Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

XVI – Le programme très simple deChéri-Bibi

Ce même soir, quelques minutes avantl’arrivée du train de Paris, un domestique en livrée, coiffé d’unecasquette dont la visière de cuir bouilli lui cachait un œilcependant que l’autre disparaissait sous une large bande noire quilui faisait le tour de la tête, arpentait les quais de la gare deNice.

Non seulement on ne voyait presque riende la figure de cet homme, mais encore on était en droit de sedemander comment il pouvait y voir lui-même.

Toutefois, son pas lourd mais assuréattestait qu’en dépit de tout son emmitouflement il conservait unevision sûre des choses extérieures. Il évitait les groupes, lesemployés, le chef de gare et même le commissairecentral !

Quand le train entra en gare, il alla seplacer près de la porte de sortie et laissa tranquillement défilerdevant lui les voyageurs chargés de leurs colis. De temps en temps,comme il s’était placé dans un coin assez obscur, il était bousculépar la foule, mais il ne bougeait pas plus qu’un roc.

Soudain, il fit un pas en avant,allongea le bras et agrippa un long monsieur, d’une maigreurévidente, qui flottait dans un vaste pardessus.

Le monsieur sursauta etmurmura :

« Ah ! c’est vous, monsieur lemarq… »

L’autre lui envoya un renfoncement dansles côtes, qui arrêta net la phrase et les manifestations de joiedu voyageur.

« Vous avez fait un bon voyage,monsieur Hilaire ? demanda le domestique en s’emparant de lavalise du monsieur en pardessus flottant.

– Très bon voyage ! monsieurle seig…

– Appelle-moi Casimir,idiot !

– Bien ! monsieur Casimir…Mais je ne veux pas que vous me portiez ma valise… Je ne suis pointfatigué… On voyage très bien dans ces premières… Maintenant, je neveux plus voyager qu’en première !… »

– La ferme ! » grondaM. Casimir.

M. Hilaire ne dit plus rien. Quandils furent dans l’avenue de la Gare, à la hauteur de Notre-Dame, ledomestique dit au voyageur :

« Maintenant, tu peuxparler !…

– Eh bien, c’est tant mieux !soupira M. Hilaire… car j’ai beaucoup de choses à dire àmonsieur le mar… monsieur Casimir !… D’abord, permettez-moi devous remercier d’avoir réalisé le plus beau rêve de ma vie :un voyage sur la Côte d’Azur !

– Madame votre épouse n’a pas mistrop d’obstacles à votre départ, monsieur Hilaire ?

– Tout ce qu’elle a pu imaginerpour m’empêcher de partir, elle l’a fait ! Mais il a bienfallu qu’elle s’inclinât quand je lui eus dit que j’étais chargépar le gouvernement d’une mission secrète, relative àl’approvisionnement du littoral méditerranéen en pâtesalimentaires !… Mais cela encore ne s’est pas passé sansobservations désobligeantes et elle m’a annoncé les pirescatastrophes, comme des déraillements de trains, un tremblement deterre et quelques maladies épidémiques ! Mais je ne veux pluspenser à ces instants désagréables ! Je suis à Nice ! Jele vois, ce pays de soleil !

– Tu le verras demain matin !corrigea M. Casimir. En attendant, nous allons dîner ensemble.Je suis libre ce soir, répliqua Chéri-Bibi… Mon maître m’a donnécongé !

– Votre maître ? Vous avezdonc un maître, vous ? Je croyais que ce costume n’étaitqu’une apparence !… Je sais que M. le marquis a toujoursaimé les travestissements et que même au temps…

– Es-tu ivre, laFicelle ?

– Pardon ! pardon ! C’estplus fort que moi ! Je me crois toujours au temps où monsieurle marquis se déguisait pour courir les aventures… Et puis, c’estvrai, ce pays, cet air me grisent ! Je ne me reconnaisplus ! J’ai rajeuni de vingt ans !… Je vous demandepardon !

– Écoute ! Je suis conciergechez le docteur Herbert Ross, 95 bis, avenue Victor-Hugo…,un chirurgien-dentiste à la mode et qui a déjà une fort jolieclientèle. N’oublie pas cela, c’est tout ce que je te demande… ettoi, sais-tu ce que tu es ?…

– Comment ! si je sais ce queje suis ?… Je suis M. Hilaire, épicier, en villégiaturesur la Côte d’Azur, dont tout le programme est de rire et des’amuser… »

Ils étaient arrivés dans une rue sombrequi débouchait sur la place Masséna. Chéri-Bibi arrêta la Ficelledevant un hôtel.

« Je t’ai retenu une chambre ici, àton nom ! Va ! Je t’attends ! »

Cinq minutes plus tard, M. Hilaireétait de retour :

« Je n’ai pris que le temps de melaver les mains ! dit-il, et de me rafraîchir le visage. Oùallons-nous dîner ? C’est moi quirégale !… »

Chéri-Bibi conduisit la Ficelle dans unrestaurant de la vieille ville, célèbre pour ses tripes et sonpetit vin blanc. M. Hilaire était redevenu de la meilleurehumeur du monde. Après le dessert, il alluma un cigare que luipassa Chéri-Bibi, et il le savoura béatement en se renversant sursa chaise.

« Tu m’as fait connaître tonprogramme, lui dit Chéri-Bibi en posant ses coudes sur la tablependant qu’on leur versait le café, je vais maintenant, si tu me lepermets, te parler un peu du mien ! Je te jure qu’il varajeunir, mon bon ami la Ficelle ! et que tu te croiras revenuaux meilleurs temps de notre jeunesse !

– Je vous écoute, monsieurCasimir », répondit l’autre en lançant sa fumée au plafond eten paraissant s’intéresser beaucoup aux spirales dont ils’entourait.

« Je ne cache rien pour oublier lestracas du ménage et les complications du commerce, commençaChéri-Bibi en manière de prologue, comme certaines entreprises oùil faut déployer quelque astuce, de la présence d’esprit, dusang-froid, beaucoup de courage, enfin toutes ces vertus qui nousont permis jadis de surmonter quelques grosses difficultés dont tune saurais avoir perdu le souvenir.

– Ouais ! Si je vous comprendsbien, monsieur Casimir, votre programme, tout en nous offrant de ladistraction, ne serait point spécialement un programme de toutrepos !

– Si tu tiens absolument à tecroiser les bras pendant que je travaille, tu me regarderas faire,répliqua Chéri-Bibi d’une voix rude.

– J’en aurais bien du remords,monsieur Casimir…

– Si tu as trop de remords, tureprendras le train !

– Ne vous fâchez pas, monsieurCasimir, vous savez bien que ma vie vous appartient ! Je vousl’ai donnée une fois pour toutes ! Je vous dois tout ! Jene suis pas un ingrat ! Dites-moi donc de quoi il retourne…prononça M. Hilaire avec un gros soupir… Il y a encorequelqu’un qui vous gêne ?

– Oui, il y aencore quelqu’un qui me gêne, monsieur Hilaire, vous l’avezdit !…

– Tant pis pour lui !resoupira avec une grande tristesse l’épicier… Oui, tant pis pourlui ! Du moment qu’il vous gêne, il me gêne aussi !… Ettenez ! j’aime mieux vous dire tout de suite, ajouta laFicelle qui voyait bien que c’était fini de plaisanter, que je neserai tranquille que lorsque ce quelqu’un-là ne vous gêneraplus !… Alors nous pourrons goûter en paix lesdélices de cet adorable pays… À nous deux, j’espère bien, monDieu ! que nous saurons nous arranger pour qu’il ne vous gênepas bien longtemps…

– Je n’en attendais pas moins detoi, mon cher la Ficelle ! Sache donc que le monsieur qui megêne est justement une certaine personne chez qui tu entreras dèsdemain comme chauffeur !

– Eh ! quoi ! soupiral’épicier…, vous m’avez déjà trouvé une place de chauffeur !…Et pour demain matin !… Et qu’est-ce qu’il fait, cemonsieur-là ?

– C’est un monsieur trèsbien ! Il ne fait rien, et il s’appelleM. de Saynthine…

– Je vous remercie, monsieur, dem’avoir trouvé une place aussi distinguée… M. Casimir est bienconcierge chez un chirurgien-dentiste… Je ne vois pas pourquoiM. Hilaire ne serait pas chauffeur chez un rentier !… Etque faut-il faire ?

– Eh bien, tu t’occuperas de tonauto… comme tu faisais autrefois chez moi !

– Et puis ?

– Et puis tu auras bien soin deregarder tout ce qui se passe autour de toi !

– Et après ?

– Et d’écouter tout ce qu’ondira !

– Allons ! allons ! toutcela n’est pas très difficile…

– Ton futur maître, ceM. de Saynthine s’intéresse plus particulièrement àquelqu’un que tu connais, mon cher la Ficelle !

– À qui donc ? Je connais tantde monde depuis que je suis dans le commerce !

– Tu sais bien ?… ce monsieurqui est venu frapper de ma part à ta porte, certainsoir !

– Ah ! oui ! mais je nesais seulement pas comment il s’appelle.

– Il s’appelle Didierd’Haumont ! C’est un héros de la Grande Guerre ! Enfin,il a fait un si beau mariage qu’on en a parlé dans tous lesjournaux. Quand je t’envoie des clients, moi, monsieur Hilaire, jet’envoie ce qu’il y a de mieux !

– Ouais… ouais ! je vous ensuis bien reconnaissant. Et qu’est-ce que mon maître,M. de Saynthine, a à faire avec ceM. d’Haumont ?

– Il a à faire qu’il lui en veut àmort et qu’il a juré sa perte sans même que l’autre s’en doute, lepauvre cher homme !

– Oui-dà ! Eh bien, qu’il ytouche ! Un homme qui est venu me trouver de votre part et quidit si bien : Fatalitas ! »

Chéri-Bibi se pencha à l’oreille de laFicelle. « Tant que ce M. de Saynthinevivra,il n’y aura pas une seconde de sécurité pour tonclient, la Ficelle ! »

M. Hilaire se grattal’oreille :

« Dans ces conditions, l’affaire demon patron est claire, soupira-t-il… Encore un qui ne fera pas devieux os !

– Oui, gronda Chéri-Bibi, unaccident est si vite arrivé ! Ah ! à propos ! Tonpatron a un ami, une espèce d’olibrius qui lui sert d’homme à toutfaire et qui s’appelle Onésime Belon, un vieux copain à lui qu’il atiré de la misère et qu’il appelle dans le particulier « leBêcheur », on n’a jamais su pourquoi…

– Je le surveillerai aussi,celui-là ?

– Comment, si tu lesurveilleras ? Je crois bien que tu le surveilleras ! Ilest aussi dangereux que son patron pour notre ami le capitaine…Notre ami le capitaine n’aura pas la vie tranquille tant que cetOnésime Belon… »

Chéri-Bibi n’acheva pas, mais il eut unetorsion de ses deux mains réunies qui ne laissait aucun doute surla nécessité où l’on était de se débarrasser également de cetoiseau-là…

« Ah oui ! soupiraM. Hilaire… celui-là aussi !

– Je ne veux pasnon plus te laisser ignorer que l’Onésime Belon est tout le tempsfourré chez un certain marchand d’habits de la vieille ville (cequi explique pourquoi il est toujours si mal habillé), un surnomméFric-Frac, qui est reconnaissable à ce qu’il marche de traverscomme un crabe et porte, sans arriver à le dissimuler, une épauleplus haute que l’autre… Ce Fric-Frac se fait appeler, dans lavieille ville, M. Toulouse…

– Est-ce que celui-là en veut aussià M. d’Haumont ? interrogea avec une inquiétudegrandissante ce pauvre M. Hilaire qui commençait à suer àgrosses gouttes…

– Comment ! s’il lui enveut ! Il a juré de le ruiner ou de lui faire passer le goûtdu pain ! Comprends bien ! tous ces gens-là ont uncertain secret avec lequel ils ont résolu de faire chanter à mortle capitaine…

– Le faire chanter ! Àmort !… Oui ! Oui ! Je comprends toutel’affaire !… Elle n’est pas compliquée… « faire chanter àmort »… Alors, ce monsieur Fric-Frac ?

– Ce monsieur Fric-Fracaussi ! dit simplement Chéri-Bibi.

– Aussi ?

– Aussi !

– Ça fait trois ! osa faireremarquer M. Hilaire.

– On apprend à compter dansl’épicerie !… »

Le ton sur lequel cette phrase terriblefut lancée dans le nez de M. Hilaire fit frissonner le pauvrehomme, de la tête aux pieds…

Chéri-Bibi se leva, paya et siffla laFicelle comme un maître appelle son chien. M. Hilaire sursautaet le suivit tel un toutou craintif qui vient de recevoir une bonneraclée…

« Je t’ai connu plus de ressort, laFicelle !… émit Chéri-Bibi quand ils furent dans larue.

– Dame !trois !Vous savez, monsieur le marquis, je n’ai plusl’habitude… je me suis passablement rouillé rue Saint-Roch…Laissez-moi seulement le temps de me faire à cette idée que nousavons un peu d’ouvrage sur le trimard !…

– Écoute, la Ficelle, je t’aimebien ! mais si tu continues à faire un nez pareil, à l’idéeque tu vas rendre service à un brave soldat, idée qui devrait tetransporter d’enthousiasme !… Songe donc que sans nous ilserait la proie de ces misérables !…

– Des misérables ! Monsieur lemarq… a raison… Je sens que l’enthousiasme me vient…

– Des maîtreschanteurs !

– Les maîtres chanteurs m’onttoujours dégoûté ! déclara M. Hilaire en crachant dans leruisseau comme s’il les couvrait de sa bave…

– À la bonne heure ! À labonne heure ! Je te retrouve… Songe que nous allons fairele bien dans l’ombre !…

– Oui, oui, j’ysonge ! Dans l’ombre ! dans l’ombre autant quepossible !… Sûr qu’on ne nous décorera pas encore de cecoup-là !

– Non, mais tu auras ta consciencepour toi !

– Monsieur le marquis, ilsuffit ! Vous me décidez ! prononça M. Hilaire surun ton à tout prendre assez lamentable.

– Eh bien, puisque te voilà devenuraisonnable… je vais t’achever le programme !

– Quoi ? Ce n’est pas encorefini ?

– Oh ! presquefini !…

– Presque ! resoupiraM. Hilaire.

– Eh bien, quoi ! qu’est-cequ’il y a encore !…

– C’est ce presque !…Vous avez dit : presque, M. Casimir… Eh bien, jel’avoue, ce presquem’épouvante… Autrefois, quandM. le marq… avait presque fini, nous en avions encorepour huit jours.

– Quelle pitié !… et qued’histoires pour un marchand de tapis !… grondaChéri-Bibi…

– Un marchand detapis ?

– Oui, un Tunisien qu’ils appellentle Caïd et qui trimballe toute la journée des tapis sur sonépaule…, un moricaud sans importance…

– Ah, ça n’est que ça !s’exclama M. Hilaire…, je vois ça d’ici… un li jamaismalade, jamais mouri !

– Qu’il dit ! grognaférocement Chéri-Bibi.

– Comment, qu’ildit ?

– Ben oui ! s’il dit « lijamais malade, jamais mouri », il se trompe, voilàtout !

– Ah ! très bien !M. le marq… en a toujours de bien bonnes… Et après ?Il n’y en a plus ?

– Non, je ne pensepas en avoir oublié… Et puis, une fois pour toutes !appelle-moi Casimir !…

– Bien ! bien ! monsieurCasimir… »

M. Hilaire ne prononça plus un mot.M. Casimir respecta son silence. Ainsi arrivèrent-ils àquelques pas de l’hôtel…

« Je puis rentrer me coucher ?demanda M. Hilaire d’une voix plaintive. On ne commencepas ce soir ?

– Non ! va tereposer ! et surtout pas de mauvais rêves !

– Bonne nuit, monsieurCasimir !

– Bonne nuit, monsieurHilaire ! »

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