Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

III – Les ombres du passé

Mais voilà que dans ce jardin enchanté,Raoul n’avait pas su choisir…

Il a toujours fallu très peu de chosepour que le Paradis devienne le Jardin des Supplices… À l’aurore dela vie comme à l’aurore du monde, il suffit toujours d’un geste defemme pour déterminer la catastrophe…

Que de folies il avait faites pour cettedanseuse fantasque qui se moquait de lui et qui le ruinait, pourcette Nina-Noha qui n’avait su que le torturer, l’affoler dejalousie et le précipiter aux pires fièvres dujeu !

Alors il s’était lâchement accordé uneexcuse à ces premiers désordres. Si la courtisane avait été sapremière passion, elle n’avait pas été son premier amour !C’est dans ses bras qu’il avait voulu oublier une femme, une jeuneamie de sa mère, douloureusement mariée à un très honnête homme quil’aimait et qu’elle n’aimait pas. Elle s’était donnée à Raoul dansun moment d’égarement, puis s’était reprise aussitôt, poursuiviepar le remords de la faute commise… Ça avait été là pour Raoul etpour cette femme une terrible aventure, pleine d’un mystèreredoutable auquel Raoul, maintenant, ne pouvait songer sans uneinexprimable angoisse…

Mais comme elle avait été vite oubliée,cette première faute de sa vie, dans la loge où Nina-Noharhabillait chaque soir sa beauté quasi nue, après les danses d’unart violent, tour à tour langoureux et brutal, qui faisait courirtout Paris !… Il avait voulu être le seul maître de cetteidole ! Stupide orgueil ! Folie ! Il avait payé deson patrimoine quelques instants d’un plaisir toujoursdisputé.

Quelle pitié ! Il se rappelaitcertain soir de répétition générale dans un petit théâtre mondaindu boulevard où Nina avait triomphé ! Elle lui avait promis desouper avec lui. Pénétrer à une heure du matin dans une salle derestaurant à la mode avec cette femme couverte de bijoux à sonbras, était pour Raoul une joie éclatante pour laquelle, comme unenfant, il donnait tout ce qu’il possédait !

Elle avait été bonne ce soir-là :elle lui avait permis de l’afficher ! Raoul de Saint-Dalmas,aux yeux de tous, était l’heureux ami de Nina-Noha ! Quelleheure inoubliable ! Palas voyait encore la salle chaude,éblouissante de lumières et de la parure des femmes ; ilentendait encore les tziganes et leur musique frénétique ; ileût pu répéter les propos de ses amis qui faisaient la cour àNina ; mais Nina, ce soir-là, ne les écoutait pas : ellesouriait à Raoul qui lui avait promis pour le lendemain sesderniers vingt mille francs…

Vingt mille francs un sourire de Nina,c’est pour rien ! Mais le payer du bagne, Raoul, n’est-ce pasun peu cher… Ouvre les yeux, Raoul, et regarde ! Regarde lesconvives qui sont cette nuit à ton banquet ! Voilà des figuresqui changent un peu des petites fêtes du boulevard…

Avec quelles expressions de haine cesmasques de bagnards se penchaient sur leur misérable victime !Palas ne disait rien ! Il ne disait jamais rien, ce chien deParigot, cette « demoiselle » qui était forte comme unTurc et qui, pendant plus de dix ans, n’avait même pas daigné secolleter une seule fois avec eux ! À quoi pensait-il sous sespaupières closes ? Ah ! ils n’étaient pas incapables delui arracher les paupières pour savoir un peu quel rêve on faisaitlà-dessous !…

Pauvre Raoul ! malheureux enfantqui, au fond de la nuit du bagne, faisait revivre l’éclat des fêtesparisiennes et le souvenir ardent de Nina-Noha !… Elle avaitété plus cruelle encore que ses bourreaux actuels, la joliedanseuse qui l’avait mis si bien à la porte quand il avait étéruiné. Alors il avait pensé à son seul refuge, à sa chère maman quiaccueillit avec joie l’enfant prodigue.

« Maintenant, tu vastravailler ! » Sincère, il avait promis de racheter sesfautes. Mme de Saint-Dalmas avait conduit son fils chezun vieil ami de la famille, le banquier très parisien CharlesRaynaud, qui avait consenti à prendre Raoul chez lui.

C’était un très brave homme qui n’avaitpas eu lui non plus une jeunesse exemplaire, ce qui ne l’avait pasempêché de se mettre plus tard au travail et d’acquérir une fortuneconsidérable. Il voulut former lui-même Raoul, en souvenir du pèredu jeune homme qui, lui, avait été un ami fidèle. Il en fit sonsecrétaire particulier et le garda dans son propre bureau. Au boutde quelques mois, Raoul, qui avait montré une grande volonté detravail et une rare intelligence, était devenu l’homme de confiancede Charles Reynaud.

Le malheur fut que Raoul n’avait pascessé de songer à Nina. Il avait essayé de renouer des relationsavec la danseuse. Elle ne l’avait même pas reçu dans sa loge. Ilsouffrait atrocement de ses mépris. Tout le drame devait venir delà.

Le samedi qui précédait le grand prix deDieppe, Raynaud était entré dans son bureau : avec un ami aumoment où Raoul maniait des sommes considérables. Le jeune homme sedisposait à les lui remettre.

Pendant que Raoul comptait les liassesde dix mille francs, Raynaud disait à son ami :

« Le tuyau est sûr !…Volubilis à vingt contre un, dans unfauteuil !… »

On vint demander sur ces entrefaites lebanquier, qui passa dans une pièce adjacente. Son ami ne l’attenditpas. Raoul avait des flammes au cerveau. Il avait arrangé, pour lelendemain, un voyage à Dieppe, moins pour voir sa maman qui s’ytrouvait en villégiature, que parce qu’il savait que Nina serait augrand prix !… Nina ! Volubilis ! Vingtcontre un ! et deux louis en poche !

Ses mains froissaient fébrilement tousces billets, dont un seul pouvait lui redonner une petitefortune.

Charles Raynaud était l’ami intime dupropriétaire de Volubilis. Raoul n’avait aucun doute surla valeur du tuyau. Il pensait pouvoir rembourser le surlendemain…Tout de même, un emprunt pareil, quelle que fût la somme etl’espérance de remboursement, ça avait unnom !

Raoul était en train de désépingler uneliasse de dix mille, pour lui emprunter une coupure, uneseule !… quand Raynaud rentra dans le bureau… Il n’eut que letemps de faire disparaître toute la liasse dans la poche intérieurede son veston… Le banquier jeta en hâte toutes les sommes qui setrouvaient sur la table dans son coffre, sûr de la comptabilité etde l’honnêteté de Raoul. Et il partit… Derrière lui, un jeunehomme, d’une pâleur mortelle, faisait un geste comme pour leretenir… mais le banquier ne se retourna pas.

Raoul de Saint-Dalmas avait cinq centslouis à mettre sur Volubilis et c’était unvoleur !…

…………………………

La minute qu’il vécut quand, lelendemain, la cloche du pesage annonça que le départ venait d’êtredonné, comment l’oublierait-il jamais ! Quelle torture et quelespoir habitaient son cœur ! Oui, dans une minute, montre enmain, il serait un homme perdu à jamais ou riche de nouveau et nulne pourrait soupçonner sa honteuse défaillance… et Nina-Noha seraità lui !

C’est pour elle qu’il avait vécu cetteminute atroce ! Il avait passé la nuit à errer comme uninsensé sous ses fenêtres !… Mais quelle revanche, peut-être,se préparait pour lui… Dans une minute, il serait fixé : Ninaou la cour d’assises !

Il n’avait pas voulu voir la course.Seul, derrière les tribunes, il marchait. La sueur coulait de sestempes ! Quelqu’un qui l’eût rencontré alors, l’eûtdifficilement reconnu, tant la folie du moment l’avaitravagé ! Ses gants, entre ses mains, n’étaient plus que desloques.

Un immense silence planait sur le champde courses comme il arrive parfois dans les secondes critiques oùle sort d’une grande épreuve est en suspens…

Et puis, tout à coup, il yeut mille cris :

« Volubilis ! Volubilis !Volubilis ! tout seul ! »

Il se rua vers les tribunes, bousculades joueurs qui protestèrent, mais arriva à temps pour voirVolubilis…que l’on avait cru un moment vainqueur, arriverquatrième…

Raoul descendit les gradins avec deshésitations de vieillard.

Il voulait quitter le champ de courses,tout de suite. Il pensait à se tuer. Il rencontra Nina entourée deses amis : « Eh bien, mon petit, il me coûte cinquantelouis, ton tuyau ! » Il ne répondit pas. Il lui jeta unregard de désespoir infini. Il ne l’aimait plus. Son désastre moralétait si grand qu’il ne lui restait plus qu’un horrible mépris pourelle et pour lui-même. Il gémit :

« Pardon,maman ! »

Et c’était pour sa mère qu’il avaitrenoncé au suicide…

Il s’était demandé, à cause d’elle, s’iln’y avait point quelque chose de mieux à faire et de plus brave quede se loger une balle dans la tête. Les bons sentiments qui étaientencore au fond de lui et que n’avaient pu étouffer tout à fait lesdésordres de son imprudente jeunesse lui avaient dicté son devoir.Dès le lendemain matin de ce jour fatal, il se rendait à son bureaucomme à l’ordinaire. Il était décidé à tout dire àRaynaud.

Celui-ci ne parut pas de la matinée.Raoul eut encore à manier de fortes sommes. Pas une seconde lapossibilité de regagner les dix mille francs volés en faisant unnouvel empruntà la caisse ne le tenta. Il n’en eut mêmepas l’idée. Son premier geste, dans ce genre d’exercice, l’avaitrempli d’une horreur sans nom. Il se sentait capable de mourir defaim devant des millions.

L’après-midi, il fut le premier aubureau, Raynaud ne venait toujours pas. Le supplice de Raoul étaità son comble. Un haut employé de l’administration qui eutl’occasion de lui parler fut frappé de sa pâleur et de son airégaré. Il ne paraissait pas entendre ce qu’on luidisait :

« Vous êtes malade ? »lui demanda-t-il.

Il ne répondit pas à sa question, maisdemanda :

« Est-ce que M. Raynaud nedoit pas venir aujourd’hui ?

– Si, mais il arrive tard. Il est àla vente des bijoux de la reine de Carynthie. »

Raynaud rentra vers les six heures. Maisil n’était pas seul. Il avait avec lui quelques amis qui lefélicitaient de l’achat d’un collier de perles magnifiques. Sanss’apercevoir du trouble de Raoul, il lui montra le collier dans sonécrin. Raoul connaissait déjà ce bijou que Raynaud désiraitacquérir et qu’il était allé voir avec lui chez l’expert. Il sepencha sur le collier sans pouvoir prononcer un mot. Raynaud crutqu’il prolongeait à dessein son examen à cause d’une des perles quiavait un défaut :

« Je ne comprends qu’ils aientlaissé cette perle dans un pareil joyau, disait Raynaud. Je laferai enlever. Tel quel, le collier est encore pour rien :cent cinquante mille francs ! »

Raoul, pour qu’on ne s’aperçût pas deson agitation, continuait de fixer stupidement le collier. Toute savie, il devait en avoir la vision…

« C’est une perle morte,mais il serait peut-être possible de lui rendre son éclatprimitif. »

Et ces messieurs discutèrent quelquetemps là-dessus.

Puis ils se retirèrent et Raoul etRaynaud restèrent seuls. Alors Raoul dit tout. Pendant qu’ilparlait, le banquier le regarda d’abord avec stupéfaction, puisavec une menaçante sévérité : c’est en tremblant que Raoultermina sa confession.

« Ce n’est pas pour moi, monsieur,que je vous implore. C’est pour ma mère : qu’elle ne sacherien ! Je me tiens à votre disposition pour faire ce que vousvoudrez ! Je suis votre chose ! J’accepterai le travaille plus misérable et, devrais-je les regagner sou à sou, je vousrendrai ces dix mille francs !… »

Il s’était tu. Le banquier gardait lesilence, un silence terrible qui se prolongeait. Raoul crut qu’ilétait perdu. Il sortit un revolver de sa poche.

Raynaud vit le geste, comprit que Raoulallait se tuer. Il lui saisit la main, le désarma, jeta le revolversur le bureau :

« Malheureux enfant, qu’as-tu faitlà ! »

Raoul s’écroula à ses genoux ensanglotant. Il le releva.

« Rassure-toi, ta mère ne saurarien ! »

Le banquier alla lui-même pousser leverrou de la porte qui faisait communiquer son cabinet avec lesbureaux de son administration et revint à Raoul.

« Comprends-tu que ce qu’il y a deplus affreux dans cette histoire, c’est que toi, qui as reçu uneéducation exceptionnelle et dont je veux croire, malgré tout, lefonds honnête (tes aveux et ton repentir me le prouvent), tu n’aiespas su résister à une aussi basse tentation ! Tu es pluscoupable qu’un autre, Raoul ! Écoute : voici ce que j’aidécidé : tu vas quitter Paris, la France et toutes lesNina-Noha qui ont fait ton malheur. Tu iras te refaire une vie enAmérique. Tu prendras demain matin le paquebot qui part du Havrepour New York ; je dirai à ta mère que c’est moi qui t’aiexpédié là-bas d’urgence pour une affaire importante. Tu vasprendre le rapide de huit heures, ce soir. Tu n’as pas de temps àperdre ! »

Et, ouvrant son coffre-fort, il y pritdeux liasses de dix mille francs qu’il tendit à Raoul.

« Débrouille-toi avec cela etredeviens un honnête homme ! Ne me remercie pas. Je fais celaen mémoire de ton père qui m’a rendu de grosservices ! »

Raoul, éperdu, suffocant dereconnaissance, partit avec les vingt mille francs. Le banquier luiouvrit lui-même la petite porte qui lui servait d’entréeparticulière et qui permettait la sortie directe par lacour.

Il avait laissé son coffre-fortouvert.

Il n’y avait pas une minute qu’il étaitrevenu dans son cabinet que, des autres bureaux, on entendit untumulte effroyable, des cris, le bruit d’une lutte, un coup de feu.On se rua sur la porte du cabinet. On dut la défoncer. Quand onpénétra dans le bureau particulier de Raynaud, celui-ci gisait, tuéd’une balle au front devant son coffre-fort ouvert.

Le collier, les titres, les billets,tout ce qui avait une valeur avait disparu.

On chercha Raoul. Il restaitintrouvable. On se rappela la mine singulière qu’il avait eue cejour-là. Le soir même, l’enquête avait établi que le revolverfumant encore, trouvé dans le bureau, avait été acheté le matin dece jour par Raoul. On ne douta point qu’il eût fait le coup, niqu’il se fût échappé par la fenêtre laissée grande ouverte etdonnant sur le toit d’une petite pièce en encorbellement d’où l’onpouvait gagner, par une fenêtre, l’escalier intérieur d’un immeublevoisin.

Le lendemain matin, Raoul était arrêtéau Havre au moment où il se disposait à prendre le paquebot pourl’Amérique.

C’est en vain qu’il clama son innocence.Son avocat lui-même n’y crut pas. Trop de preuves l’accablaient. Onsait le reste.

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