Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

XXII – Le magasin deM. Toulouse

Pour se rendre au magasin deMonsieur Toulouse, Didier n’avait pas eu besoin de prendrede renseignements.

Nous avons dit par quelle sorte defatalité il avait été arrêté, l’avant-veille, devant la bizarreenseigne et la sordide maison.

Persuadé comme il l’était que lesmaîtres chanteurs n’avaient aucun intérêt à lui faire un mauvaisparti et prêt à consentir personnellement tous les sacrificespossibles, ce qui lui donnerait au moins le temps de réfléchir etde prendre des décisions plus graves, il n’était nullement effrayéquant aux suites immédiates de sa démarche.

Il comprenait très bien queM. de Saynthine, pour de certaines besognes danslesquelles il était obligé d’entrer en composition avec unFric-Frac, préférât de beaucoup que l’œuvre s’accomplît dans lapénombre d’une arrière-boutique.

Tout de même, M. d’Haumont étaitarmé comme il convient. Il sentait ses forces revenues. Nous avonspu juger, au cours de ce récit, qu’elles n’étaient pasordinaires.

C’est donc d’un pas assuré qu’il s’étaitavancé dans l’enchevêtrement des rues étroites de la vieille villeet qu’il avait été droit à la devanture de MonsieurToulouse.

Le soir commençait à tomber. Du reste,il fait nuit de très bonne heure entre ces hautes bâtisses, dansces ruelles où deux charrettes ne sauraient serencontrer…

Des lueurs commençaient à piquer lesvitres des boutiques.

Au fond de l’ombre de la boutique deMonsieur Toulouse, il y avait une chandelle à la lueur delaquelle Didier reconnut Fric-Frac accroupi derrière son comptoircomme un chien de garde dans sa niche. Aussitôt qu’il aperçutM. d’Haumont, le maître de céans s’avança avec forcessalutations vers le visiteur, lui souhaita la bienvenue sous sontoit, qui était « tout à fait honoré d’abriter un héros commeMonsieur Didier d’Haumont » et lui demanda lapermission, à cause des courants d’air, de fermer saporte.

Didier ne répondit rien d’abord à cetignoble préambule ; il regarda attentivement autour de lui leshardes qui encombraient le taudis, ne vit rien de suspect et laissaMonsieur Toulouse pousser ses verrous.

« Comme ça, personne ne viendranous déranger », expliquait le marchand d’habits.

Si Fric-Frac avait pu assister aumouvement singulier qui se produisait alors dans la rue, peut-êtren’eût-il point émis un avis aussi catégorique. En effet, des forcesde police avaient entouré la maison ; nous pouvons ajouterqu’elles gardaient les rues adjacentes…

Depuis quelque temps, des vols, descambriolages, des tentatives d’assassinat, se succédaient, toujourscommis par la même bande. On savait que les chefs de cette bandeavaient leur refuge dans la vieille ville où ils trouvaient denombreux complices pour les dérober aux recherches de lapolice.

L’affaire du Caïd avait été classée dansla même série. Un agent de la Sûreté qui l’avait remarqué plusd’une fois traînant les rues de Nice, ses tapis sur l’épaule, avaitreconnu son cadavre et s’était demandé ce qu’étaient devenus lestapis dont le moricaud ne se séparait jamais. Il en avait découvertd’identiques dans la boutique de MonsieurToulouse.

Celle-ci fut surveillée, les allures deFric-Frac parurent suspectes. La nuit venue, il recevait chez luides gens qui s’y glissaient avec précaution. Bref, on en avaitconclu qu’il ne fallait pas chercher ailleurs le repaire de labande, et que si l’on organisait une souricière, on pourrait pincertous les affiliés en une seule opération.

Cette souricière avait donc été tenduele soir même qui nous occupe. Il avait été ordonné qu’on laisseraitpénétrer chez Monsieur Toulouse tous les visiteurs qui seprésenteraient et qu’on les « cueillerait » en douceur, àla sortie.

Il est probable que ces messieurs de lapolice, cet après-midi-là, avaient déjà vu passer quelques ombresintéressantes, mais Didier excita plus spécialement leur curiositéet cela à cause du soin avec lequel il s’était enveloppé d’un grospardessus au col relevé et de l’impossibilité où ils avaient étéd’apercevoir même le bout de son nez sous les bords rabattus de sonchapeau de feutre.

Nous devons dire, en effet, que siDidier était venu sans effroi à ce sombre rendez-vous, il ne tenaitnullement à ce qu’on le reconnût pénétrant dans cet ignoble magasinde la vieille ville : aussi avait-il choisi des accessoires,manteau et chapeau, sous lesquels il pouvait se croire àl’abri.

Quand Fric-Frac eut fini de tirer sesverrous, Didier dit d’une voix très calme :

« Vous savez que je suis armé etqu’au moindre geste qui me déplaît, je vous abats tous comme deschiens !

– Oh ! mon cher capitaine,quelle mauvaise opinion vous avez conçue de nous depuis la dernièrefois que nous nous sommes rencontrés ; vous êtes armé ?Eh bien, moi, je ne le suis pas… Rien dans les mains, rien dans lespoches ! Et je puis vous assurer que mes camarades ne le sontpoint davantage que moi ! Mais, mon cher capitaine, il fautque vous soyez bien persuadé que vous êtes ici chez des amis !Non ! non ! monsieur d’Haumont, vous n’avez point danstout Nice, et même ailleurs, de meilleurs amis quenous !

– Où sont-ils ? demandaDidier. Tâchons que les choses ne traînent point. Je ne suis pasici pour mon plaisir.

– Si vous y êtes venu pour lenôtre, je crois pouvoir vous promettre que vous vous en irezd’ici le cœur léger, l’âme en paix et sans remords !Quand on fait ce qu’on peut, dans la vie, on fait ce qu’ondoit ! Nous ne vous demanderons rien que vous ne« puissiez pas ! » mon cher capitaine.Voulez-vous me faire l’honneur de passer dans monarrière-boutique ? C’est là que ces messieurs vousattendent !

– Passedevant ! »

Fric-Frac s’inclina et « passadevant ».

Didier suivit, la main dans la poche deson pardessus, sur son revolver, prêt à tout !…

Il aperçut tout de suite, assis devantune table, deux personnages qu’il reconnut. C’était d’abord leParisien, c’est-à-dire l’homme qu’il avait si brutalement malmenél’avant-veille au soir, celui qui poursuivait Gisèle et qui sefaisait appeler M. de Saynthine.

C’était enfin le Bêcheur, habillé denoir, sérieux comme un clerc de notaire et qui avait devant lui unegrande serviette de maroquin.

M. de Saynthine s’était levéet indiquait en face de lui, de l’autre côté de la table, unechaise, priant M. d’Haumont de bien vouloir s’yasseoir.

Le Bêcheur avait salué de la tête,ouvert incontinent sa serviette et en tirait des dossiers. Sur latable il y avait du papier, un encrier, un porte-plume.

« Je m’assoirai lorsque Fric-Frac,qui se tient derrière moi, sera à côté de vous, de l’autre côté dela table…, dit M. d’Haumont, qui ne paraissait nullementému.

– Mon Dieu ! Monsieurd’Haumont, je m’appelle monsieur Toulouse, je vous prie de ne pasl’oublier, moyennant quoi il n’est rien que « monsieurToulouse » ne fasse pour faire plaisir à monsieurd’Haumont ! »

Et Fric-Frac passa de l’autre côté de latable. Alors, Didier s’assit et posa son revolver devant lui.M. de Saynthine sourit. Le Bêcheur dit :

« Je vous assure, monsieurd’Haumont, que cet encrier nous suffira.

– Je vous écoute ! » fitDidier en jetant autour de lui un coup d’œil rapide.

Il était placé de telle sorte qu’iln’avait rien à redouter par-derrière. La pièce où il se trouvaitétait, comme la boutique elle-même, encombrée de tout ce qui peutconstituer le « décrochez-moi ça ». Cependant Didiern’avait pas à craindre que quelque acolyte fût caché sous lesdéfroques. Il remarqua qu’elles étaient, pour la plupart,suspendues au plafond sur des tringles de fer. Enfin, il n’étaitpas admissible qu’Arigonde et sa bande eussent mis quelque autremisérable dans le secret.

L’arrière-boutique donnait sur uneétroite cour vitrée dont on apercevait les hauts murs. Une porte àvasistas donnait sur une autre cour. Les verrous en étaient tirés.C’était par le vasistas que Didier apercevait le toit vitré de lacour.

L’arrière-boutique communiquait avec lemagasin par une ouverture sans porte, mais comme les deux piècesn’étaient pas de niveau on descendait dans le magasin par unescalier de trois vieilles marches…

Fric-Frac s’était assis à la droite du« Parisien », qui avait le Bêcheur à sa gauche. On eûtdit un tribunal et ce fut naturellement le président,M. de Saynthine, qui prit la parole.

« Nous ne prononcerons pas de motsinutiles, annonça-t-il. Je vais au fait immédiatement. QuandM. d’Haumont a quitté son entreprise aurifère de la Guyane,celle-ci était particulièrement prospère, ce qui lui a permisd’emporter en Europe environ deux millions de francs de poudred’or. En France, M. d’Haumont a pu faire un riche mariage.Mme d’Haumont a apporté en dot : d’abord une fortunepersonnelle qui lui venait de sa grand-tante maternelle, fortuneévaluée à sept cent mille francs…

– Pardon ! interrompit leBêcheur, pardon ! il y a là une petite erreur. D’abord cettefortune personnelle est évaluée exactement à (il feuilleta undossier, s’arrêta à un chiffre) sept cent quarante-cinq millefrancs. Mais cette fortune venait à Mme d’Haumont pour sixcent mille francs de sa grand-tante maternelle, qui avait déshéritéla mère de Mme d’Haumont, Mme de la Boulays,douairière, à cause de sa conduite qu’elle réprouvait… À ce chiffresont venus s’ajouter cent quarante-cinq mille francs hérités parMlle de la Boulays d’un frère de M. de laBoulays qui a laissé à M. de la Boulays le restant de safortune, dans les quarante-cinq mille francs, exactement (nouvellerecherche dans un nouveau dossier) quatre cent trente-deux millehuit cents francs, tous frais payés, lesquels quatre centtrente-deux mille huit cents francs et les intérêts produitspendant cinq ans dont il ne serait pas difficile d’établir lechiffre, ont été donnés personnellement à sa fille parM. de la Boulays, ce qui fait un total de un million centsoixante-dix-sept mille huit cents francs de dot, sans compter lesintérêts susdits.

– Voilà une belle corbeille denoces ! reprit M. de Saynthine… et nous n’avonsparlé de la fortune de Mme d’Haumont que pour mémoireet pour qu’il soit bien établi que M. d’Haumont ne sera passur la paille le jour prochain où il aura donné les deuxmillions qui lui sont propres à d’ancienscamarades de chantier qui ont travaillé avec lui de longuesannées et sans l’appui dévoué et infiniment discret desquels ilne serait rien aujourd’hui ! »

Ayant dit, M. de Saynthine sepencha vers Didier et comme celui-ci gardait un sombre silence, ilajouta :

« Je ne sais pas si je me suis faitsuffisamment comprendre ?

– Oui, finit par répondreM. d’Haumont. Malheureusement, c’est beaucoup tropcher ! »

Il y eut un silence. Ce fut Fric-Fracqui le rompit en disant :

« Il fallait s’y attendre ! Ilva « liarder » !

– Non ! repritM. de Saynthine. M. d’Haumont ne« liardera » pas. Il réfléchira que ça aurait pu êtreencore plus cher ! Il appréciera la délicatesse dont nousavons fait preuve en lui permettant de s’acquitter avecnous, sans avoir à toucher à la fortune de safemme !

– La fortune deMlle de la Boulays (il n’osa dire deMme d’Haumont) ne m’appartient pas ! Je netoucherai pas à un sou de la fortune de Mlle de laBoulays ! déclara Didier.

– Que M. d’Haumont se calme…puisqu’il n’est pas question de la fortune de sa femme et que nousne lui réclamons rien de ce chef ! répliquaM. de Saynthine.

– On me permettra tout de même defaire remarquer, interrompit le Bêcheur, que M. d’Haumont atort de dire que la fortune de sa femme ne lui appartientpas ! Elle est à lui aussi bien qu’à elle. Il peut en disposerentièrement, car M. et Mme d’Haumont sont mariéssous le régime de la communauté légale… M. d’Haumontvoulait que cette communauté fût réduite aux acquêts, maisMme d’Haumont, avec un désintéressement que l’on ne sauraittrop louer, a exigé qu’il n’en fût rien ; etM. de la Boulays lui-même a dû s’incliner. Du reste, ill’a fait d’autant plus facilement qu’il savait avoir affaire à unparfait honnête homme qui saurait gérer avec soin etéconomie les intérêts de la communauté !

– Bavardage ! grognaFric-Frac… Faudrait que M. d’Haumont se décide : est-ceoui, est-ce non ? »

Didier dit :

« Je suis prêt à vous donner toutce qui m’appartient ! »

Les trois autres, à ces paroles,tressaillirent déjà d’une parfaite allégresse, quandM. d’Haumont se prit à ajouter :

« Malheureusement pour vosprétentions, que je trouve énormes, je ne possède plus que centcinquante mille francs ! »

Un peu interloqués par cette déclarationinattendue, les trois compères finirent par rire.

« Elle est bien bonne !explosa Fric-Frac. À qui ferez-vous croire une bourdepareille ? »

M. de Saynthines’interposa :

« Je croyais pourtant, fit-il,m’être exprimé avec une certaine clarté… deux millions à nous,l’honneur, la gloire, le bonheur, la sécurité, l’amour etencore un million à vous !

– Un million centsoixante-dix-sept mille huit cents francs, corrigea le Bêcheur. Ilme semble qu’avec le lot qu’on vous laisse vous n’êtes pas àplaindre !

– Nous sommes trop bons !affirma monsieur Toulouse, qui commençait à s’énerver et quidonnait un grand coup de poing sur la table, vous allez voir qu’ilva falloir employer les grands moyens ! »

M. de Saynthine posa sa mainsur le bras de « monsieur Toulouse ».

« Silence ! ordonna-t-il. Nousne sommes ici, ni pour crier, ni pour plaisanter. »

Il prononça ce dernier mot en seretournant sur Didier :

« Je vous prie, monsieur, de nousrépondre sérieusement !

– Je vous affirme, le plussérieusement du monde, qu’il ne me reste personnellement que centcinquante mille francs. J’ai donné le reste àl’État ! »

Cette fois, ils le regardèrent dans unsilence effaré. M. d’Haumont n’avait certes pas l’air de« plaisanter ». Cependant, Fric-Frac ne put s’empêcher defrapper à nouveau la table de son poing rageur :

« Il se paie nos têtes ! Çan’est pas possible !

– Moi je n’en croisrien ! » déclara le Bêcheur avec un mincesourire.

Mais le Parisien fit :

« Il en est biencapable !

– Vous pourrez enavoir la preuve quand vous voudrez ! » reprit Didierimpassible.

Alors, le Bêcheur et Fric-Frac s’unirentdans une même indignation. Ils se rappelaient ce que le Parisienleur avait dit du caractère de Palas et des coups de tête dont ilétait capable !

« Ah ! le cochon ! s’il afait cela, il nous a volés ! » gémit « monsieurToulouse. »

Le Bêcheur se leva et, perdant touteretenue, il se mit à tutoyer M. d’Haumont comme autrefois iltutoyait Palas :

« Si tu crois qu’on estvenu de si loin pour cent cinquante mille francs !

– Cinquante mille francs !reprit Fric-Frac, qui savait compter au moins aussi bien que leBêcheur… Ah ! mais, on croit rêver !

– Soit ! fit tout à coup leParisien, qui avait réfléchi. On contrôlera et tant pis pour toi situ nous as menti ! et tant pis pour toi aussi si tu as ditvrai !

– Pour sûr qu’il nous conte des« flambeaux » !

– Silence ! ordonna leParisien. C’est son affaire ! La nôtre, après tout, est detoucher !Si tu n’as plus le soupersonnellement…

– Eh parbleu ! qu’il nousdonne la fortanche de sa chenille ! (la fortune de safemme). »

Didier se leva, pâle comme unmort.

« Où que tu vas ? luicrièrent-ils.

– Je m’en vais parce que je n’aiplus rien à vous dire… Mes cent cinquante mille francs sont àvous ! c’est à prendre ou à laisser ! Vous ne pourrez medénoncer sans vous perdre vous-mêmes. Vous n’aurez pas un sou deplus ! Vous réfléchirez ! Je ne tiens pas à lavie ! Vous aurez ces cent cinquante mille francs-là ourien du tout !

– Assieds-toi, Palas ! etraisonnons un peu ! Ce serait dommage pour tout le monde denous quitter comme ça… » repartitM. de Saynthine…

Maintenant ces messieurs ne posaientplus ! Ils se laissaient aller à leur naturel, celui que lebagne leur avait donné pendant plusieurs lustres ; ilsparlaient argot et ils le tutoyaient. Ils étaient redevenus descamarades prêts à s’entendre ou à se crever. Ilsl’appelaient à nouveau Palas.

Palas était resté debout.

« Tu n’as pas encore compris unechose, Palas ! c’est que nous ne voulons pas te fairechanter ! Un chantage, ça n’en finit plus ! Si nousacceptions tes cent cinquante mille francs, nous en aurions pourtrois mois ! et ça recommencerait. On ne peut rien faire aveccent cinquante mille francs, à trois ! Il n’y a même pas dequoi faire un seul honnête homme ! Mais si tu es raisonnable,tu nous sortiras une bonne fois de la mouise. Ce que tu as, tantpar ton mariage qu’autrement, nous te demandons de le partager avecnous !

– Il faut qu’il nous donne unmillion et il n’entendra jamais plus parler de nous ! je m’yengage ! » proclama Fric-Frac.

Et il leva la main et il cracha parterre.

Le Bêcheur prit à son tour laparole :

« J’ai ici la liste des titresapportés par Mme d’Haumont. Il y en a un gros paquet qui peutêtre bazardé tout de suite, et les autres ne présenteront pas degrosses difficultés. Palas est libre de faire ce qu’il veut de cestitres-là. Sa signature suffira. Il n’a pas besoin de donnerd’explications, et s’il veut en fournir, c’est bien simple !Il y a des titres qui ont remonté, il en profite pour lesvendre ! Il y en a qui baissent, il s’en débarrasse avantqu’ils soient réduits à rien ! C’est lui qui a la gérance dela fortune. C’est son devoir de faire du « remploi ». Jeme charge, moi, du remploi ! Il n’a qu’à donner sa signature.Il verra quel homme d’affaires je suis… Mme d’Haumont ne sedoutera de rien ! On vous laisse les propriétés, la terre, etil y a encore l’héritage du papa beau-père ! T’es pas àplaindre ! Seulement, il faut t’asseoir, mon vieux, et prendreune plume ! Nous avons déjà trop bavardé ; le temps passeet nous n’avons encore rien fait de propre ! »

Ils regardèrent tous trois Didier quiétait toujours debout, très pâle, les yeux mi-clos, son revolver àla main.

Ils ne craignaient pas son« rigolo ». Ils savaient bien que cet homme étaitincapable de faire trois cadavres. Ce n’était pas un Chéri-Bibicelui-là, et puis ce n’était pas un moyen de fuir le scandale quede s’en aller avec trois cadavres derrière soi ! Et puis ilsne se seraient pas laissé faire, on pense bien !

Non, ce qu’ils redoutaient maintenant envoyant cet homme si pâle, en dévisageant ce secret désespoir auquelils l’avaient acculé, c’était que Palas n’usât de son arme contrelui-même ! Ma foi, il avait bien l’air d’un homme qui allaitse tuer.

Ils saisirent cela d’instinct etFric-Frac et le Bêcheur n’eurent point besoin du coup d’œil rapidede M. Saynthine pour le comprendre. M. de Saynthinefit aussitôt d’un air « bon enfant » :

« Au fond, il suffit que noussoyons d’« accord » en principe ! Nous ne sommes pasà un jour près ! La situation dans laquelle nous nous trouvonsaujourd’hui vis-à-vis les uns des autres sera la même demain. Etnous disposons toujours des mêmes armes pour la faire cesser sinous voyons qu’elle se prolonge ! Que M. d’Haumont montrede la bonne volonté et il n’y aura rien de cassé !

« Sans doute, nous ne pouvons sansdommage dénoncer M. d’Haumont à la police, mais il ne s’agitpas de la police ! L’idée que Mme d’Haumont peut resterlongtemps encore, peut-être toujours – cela dépend de lui –ignorante de choses qu’elle n’a point besoin de connaître, activerala résolution de notre ancien compagnon ! QueM. d’Haumont prenne déjà les dispositions nécessaires autransfert des cent cinquante mille francs qu’il veut bien nousabandonner et nous reparlerons du reste dans huitjours… »

Didier se raccrocha à l’espoir suprêmed’une entente possible.

« Il faut, dit-il, que je rentrechez moi maintenant ; je ne reviendrai plus ici. Je merencontrerai avec M. de Saynthine, un soir que je luiferai savoir, dans un endroit convenable et discret. Il recevra unavertissement ici. Dans quatre jours, nous nous seronsdéfinitivement entendus ou nous reprendrons chacun notreliberté ! »

M. de Saynthine avait jeté unnouveau coup d’œil à ses acolytes.

« Eh bien, c’est entendu !dit-il. Et puissent ces quatre jours de réflexion t’apporter un bonconseil. Au revoir Palas ! Va ouvrir la porte de la rue,monsieur Toulouse !… »

Fric-Frac descendit dans le magasin.Didier le suivit.

Le Parisien souffla auBêcheur :

« Les grandsmoyens ! »

Le Bêcheur n’eut que le bras à étendreet à appuyer la main contre le mur pour que, au moment même oùDidier pesait de tout son poids sur les marches du petit escalierqui descendait au magasin, celles-ci s’effondrassent.

Didier poussa un cri, levainconsciemment les bras en l’air et tomba. Les trois autres étaientdéjà sur lui.

Son revolver avait roulé sur le pavé dumagasin. Il était désarmé et, dans la situation où il se trouvait,presque dans l’impossibilité de secouer la grappe humaine quil’étouffait.

Alors il fit entendre un sourdrugissement, auquel les autres répondirent par de hideux éclats derire.

Mais voilà qu’en une seconde la petitefête prit une autre tournure. Aux gémissements de Didier réponditune sourde clameur mêlée à un terrible fracas.

Sous un poids énorme, le toit de verrede la courette se brisait et la porte qui faisait communiquer cettecour avec l’arrière-boutique était défoncée du coup.

Une forme humaine venait de roulerjusqu’aux pieds des bandits…

Tous trois s’étaient redressés, lâchantleur proie, et avaient jeté le même cri :« Chéri-Bibi ! »

Entrepris par une invincible épouvante,ils eurent un mouvement de recul ; mais voyant Chéri-Bibitoujours affalé, ils comprirent qu’il était grièvementblessé ; alors ils bondirent sur lui et le Parisien luidéchargea son revolver à bout portant dans lapoitrine !

Mais Chéri-Bibi avait saisi l’arme, etles balles allèrent frapper le mur, après lui avoir éraflé la main,qui se mit à saigner abondamment… Les misérables étaient sur luicomme à la curée. Redoublant de haine pour ce monstre qui venaitjusque chez eux se mêler de leurs affaires, ils allaient peut-êtrele mettre en morceaux, car Palas, singulièrement coincé dans letrou de l’escalier, essayait en vain de se dégager, quand il y eutdes cris dans la rue ; la porte du magasin sauta, despoliciers se précipitèrent.

Le Parisien, Fric-Frac et le Bêcheur,aux premiers coups frappés contre la devanture, s’étaient jetés aufond de la cour et se tenaient dans un escalier obscur par lequel,en tout état de cause, ils avaient dû préparer leurfuite.

Les policiers s’étaient élancés surleurs pas, passant devant les deux corps étendus sans plus s’enpréoccuper pour le moment.

Chéri-Bibi et Palas restèrent seuls uninstant. On entendait l’appel des policiers dans les couloirs, lesescaliers et jusque dans la rue.

Chéri-Bibi se souleva vers Palas, essayade se remettre sur ses jambes, mais il devait avoir un pied cassé,car il retomba en grondant : « Fatalitas !j’ai une patte molle ! »

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