Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

VII – Les mystères de la forêtvierge

Palas et Chéri-Bibi étaient entrés dansquelque chose de redoutable : la forêt vierge. Combiend’évadés, qui avaient cherché là un refuge, y avaient trouvé lamort… et dans les conditions les plus cruelles ! Il leur avaitfallu lutter contre tout et contre tous : la faim, lesfièvres, les bêtes, les hommes.

Il n’est point rare que quelque corvéeforestière, en défrichant un nouveau coin des bois vierges, setrouve en face de plusieurs cadavres à moitié dévorés. C’est toutce qui reste d’une évasion retentissante.

Il faut être un bien vieux« fagot » pour trouver dans le satou (forêt) une amie quivous défend et vous garde. Nous avons dit que las de la vie desauvage qu’on y mène, plus d’un forçat est revenu se constituerprisonnier…

Cependant Chéri-Bibi dit àPalas :

« La forêt, ça me connaît !Ils peuvent bien nous lancer tous les artoupans de la colonie, jeles défie de nous reprendre ! »

Et, tout d’abord, pour arrêter quelquetemps ceux qui les poursuivaient, le bandit avait tranquillementmis le feu à un vaste abattis d’arbres de toutes dimensions et detoutes essences que la hache avait couchés par terre depuis desmois, et que l’ardent soleil équatorial avait à point desséchés.L’abattis, en quelques minutes, était devenu un gigantesque brasierqui communiqua sa flamme à tout un coin de la vivante forêt, sibien que, devant la violence de l’incendie, Palas, inquiet, sedemandait déjà s’ils n’allaient pas être victimes eux-mêmes de leurmoyen de défense.

Le vent qui s’était élevé à la tombée dela nuit soufflait nord et nord-ouest et poussait les flammes dansla direction de Cayenne.

Sentant d’instinct tous les animaux quifuyaient du côté opposé, c’est-à-dire au-devant du vent, Palasvoulait entraîner Chéri-Bibi vers le nord-est, mais celui-cil’arrêta d’un mot :

« Par là, nous sommes sûrs deretrouver les artoupans qui doivent s’être préparés à nous barrerle chemin. Laisse-moi faire et ne quittons pasl’incendie ! »

Palas « se laissa faire », sedisant, en aparté, que s’ils étaient à peu près sûrs, en effet, dene point retrouver les artoupans en fuyant de ce côté, ilsrisquaient fort d’être brûlés vifs. Au fait, ils sentaient derrièreeux la chaleur plus ardente du brasier !

Maintenant, ils bondissaient…

« Ça y est ! nous sommessauvés ! » proclama Chéri-Bibi.

Et Chéri-Bibi, à travers des lianes qui,à côté d’eux, commençaient déjà à crépiter, montra à Palas la napperose d’une rivière.

L’eau ! l’eau, la rivière deKourou !

Quelques secondes plus tard, ilstraversaient la rivière à la nage.

« Attention auxcaïmans ! » faisait Chéri-Bibi… et puis, tout àcoup :

« Dans l’eau ! fit-il à voixbasse, dans l’eau jusqu’à la g… ! V’là les artoupans !J’aimerais mieux les caïmans ! »

Et, dans l’instant, du coude de larivière, déboucha une chaloupe pleine des gardes lancés à lapoursuite.

Cachés dans les roseaux, au milieu desplantes aquatiques, Palas et Chéri-Bibi durent, à maintes reprises,plonger complètement pour n’être pas aperçus car la lumière étaitéclatante, et le ciel semblait rejoindre la terre dans un mêmeembrasement, dans une même illumination de ces cierges prodigieuxqu’étaient les arbres géants de la forêt vierge, plusieurs foiscentenaires…

« Plus haut ! » commandale sous-off, et l’embarcation, remontant le courant, disparutenfin.

Palas et Chéri-Bibi, à peu près sûrsd’avoir, cette fois, dépisté les gardes-chiourme, car il étaitvisible que ceux-ci croyaient encore les deux évadés sur quelquepoint de l’autre berge, sautèrent sur la rive droite ets’enfoncèrent dans la forêt, s’éloignant à la fois de la rivière etde la mer, pénétrant hardiment au cœur même des boisvierges.

Chéri-Bibi semblait suivre un planarrêté, car il suspendait sa marche, de temps à autre, comme pours’orienter. Cette marche était du reste devenue fort difficile, etPalas émit l’hypothèse qu’ils pourraient peut-être maintenants’arrêter, prendre quelque repos, et repartir au jour.

Sous le dôme de la haute futaie et dansl’enchevêtrement des lianes et des plantes parasites de toutessortes, ils se glissaient maintenant dans la plus profondeobscurité.

« As-tu de quoi faire du feu ?répondit Chéri-Bibi. Non ! n’est-ce pas ? Eh bien, moi,il me restait trois allumettes, je n’ai pas besoin de te dire quele séjour dans l’eau ne les a pas rendues très inflammables !Alors quoi ? mon petit ! S’endormir la nuit dans lesatou, sans feu à côté de soi, c’est vouloir ne plus seréveiller que sous la dent d’un jaguar ! En route ! On sereposera au jour ! »

Ainsi marchèrent-ils tout le reste de lanuit, se rendant compte que, s’ils se reposaient un instant, ilsfermeraient les yeux, accablés…

Chéri-Bibi encourageait Palas en luiracontant des histoires énormes sur la forêt vierge et que celui-ciavait souvent peine à croire ! Que de drames étranges !que de fabuleuses et mystérieuses fortunes dont la légende couraitautour des placers d’or !… En attendant, ils étaient quasitout nus, chacun avec un couteau pour toute arme.

« Depuis que nous marchons, fitChéri-Bibi, nous ne devons plus être bien longtemps sans rencontrerle Pupu !

– Qu’est-ce que c’est que ça, lePupu ?

– C’est une petite rivière qui vase jeter dans la rivière de Cayenne et qui nous barre forcément lechemin. Un peu plus haut, un peu plus bas, nous sommes obligés dela rencontrer. Alors, là, mon petit, nous verrons clair dans notrehistoire !… »

Palas avait les pieds en sang. Il avaitvoulu plusieurs fois se défaire des rudes souliers que lui avaitoctroyés l’administration pénitentiaire. Chéri-Bibi s’y étaitrésolument opposé.

« Mon petit, c’est plein degrages là où nous marchons ! et il n’y a rien de plusvenimeux que ces serpents-là ! Il ne faut qu’un coup !…Faisons le plus de bruit possible en marchant pour les faire fuir,et garde tes godasses ! »

Avec leurs couteaux, dont ils usaientsouvent pour se faire un chemin parmi l’enchevêtrement inextricabledes plantes parasites, ils s’étaient taillés deux bâtons,véritables épieux, arrachés à un bois dur comme le fer et appelé« bois canon ». En marchant, ils tapaient de droite et degauche dans le fourré et, souvent, ils entendaient le bondissementd’une bête qui détalait dans la nuit… Enfin le jour se levabrusquement.

Et Chéri-Bibi se mit à courir. BientôtPalas l’entendit qui criait :

« Le Pupu ! lePupu ! »

Il put encore se traîner jusque-là, ettomba, épuisé, devant un ruisseau aux ondes fraîches etbondissantes sur des rochers clairs. Chéri-Bibi avait déjà lementon dans l’eau et buvait… buvait !… Palas se pencha sur lamême coupe ; après quoi, tous deux s’endormirent comme desbrutes, à l’ombre des branches qui venaient pendre au-dessus de ceruisseau enchanté.

Si profond était leur repos et leuranéantissement, qu’ils n’entendirent pas quatre hommes quidescendaient assez bruyamment cette rive tant désirée.

En apercevant Palas et Chéri-Bibi, lesquatre hommes s’arrêtèrent d’un même mouvement : c’étaient leParisien, le Bêcheur, le Caïd et Fric-Frac !…

La joie des quatre bandits fut immenseen voyant à leur disposition les deux êtres qu’ils haïssaient leplus au monde. Ces quatre hommes étaient armés de haches, dont ilss’étaient emparés en même temps que de quelques provisions, déjàépuisées du reste, en traversant une exploitation forestière à leursortie de Kourou.

Ils n’avaient qu’à lever leurs armes età frapper ; et déjà le Parisien agitait sa hache en fixantPalas d’un regard où le besoin de tuer avait déjà mis dusang.

Mais le Bêcheur, qui était la plus fortetête de la bande, tombait d’accord avec Fric-Frac, lequel était leplus malin, pour décider qu’il y avait matière à réflexion. Ilsentraînèrent le Parisien et le Caïd et il y eut unconciliabule.

Le résultat de cette conversation futque les quatre bandits remirent à un peu plus tard leur sournoisattentat. Le raisonnement du Bêcheur était au surplus des plusconvaincants : ce n’était un mystère pour personne queChéri-Bibi avait, dans quelque endroit du bois vierge, ce qu’aubagne on appelle une « carette » (cachette) danslaquelle il avait certainement eu la précaution, lors de sesprécédentes expéditions, d’entasser tout ce qui pouvait être utileà un « fagot » (provisions et autres) pour ne pointcalancher dans le satou ! (mourir dans la forêt). Detoute évidence les deux hommes qui dormaient là quasi tout nus,rompus de fatigue et dénués de tout, n’avaient pas encore atteintl’une de ces carettes. Ne convenait-il point, avant de lesexterminer, d’attendre qu’ils eussent eux-mêmes livré leur trésor àdes gens qui, comme le Bêcheur, Arigonde, Fric-Frac et le Caïd enavaient le plus grand besoin !

Ayant décidé cela, ceux-ci remontèrentun peu vers le nord pour se trouver derrière les deux compagnonsquand ils se remettraient en marche. Ils n’avaient pas abandonnéles rives du Pupu qui, certainement, devaient être un guide pourChéri-Bibi.

De fait, au réveil, Chéri-Bibi, aprèss’être orienté, tira Palas de son sommeil écrasant, et tous deuxsuivirent la rive en s’enfuyant vers le sud-ouest.

Arigonde et sa bande ne perdaient pas unseul de leurs mouvements. Et ils eurent la joie de voir Chéri-Bibis’arrêter au pied d’un immense balata (arbre à caoutchouc),soulever une roche et creuser la terre à la pointe de son bâton debois canon. Palas l’aidait. Ils semblaient travailler tous deuxavec une fièvre croissante. Pour ceux qui assistaient à cettescène, il ne faisait point de doute que, là, se trouvait lacarette au trésor !…

Enfin, Chéri-Bibi se pencha, et aprèsavoir fouillé la terre, il se mit à passer à Palas différentsobjets.

Fric-Frac qui savait se mouvoir dans laforêt sans faire craquer une branche, comme il savait à Parisglisser de nuit dans un appartement sans heurter un meuble, s’étaitavancé au plus près des deux compagnons sans leur donner l’éveil etregardait toute la scène avec avidité. D’abord ce fut un sac pleind’objets de première nécessité. Fric-Frac entend la voix rauque deChéri-Bibi qui énumère : une boussole, une petite lanterne,une scie, des boîtes de conserves, des épices, deux bouteilles detafia, un briquet et de l’amadou, une boîte de fer où sont enfermésles papiers d’identité nécessaires pour faire, en France, d’unforçat, un honnête homme :

« Il y a plusieurs honnêtes hommeslà-dedans, grogna joyeusement Chéri-Bibi, tuchoisiras !… »

Un flacon rempli d’un liquidebrunâtre : antidote sûr pour la morsure desserpents !

Chéri-Bibi a pensé à tout ! mais leplus beau, certainement, est ce grand coffre d’où le bandit sortdeux sabres d’abattis, une carabine, un revolver, des munitions ettrois cartouches de dynamite… « Et tout cela en excellentétat ! fait remarquer Chéri-Bibi, à cause de la précaution quej’avais prise de recouvrir sac et coffre d’une épaisse couche debalata ! »

Palas ne sait comment exprimer sajoie ! Il rit. Pour la première fois, il rit depuis qu’il estau bagne ! Il ne se doute pas, le malheureux, qu’il y a là,tout près de lui, deux yeux qui voient ces trésors, qui brûlent deconvoitise !

Ah ! si Fric-Frac avait eu à côtéde lui ses trois compagnons, peut-être n’eussent-ils point attendu,pour se jeter sur les deux amis, que ceux-ci se fussent saisis deleurs armes ! Peut-être, car Palas et Chéri-Bibi, même sansarmes, sont bien redoutables…

Déjà, les deux amis apaisent leur faimavec les boîtes de conserves, puis Chéri-Bibi, sa carabine surl’épaule, semble prêt à partir pour la chasse…

« Affûte tes crocs, mon petit,dit-il à Palas, j’ vais te chercher ton dîner et j’ teprie de croire que c’est pas à la table du mecquart (lecommandant), qu’on servirait un lucullus pareil !… D’abord,occupons-nous du poisson !

– Tu veux chasser et pêcher à laligne en même temps ? » demanda Palas qui, depuis qu’ilavait découvert toutes ces merveilles, oubliait ses misères etmontrait une joie d’enfant.

« Tu vas voir comme je pêche à laligne, moi ! » répliqua Chéri-Bibi.

Et s’avançant sur le bord du Pupu, aprèsavoir passé sa carabine à Palas, il sortit de son précieux sac dontil avait passé la bretelle à l’épaule, une cartouche de dynamite.Une minute plus tard, cette cartouche éclatait au milieu du Pupuet, aussitôt, sur les eaux bouillonnantes, quelques dizaines depoissons, gros et petits, venaient flotter le ventre enl’air.

« Hein ! qu’est-ce que tu disde la friture ?

– Je regrette la cartouche dedynamite ! fit Palas. Nous n’en avons plus quedeux !

– C’est plus qu’il nous enfaut ! répliqua Chéri-Bibi. À quoi veux-tu qu’elles nousservent, sinon à pêcher ? J’en usais autrefois quand jem’amusais à prospecter (chercher de l’or) à travers lesatou, mais maintenant je n’en ai plus besoin et je tedirai pourquoi au dessert !… »

Chéri-Bibi se mit à chasser et fut assezheureux pour « descendre » un maïpouri (untapir) et une perdrix.

La perdrix était grosse comme un pouletet le tapir comme un petit poney. Sa chair est une des meilleuresviandes rouges de là-bas.

Avec les aïmaras (poissons des rivièresde la Guyane) qu’ils avaient ramassés au fil de l’eau, après lapêche à la dynamite, le dîner ne devait pas manquer d’êtresucculent.

Ils établirent leur campement à unecentaine de mètres du Pupu, sous une futaie épaisse, creusèrent untrou, y allumèrent du feu et quand ce trou fut chaud comme un four,ils y glissèrent le tapir dépouillé et sanglant.

Ils mangèrent en buvant l’eau fraîche duPupu, coupée de tafia.

Chéri-Bibi tira de son sac, au dessert,du tabac et ils se mirent à fumer en devisantgaillardement.

Palas trouvait cette existence admirableet déclarait ne point comprendre la conduite de ces évadés dubagne, qui, ayant eu le bonheur inespéré d’avoir pu atteindre laforêt vierge, venaient se reconstituerprisonniers !

Entendant cela, Chéri-Bibi eut unsourire terrible…

Le soir allait tomber. Il y avaitmaintenant un silence impressionnant de tous êtres et de touteschoses autour d’eux.

« Eh bien, déclara Chéri-Bibi àvoix basse, comme s’il eût craint d’être entendu des arbreseux-mêmes, eh bien, moi qui suis son ami à la forêt… moi, je tedirai que je ne puis pas la regarder, moi, Chéri-Bibi, sansfrissonner et surtout dans des heures comme celle-ci, où ellene respire plus !… Son silence me fait peur !… Jen’ai jamais eu peur que de deux choses, Palas, de mon couteaupour les autres, et de la forêt pour moi !… Car la forêtest comme moi !… quelquefois elle veut être bonne, etc’est dans ces moments-là qu’elle tue !… La forêt, c’estquelque chose comme ma grande sœur ! Je l’aime bien, ellem’aime bien, et cependant elle m’empoisonnerait tout comme unautre, parce que, quand on est né pour le crime, il n’y a rienà faire. On en a toujours un en train, dans le moment qu’on y pensele moins ! Méfie-toi ! Faut toujours seméfier ! La forêt, c’est plein de mystères, plein de soufflesqui tuent, de plantes et d’animaux qui portent la mort dans leurhaleine… Et puis, il n’y a pas que les herbes et les bêtes…Tiens ! écoute… gronda tout à coup Chéri-Bibi en sautant sursa carabine et en fouillant l’ombre derrière Palas… tu n’as pasentendu ?

– Non… Quoi ?…

– Une respirationd’homme !… »

Chéri-Bibi resta quelques minutes àécouter la forêt… et puis il vint se rasseoir auprès dufoyer et jeta aussitôt des cendres dessus.

« Je te dis, fit-il à voix basse,qu’on a respiré, pas bien loin de nous ! et que c’était unerespiration d’homme !… Peut-être un sorcier qui passe et quis’est approché de nous pour voir… En tout cas, éteignons le feu,qui éclaire trop, et allumons le fanal. C’est tout juste ce qu’ilfaut pour faire fuir les bêtes, tandis que le grand feu, vois-tu,ça attire les hommes s’il y en a dans les environs !… Alors,tu n’as rien entendu, toi ? Non ! tu ne sais pas ?Sûr… n’y a qu’un sorcier pour être venu si près !… Malheur queYoyo ne soit pas là !

– Qu’est-ce que c’est que ça,Yoyo ?

– Yoyo ? C’est à coup sûr lepremier sorcier du satou ! C’est lui qui m’a appris bien deschoses ! Il a un remède pour tout ! Il fait fuir lesmauvais esprits… et il m’a donné cet antidote pour les serpents… Jete le présenterai dans trois ou quatre jours de marche… C’est unIndien originaire du pays des Émerillons et il a failli être mangépar une tribu féroce des Roucouyennes, lui et toute safamille !

– Tout sorcier qu’ilest !

– Oh ! en ce temps-là iln’était encore qu’apprenti sorcier ! Il n’avait pas encorepassé les examens !

– On passe donc des examens, dans laforêt, pour être sorcier ?

– Les Indiens, par ici, appellentles sorciers des piayes. Il y en a beaucoup qui seprétendent piayes, mais s’ils n’ont pas de vrais titres,ils ne trompent personne. Il y a des épreuves auxquelles onreconnaît, à ne jamais s’y méprendre, un vrai piaye.Celui-ci saura par exemple se faire obéir, à l’heure dite, d’untigre ou d’un jaguar. Comprends qu’il connaît tous les parfums,toutes les herbes, tous les détritus spéciaux dont il faut semer laroute des bêtes, pour qu’elles viennent jusque-là où il veut lesfaire venir !

– Et ce Yoyo, c’est unami ?

– Un très grand ami ! C’estmoi qui l’ai sauvé du massacre… Et depuis il travaille pour moiavec ses frères, dans un endroit secret de la forêt !… Làoù il y a beaucoup d’or, Palas ! Plus d’or peut-être que tu nepourras en emporter… »

Chéri-Bibi veilla toute la nuit etsoigna Palas comme son enfant. Il avait réussi à lui fabriquer unesorte de hamac des plus sommaires, en entrelaçant quelques lianeset en les suspendant à un arbre. C’était suffisant pour garer Palasde l’innombrable et atroce piqûre de fourmis qui sont la plaiemortelle des nuits de la Guyane. Le lendemain, Palas ne savaitcomment le remercier, comment lui exprimer le sentiment dont soncœur débordait par tant de tendre affection… Palas ne comprenaitpas :

« T’occupe pas de ça ! ditChéri-Bibi en levant le campement… C’est une affaire entre moi etle bon Dieu ! Il a plutôt été dur pour moi, le cher Seigneurqui est aux cieux ! et nous ne sommes pas toujoursd’accord !… Mais je lui pardonne bien des choses parce qu’ilt’a mis sur mon chemin ! Tu sais, dans le milieu que jefréquente, ça ne se rencontre pas tous les jours une g… comme latienne, qui n’est pas celle d’une crapule !… V’làtout ! Tu me plais, parce que je t’ai vu souvent pleurer,appeler ta maman comme un gosse et parce que t’as la peau blancheet l’âme comme une sacristie. Tu me reposes, quoi ! En voilàassez ! N’en parlons plus !… Et puis, il faut que tusaches une chose, mon petit, c’est que tout ce que j’ait’appartient. Ma vie, mon or, tout ! Ma vie te sert ici, monor te servira en Europe ! J’en ai beaucoup.

« Yoyo seul sait où il se trouve.Marchons jour et nuit, je ne serai tranquille que lorsque nousaurons rejoint Yoyo. Tous les piayes ont peur de Yoyo, etles Peaux-Rouges lui obéissent depuis le pays de Taheca, jusquechez les Paramacuas. Yoloch, le diable, et Goudon, le dieu bon,sont à sa dévotion. C’est le roi dusatou !

– Et où est-il,Yoyo ? demandait Palas.

– Dans un coin du satouquebien peu de gens connaissent, je te jure… en dehors de lui, de safamille et de moi-même… Cependant il vient presque tous lesdimanches faire ses provisions chez Sanda, aucabaret-magasin du village des chercheursd’or. »

Ils précipitèrent leur marche pendantdeux jours et deux nuits.

De temps en temps, ils rencontraient desindigènes qui leur adressaient les politesses d’usage, d’assezloin, du reste.

« Hodio(bonjour).

– Akonno, Feï-de-ba(merci,comment êtes-vous) ?

– Li vacca bouilléba (levoyage est heureux grâce au Ciel) !

– Diafonno (bonnecontinuation) ! »

Quelquefois les indigènes parlaientpresque correctement le français. Palas s’en étonnait.

« La fréquentation du beau monde,mon cher, expliquait Chéri-Bibi. Des habitués des exploitationsforestières et des colonies pénitentiaires de la côte. Yoyo parlefrançais comme toi-z-et-moi ! »

D’autres indigènes mêlaient drôlement lefrançais et le « pupu ».

« Commentlifika ?(Comment ça va ?) »

– Philippi ! couche-toi du boncôté ! (Bonne nuit, dors bien !) »

Palas demanda à Chéri-Bibi s’il étaitvrai qu’il y eût à la Guyane, comme on le prétendait, des tribusd’anthropophages.

Chéri-Bibi hocha la tête etdit :

« Y en a ! C’est assez rare,mais y en a… Quand l’occas’ d’un bon « boulot » seprésente… tu comprends ?… on ne peut pas leur en vouloir… À cequ’il paraît que ce n’est pas mauvais !… Généralement, lesindigènes ne sont pas méchants, si les sorciers ne les déchaînentpas… mais il y a des tribus qui ne travaillent que pourça ! Elles n’habitent pas par ici… c’est plus loin, ducôté des Pelzgoudars ! Yoyo me disait que par là il fallait seméfier. C’est des gens qui aiment les bons morceaux…

– Et qu’est-ce que c’est que lesterribles Oyaricoulets ?

– Les terribles Oyaricoulets, je tedirai que je n’en ai jamais vu et que je crois bien que ceux qui enparlent le plus ne les ont pas vus davantage que moi !Cependant on ne peut jamais dire. La forêt, c’est un monde et il nefaut jamais s’étonner de rien ! On raconte qu’ils ont degrandes oreilles, semblables à celles des ânes, des pieds d’unelongueur démesurée. C’est des géants, quoi ! Ils montent auxarbres comme des singes ! Ils auraient des arcs gros comme lebras et d’une portée incroyable, et naturellement « ilsbouffent de l’étranger ». On raconte aussi qu’ils ont des nezgros comme des becs d’ara ! Deshistoires ! »

Cependant il arriva ceci : vers laonzième heure du troisième soir, Chéri-Bibi s’était endormi,accablé et, cette fois, c’était Palas qui veillait… Son arme dansles mains, il écoutait le bruit singulier du satou la nuitet tressaillait souvent, s’imaginant avoir entendu quelquesbranches craquer et même, comme disait Chéri-Bibi, unrespiration d’homme !

À deux ou trois reprises, il se leva,fit le tour du campement, s’arrêtant et écoutant, et n’avançantqu’avec les plus grandes précautions. Tout ce que lui avait racontéChéri-Bibi des maléfices de la forêt hantait sa cervelleinquiète…

Plusieurs fois, il se pencha surl’ombre, prêt à tirer… et puis il se traitait d’enfant peureux, etrevenait s’asseoir à côté de Chéri-Bibi.

Une heure à peu près se passa ainsi.Soudain, il y eut des branches qui craquèrent très distinctement,comme sous la poussée ou au passage d’un corps. Et puis il y eut unsoupir ! oh ! très distinctement un soupir et, plus qu’unsoupir… comme un murmure humain…

Palas secoua Chéri-Bibi, mais celui-cicontinuait de dormir.

Se reprochant d’avoir voulu arracher sonami à son formidable repos, Palas, pour s’assurer qu’il n’avait pasété victime de ses sens surexcités, se glissa, l’arme en avant,dans la direction de ce qu’il avait cru entendre…

Le bruit avait repris, mais semblaits’éloigner.

Palas s’avança résolument, et, tout àcoup, déboucha dans une petite clairière au centre de laquelle unindigène, à genoux et levant les bras vers la lune éclatante,soupirait et semblait se livrer à de douloureusesincantations.

C’était un Indien, vêtu simplement d’unepeau de bête, au visage étrangement tatoué et aux longs cheveuxpartagés par une raie médiane. Ses yeux brillaient dans la nuitcomme de petites bêtes lumineuses, cependant qu’il sanglotait sasourde et singulière litanie où revenait à chaque instant le nom de« Galatha ! Galatha !Galatha ! »

Il n’avait pas aperçu Palas qui restaitcaché derrière un arbre… Palas disait : « C’est unsorcier, c’est un piaye qui invoque Yoloch ouGoudon ! » Mais il n’avait aucune envie de l’interrompredans ses prières.

Tout à coup le piaye fut entouré par unebande forcenée de Peaux-Rouges dont les ombres bondissantesparaissaient démesurées à Palas et le remplissaientd’effroi.

Elles semblaient sauter aussi haut queles arbres ; et les jeux de la lumière lunaire à travers lesbranches se prêtaient à toutes les imaginations d’un homme quiavait entendu toute la journée les légendes impressionnantes dusatou.

Il s’enfuit, persuadé d’avoir rencontréles terribles Oyaricoulets eux-mêmes, et il ne laissa de cesse àChéri-Bibi qu’il ne fût réveillé. Celui-ci se laissa entraînerencore à moitié endormi.

Enfin, quand il fut réveillé tout àfait, le lendemain matin, et que les fugitifs eurent laissé loinderrière eux cette contrée redoutable :

« Me diras-tu enfin ce que tu asvu ? questionna Chéri-Bibi.

– Je te dis que j’ai vu lesterribles Oyaricoulets eux-mêmes !

– Mais encore ?

– Ils dansaient comme des fous,prêts à tous les crimes, autour d’un sorcier qui se lamentaiteffroyablement en criant : Galatha !Galatha !

– Eh, Palas !c’était un pauvre homme qui pleurait sa femme qui venait de mourir,sa galatha !… Et tu as assisté tout simplement à unemesse pour le repos de son âme !… Que Goudon la protège !et que Yoloch nous en préserve ! Tu t’étonnes pour peu dechose ! »

Le reste de la journée, le bandit prêtaune extrême attention à l’aspect des lieux qu’ils traversaient. Sonvisage, vers la fin du jour, s’éclaira tout à fait. Palas en auguraque leurs affaires allaient de mieux en mieux.

Ils avaient quitté le Pupu etremontaient le cours d’une autre rivière dans la direction dunord-est. Chose singulière, la forêt ne leur était plus hostile.Toutes choses, au contraire, semblaient se prêter à leur dessein.Ils trouvèrent même une piste qui leur permit de faire un longchemin sans trop de fatigue.

Enfin, vers le soir, ils arrivèrent ausommet d’une éminence boisée, d’où, le bras tendu de Chéri-Bibi putmontrer à Palas les placers et le village des prospecteursd’or.

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