoin que je tue quelqu’unsur la terre !… »

…………………………

Miracle ! les pleurs de Palasavaient fini par attendrir ces bêtes féroces.

« N’te fais pas saigner(nete fais pas de chagrin), Palas ! Tout ça, c’est desvannes ! on te dit qu’il n’est pas encore clampséChéri-Bibi ! D’abord il ne peut pas casser sacanne ! Y a des types comme ça ! Ils ont beau faire,quand la Blafarde les voit, a f… lecamp ! »

Aussitôt il y eut vingt voix pour sejoindre à celle qui venait consoler le malheureux Palas. L’idéed’une catastrophe de cette taille : la mort de Chéri-Bibi,n’entrait décidément dans l’idée de personne. Il fallait êtreartoupan – ou mauvaise gale comme « monsieur Désiré » –pour imaginer une pareille stupidité. Il n’était pas encore nécelui qui descendrait Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi avait toujoursfait ce qu’il avait voulu !

Quand le pied ledémange, il n’y avait rien à faire ! Ilsavait se donner de l’air ! Les sous-cornes ensavaient quelque chose ! On l’avait vu, soumis à unesurveillance des plus sévères, sans cesse sous les yeux d’ungarde-chiourme, qui n’avait d’autres occupations que d’observer sesmouvements… eh bien, Chéri-Bibi trouvait moyen de vaincre tous lesobstacles ! Bien mieux, il annonçait à l’avance qu’il s’enirait ! Au jour dit, à l’heure dite, c’était chosefaite !

Et s’il revenait, s’il se laissaitreprendre, c’était bien sûr parce qu’il ne pouvait pas se passer del’air du pré (du bagne). Comme il dit : « Lebagne, c’est mon foyer. »

C’était bien connu que Chéri-Bibi avaittoujours sur lui son nécessaire, c’est-à-dire tout cequ’il faut pour s’évader quand « ça lui chante » !…Et on ne sait jamais où il cache tout ça !…

Une fois pourtant il s’était laisséprendre. Il avait mis « son trousseau de départ » dansune forme à souliers qu’il avait recouverte d’un morceau de cuir,cloué comme s’il avait voulu commencer une chaussure, mais laforme était à pivot et contenait une collection soignéecomme nécessaire ! une paire de moustaches et des favoris, untour de cheveux, un ciseau à froid, une bastringue(petitescie propre à scier les fers, faite d’un ressort de montre), unpetit miroir pour la toilette, du fil, des aiguilles, une plume etdu papier !…

Souvent il laissait traîner sur son bancsa forme à souliers, quelquefois il la ployait sous son bras en serendant au travail de la chiourme.

Ça avait été un événement le jour où« l’as de carreau », qui voyait cette forme-là depuisquelque temps, avait fini par trouver que cet ouvrage decordonnerie avançait trop peu et l’avaitconfisqué !

Cette fois-là on avait découvert le potaux roses ! Mais Chéri-Bibi avait bien d’autres tours dans sonsac !… On n’en viendrait jamais à bout, c’étaitsûr !…

À ce moment de la discussion, la portes’ouvrit et un sous-corne entra. Il venait demander si l’on avaitenfin découvert le moyen d’évasion des cinq compères, mais ses deuxcollègues lui répondirent en haussant les épaules.

« Tout de même ils ne se sont pasenvolés ! reprit le nouveau venu…

– Va le demander àChéri-Bibi !

– Chéri-Bibi estmort !

– Ah ! vous voyez bien !s’écrièrent joyeusement les deux artoupans qu’on avait laissés engarde dans la case… Nos clients ne veulent pas lecroire !…

– Il est mort dans lesbambous ! C’est le commandant lui-même qui commandait labattue. Et c’est Bordière qui l’a tué ! il l’a eu au bout deson fusil ! Paraît qu’il a culbuté comme un lapin !…Ah ! y a pas d’erreur ! Fallait bien que ça finisse commeça !… Au revoir, je me sauve ! Oh ! çacraque là-haut, tu sais ! Vous avez entendu le canonde l’île du Diable. Y a du gros temps dans la chiourme ! Maisil y aura de la gratte pour ceux qui découvriront les quatreautres ! Bordière a de la veine ! Il va se faire un bonmois avec la peau de Chéri-Bibi !… »

Et l’homme était reparti. La porterefermée, il y eut une véritable clameur où se manifestaientl’étonnement, l’incrédulité, l’impossibilité où l’on était deconcevoir une pareille énormité ! Chéri-Bibi se laissantculbuter comme un lapin !…

Soudain, comme les artoupans étaient entrain de discuter sur l’événement, dans le fond de la case, unedalle derrière eux se souleva doucement et Palas qui pleurait etceux qui se trouvaient derrière les gardes-chiourme virentapparaître la gueule effroyable et terriblement vivante deChéri-Bibi !

Non, Chéri-Bibi n’était pas mort !Il n’était même pas blessé ! Cela avait été encore un de sestrucs de basculer sous le coup de fusil de l’artoupan comme s’ilavait été frappé à mort… et cela pour attirer tous les gardes loinde l’orifice de son souterrain qu’il voulait regagner coûte quecoûte aux fins de rejoindre Palas.

Ce qu’il avait prévu était arrivé ettous, ayant reconnu la silhouette de Chéri-Bibi qui s’affalait entournant sur lui-même s’étaient précipités en criant leurvictoire !

Le garde Bordière avait escaladéjoyeusement le talus, supputant déjà la gratification qu’allait luivaloir un coup pareil ! On lui serait certainementreconnaissant d’avoir débarrassé le bagne d’un animal aussidifficile à tenir en cage !…

De tous les côtés on accourait. Lecommandant lui-même se précipita… et le bruit se répandit de procheen proche dans l’île que Chéri-Bibi était enfin retourné auxenfers !

Il se trouva même, comme nous l’avonsdit, des gardes pour affirmer qu’ils avaient touché soncadavre !

La vérité était qu’on le cherchaitencore en vain. Bordière, l’heureux Bordière, qui avait réussi unsi beau coup, devenait enragé de ne plus en retrouver même la tracehors du bambou… Il donnait des explications : « Je l’aivu tomber ici ! Il a poussé un grand cri et s’estaffalé ! Regardez tout ce sang ! Il est certainementblessé à mort ! Il doit être allé crever un peu plusloin !… »

Cela touchait au sortilège, aumiracle ! Le commandant ne disait plus rien, ne savait plus cequ’il fallait croire.

Peut-être Chéri-Bibi avait-il descomplices parmi ses hommes. Peut-être en avait-il achetéquelques-uns ? Est-ce qu’on savait avec un êtrepareil !

On racontait qu’il avait toujours de lapoudre d’or sur lui ! Où ? Comment ? On n’en avaitjamais rien su !

Certains, même, prétendaient qu’ilcachait comme il voulait trente louis d’or dans sonestomac !

Cet homme mangeait de l’or, l’avalait,s’en débarrassait, le cachait, le reprenait quand ilvoulait !

Des tas d’histoires auxquelles lesautorités n’avaient pas cru… mais maintenant, le commandanttrouvait tout possible !…

Cependant, il ne s’était passé dansl’occasion qu’une chose fort simple : Chéri-Bibi s’étaitglissé sous bois jusqu’au réduit et jusqu’à son trou… Si l’on avaittrouvé du sang sur les bambous, c’est qu’il y avait essuyé sesmains, rouges encore du sang de Tarasque.

Pendant qu’on cherchait partout uncadavre, il était dans le souterrain. Et voilà comment sa têtesurgissait tout à coup dans le dortoir où la nouvelle de sa mortétait l’occasion de tant de discours !

D’un coup d’œil, il jugea la situation.Il vit les artoupans. Il vit Palas. Il vit ses confrères« fagots » qui, médusés par cette figure formidable,retenaient l’immense éclat de rire dont ils étaient prêts à saluerune apparition qui donnait un si parfait démenti aux histoires des« sous-cornes ».

Ce fut rapide : Palas se glissajusqu’au trou et y disparut, cependant que Chéri-Bibi tenait encoretout le monde sous son regard de fauve.

Et puis la dalle retomba.

Et quand les gardes-chiourme seretournèrent, il n’y avait rien de changé dans la case !…Si ! Il y avait encore un forçat de moins !…

Ils mirent quelque temps à s’enapercevoir. Ce fut « Monsieur Désiré » qui leur donnal’éveil en disant à mi-voix et de façon à n’être entendu qued’eux :

« Tiens ! Où estPalas ? »

Alors ils lecherchèrent !

Cette fois leur responsabilité étaitdirectement en cause ! Ils n’avaient plus envie de plaisanter.Et quand ils furent certains que celui-ci aussi venait de s’évader,ils entrèrent dans une fureur sombre !

Encore une fois, ils bousculèrent toutdans le dortoir, avec mille menaces et blasphèmes. Ils devenaient àleur tour enragés quand un regard de « Monsieur Désiré »les renseigna.

Ce regard leur montrait une dalle, etcomme cette dalle n’était pas rescellée, comme ses joints étaienten poussière, ils découvrirent toute l’affaire ducoup !

Ils firent sauter la dalle et furent enface du trou. L’un d’eux s’y précipita en ordonnant à l’autre derester à son poste.

Et l’on entendit aussitôt deux, trois,quatre détonations. Le garde-chiourme, s’avançant dans lesouterrain, tirait sur les fugitifs.

Toute l’administration pénitentiaireétait maintenant sur pied. Sur l’ordre du lieutenant, le servicedes bureaux téléphonait à la sous-direction des autres îles pourannoncer cet événement déplorable : l’évasion de six forçats,et pour que l’on établît toutes mesures nécessaires à leur repriseavant qu’ils aient pu, par quelque moyen impossible à prévoir,gagner le continent.

Le canon de l’île du Diable, placé surla plate-forme de la petite tour qui surmonte les baraquementspénitentiaires, et qui avait été hissé là, lors de la captivité ducapitaine Dreyfus, venait de tonner et annonçait ainsi la fermeturede la rade.

Tout ce qu’il y avait de gardes-chiourmedans les îles, toute la force dont disposait l’administrations’était mis à la recherche des introuvables bandits.

L’officier de surveillance que lesfagots avaient surnommé l’« as de carreau » y mettait unacharnement plein de rage, et son exaltation était biencompréhensible : Chéri-Bibi lui avait joué déjà de fameuxtours, mais ce dernier tour-là, dont les étranges péripétiess’étaient déroulées sous son nez, dépassait l’imaginable. Lebrigand lui avait tué Tarasque à la lueur de soncigare !

Revenant de sa tournée d’appel dans lesdortoirs avec la certitude nouvelle que d’autres forçats avaientsuivi Chéri-Bibi dans sa fuite, et sans qu’il eut pu se rendrecompte du chemin qu’ils avaient pris pour s’évader, l’officier nedécolérait plus.

Il alla rejoindre avec sa troupe lecommandant qui achevait sa battue, sans avoir aperçu, lui non plus,l’ombre d’un fugitif. Bien entendu, personne ne croyait plus à lamort de Chéri-Bibi !…

Le commandant, qui venait d’être aucourant de l’importance de l’événement, cria aulieutenant :

« Il faut prévenir Cayenne, Kourou,Sinnamarie, Saint-Laurent et tous les postes de la côte. C’estdéplorable, mais il n’y a pas à hésiter. Les bandits, pour faire uncoup pareil, devaient pouvoir être sûrs de quitter la rade, et ilsont dû s’entendre avec quelque bâtiment de passage. Qu’est-ce quec’est que cette goélette hollandaise qui est venue jeter l’ancresur rade avant-hier soir ? Peut-être leur a-t-elle détachéquelque canot, peut-être ont-ils rejoint quelque embarcation à lanage !

– Espérons dans les requins !fit l’autre.

– En attendant, pendant que nouscherchons Chéri-Bibi ici, les autres sont peut-être déjà hors denos eaux ! Allez vite téléphoner à Cayenne et àKourou !

– Mon commandant, permettez-moi devous demander s’il ne vaudrait pas mieux que, pendant que l’ontéléphonera à Cayenne, je me rende moi-même, avec la chaloupe àpétrole, sur le continent… J’aurai vite atteint Kourou, qui n’estqu’à treize kilomètres, d’où je ferai passer des ordres pourSinnamarie et Saint-Laurent, et je veillerai moi-même à l’exécutiondes mesures à prendre ! Sans compter que si je rencontre nos« fagots » en route, je puis vous les ramener ducoup.

– Vous avez raison ! Prenezavec vous deux surveillants bien armés et fusillez-moi tout desuite tout ce que vous rencontrerez et qui n’obéira pas auxordres !… »

L’officier salua et se dirigeahâtivement vers le môle.

Nous avons quitté le Parisien,Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur sous le roof d’avant de lachaloupe. Ils y étaient toujours, dans un état d’esprit qu’il estassez facile de se représenter. Ils avaient eu le loisir de serendre compte que leur évasion n’était plus un mystère pourpersonne.

Les bruits de l’île, la galopade desgardes-chiourme, enfin le coup de canon de l’île du Diablefinissaient de les renseigner.

Fric-Frac conclut touthaut :

« Nous sommes fichus ! Rien àfaire dans ce grafouilleur qu’on ne peut pas manœuvrer ! Siencore Chéri-Bibi et Palas arrivaient, on pourrait peut-êtres’entendre ! »

Au lieu de Palas et de Chéri-Bibi, ilsvirent accourir le lieutenant et deux « sous-cornes »,armés jusqu’aux dents qui se jetèrent dans la chaloupe.

Les fugitifs n’avaient pas bougé. Dansl’obscurité profonde où ils étaient entassés, ils pouvaient encoreespérer de n’être point découverts tout de suite. C’était leurdernière chance qu’on ne vînt point sous le roof y chercher un boutde filin ou tout autre objet nécessaire à la manœuvre.

Ils n’en respiraient plus. Le mécanicienne s’étant pas trouvé là, c’était un bonheur pour les forçats quel’officier de surveillance fût parti sans lui. Il allait êtreoccupé par sa machine pendant tout le voyage.

Déjà il avait sorti de sa poche lafameuse pièce du moteur et la remettait en place.

Les artoupans étaient plus redoutables,mais voilà que, sur l’ordre de l’officier, ils se glissaient déjàau-dessus du roof, où ils restaient un doigt sur la gâchette deleur fusil, l’œil au guet, fouillant la nuit.

Les bandits les entendaient remuerau-dessus d’eux.

Ce fut l’officier lui-même qui détachales chaînes et les rejeta, d’un geste, au fond du roof où ellesvinrent tomber sur Fric-Frac et le Bêcheur, qui ne dirent pasouf !

Et la chaloupe se mettait enmarche !

Elle faisait d’abord le tour de l’île àtoute vitesse. Évidemment « l’as de carreau » ne voulaitpoint quitter ces eaux sans avoir accompli cette inspectioncirculaire qui pouvait, pour peu qu’il fût servi par le hasard, luifaire découvrir quelque chose d’anormal qui l’eût mis sur la tracedes évadés, ou lui eût révélé un coin de leur plan.

N’ayant rien trouvé, il revint à la radeet s’en fut aborder la goélette hollandaise, sauta à bord, constatarapidement que tout y était normal et que son canot et sanorvégienne ne l’avaient pas quittée.

Après quelques phrases brèves échangéesavec le capitaine il rejoignit la chaloupe.

Pendant sa courte absence, les quatrebandits avaient été bien tentés de sortir de leur trou et de sejeter sur les artoupans.

Mais c’était bien risquer, et avec bienpeu de chances de réussite. Les surveillants étaient armés et lesabattraient comme des bêtes. Il était difficile, du reste, de lessurprendre. Au premier bruit qu’ils auraient entendu sous eux, lesgardes auraient pris l’éveil, auraient compris que le gibier qu’ilscherchaient si loin était tout près !

Sans compter qu’en pleine rade on seraitaccouru leur prêter main-forte immédiatement. Si l’on devait tenterun coup de ce genre, il était préférable d’attendre la pleinemer.

Déjà la chaloupe avait le cap sur lecontinent, laissant, derrière elle, les îles.

La traversée fut rapide. La chaloupemarchait merveilleusement. Aucun incident pendant le courtvoyage.

L’événement se déroulait simagnifiquement pour les quatre bandits qu’ils n’avaient qu’àlaisser faire. On verrait bien tout à l’heure… Un immense espoircommençait de naître en eux !

Et l’on toucha le pontonnement deKourou. C’est là que le drame allait se dérouler pour le Parisienet sa bande. La minute allait être décisive.

Les chaînes auxquelles on attachait lachaloupe étaient maintenant sous le roof, sur les genouxdes bandits ! Pouvaient-ils imaginer que l’officier ou lesartoupans allaient s’en saisir sans découvrir enfin leurrepaire ?

Oui ! ils espéraient cela, carl’extrémité des chaînes se trouvait hors du roof, et il suffisaitde se baisser et de ramasser cette extrémité pour que tout le restevînt ! C’est ce qui arriva.

Un garde-chiourme se baissa, tourna mêmela tête du côté de cette tanière d’où les misérables se tenaientprêts à bondir au moindre incident, mais ils ne furent pasaperçus…

Selon ses habitudes, l’officier renditson moteur inutilisable, et après qu’il eut attaché sa chaloupe, ilsauta sur le ponton, ordonnant aux deux gardes de lesuivre.

On les vit bientôt disparaître toustrois dans la nuit.

Le Parisien, Fric-Frac, le Bêcheur et leCaïd poussèrent un soupir effroyable. Depuis une demi-heure ilsn’avaient pas osé respirer.

Fric-Frac ôta son béret, et saluant dansla direction de l’« as de carreau », il prononça avecémotion et gravité ce seul mot : « Au revoir etmerci ! »

Bientôt ils furent accroupis sur lepontonnement, cherchant le gardien qui s’y trouvaittoujours.

Comme ils ne le découvrirent point ilsse soulevèrent à demi et se mirent à courir du côté de laterre ! mais tout à coup ils entendirent derrière eux deséclats de voix et l’ordre de s’arrêter.

Bien entendu ils s’enfuirent à toutesjambes. Il y eut un coup de feu dans leurdirection :

« Acrès ! gronda leParisien… Au satou ! (à la forêt) etdare-dare !… »

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