Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

VIII – Les chercheurs d’or

Sur les bords d’une rivière qui sejetait à trois journées de là dans l’Oyapock, fleuve qui marque lafrontière de la Guyane française et du Brésil, s’élevait lecabaret-magasin du señor Sanda, qui avait installé, en plein paysdes prospecteurs d’or, un établissement sur le modèle de ceux quel’on rencontre dans les solitudes forestières du Haut-Chaco et quel’on dénomme là-bas « albacen ».

Là, on vendait de tout, de tout ce quipeut être utile à un travailleur de la forêt : outils,victuailles, conserves, ferblanterie, vêtements, armes, munitions,et toutes sortes d’alcools. C’était un cabaret, et c’était uneépicerie. C’était aussi un tripot. Certains y entraient les pochespleines de poudre d’or et s’en retournaient travailler aux« sluices » ayant tout perdu, d’autres y faisaient unerapide fortune, mais pas pour longtemps. Au fait, le señor Sandaétait le seul qui s’enrichit.

Certain dimanche, il y avait dans lagrande salle du cabaret, construite de quelques planches etcouverte d’un toit en tôle ondulée, une furieuse partie à la tabledu fond, près du comptoir derrière lequel Sanda, aidé de ses« boys » servait le tafia, le rhum et les boissonsfermentées indiennes à ses clients de passage.

À la table de jeu, la poudre d’orpassait de main en main et les petits sacs se vidaient sur un coupde dés ou se remplissaient au milieu de cris, de protestations, declameurs sauvages suivies subitement d’impressionnantssilences.

Près de la porte, à une table où ilsvenaient de s’asseoir autour d’une bouteille, Fric-Frac, Arigonde,le Bêcheur et le Caïd devisaient assez sournoisement en regardanttantôt le patron, tantôt la table du fond où se jouait un jeud’enfer et tantôt les nouveaux arrivants.

« On se croirait auJockey-Club ! exprima le Bêcheur.

– Ta bouche, bébé ! » fitArigonde.

Nos quatre bandits n’avaient pas depoudre d’or, eux ; ils n’avaient rien, mais ils étaient enpossession d’un fameux secret qui les avait amenés là et qui lesremplissait d’un sombre et magnifique espoir : ils avaiententendu toute la conversation entre Chéri-Bibi et Palas concernantYoyo et son trésor…

Aussi avaient-ils accompli de véritablestours de force, ne s’arrêtant ni jour ni nuit, pour arriver auxplacers avant les deux compagnons…

Depuis vingt-quatre heures, ilss’étaient mis à la recherche de Yoyo, sans aucun succès… Enfin, ilsvenaient d’échouer chez le señor Sanda, devant une bouteille qu’ilsauraient peut-être quelque difficulté à payer.

Tout à coup, le Parisien se leva etdit :

« Ne vous occupez pas de moi etcontinuez à jaspiner ! » (Et, dans le creux de sa main,il leur montrait des dés que les autres connaissaientbien).

Il alla regarder la partie à la table dufond, où régnait quelque confusion.

On discutait un coup… Arigonde sortit uncoin de linge qui avait peut-être été un mouchoir et dans lequelsemblait être retenue, par un nœud savant, une quantité appréciablede la précieuse poudre…

Et il se mêla à la partie…

Sa première victime fut un métis crépuqui arrivait des placers, sa ceinture bien garnie. Une demi-heureaprès, il n’avait plus rien ! Il jurait du reste qu’on l’avaitvolé et la querelle allait « tourner au vilain », cardeux autres prospecteurs nouvellement arrivés prenaient particontre la bande, quand le señor Sanda s’interposa et affirma qu’ilne recevait chez lui que des gentlemen de la plus grandecorrection. Il avait une autorité souveraine. Il pouvait expulserdu cercle qui lui déplaisait, sans avoir à consulter son conseild’administration.

Grand Seigneur, Arigonde commandaimmédiatement les alcools les plus chers, invita tous ceux quivoulurent être de la fête et paya d’avance, sans sourciller, entreles mains de Sanda, une somme énorme. Alors Arigonde connut, commeil l’avait prévu, le sourire de Sanda et le son de la voix du cherhomme ! Elle était aussi agréable à entendre que la poudred’or était douce à regarder.

Fric-Frac, le Pêcheur et le Caïds’étaient rapprochés et prenaient leur part, comme bien l’on pense,de la ripaille générale :

« Je lui ai délié labavarde (la langue) au cabarmuche (mastroquet), fitArigonde. Nous allons essayer d’en profiter… »

Arigonde avait versé toute la poudred’or qu’il avait gagnée dans le fond d’un chapeau de feutre àlarges bords, et, la laissant glisser entre ses doigts, il dit àSanda :

« Les pauvres bougres ! Jeleur ai pris peut-être le travail de six mois !

– Oh ! ils sont rares, ceuxqui font fortune dans le satou, répondit Sanda. En dehors dequelques Indiens qui ont le vrai filon et qui se cachent del’Européen comme de la peste… Tenez ! celui-là, là-bas, quipasse…

– Où ça ?

– Devant l’albacen… c’est unsorcier célèbre… il sait où il y en a de l’or, celui-là ! Unnommé Yoyo !… »

Arigonde se précipita à la fenêtre…Il vit passer un homme dans toute la force de lajeunesse…

Son aspect était plutôt redoutable,hérissé et même diabolique. Il portait les cheveux tressés parpetits paquets. Il était beau. Il se déplaçait avec harmonie. Onsoutenait difficilement le feu de son regard.

Les bandits ne le quittaient pas desyeux.

« Il vient faire ses provisions,dit Sanda ; pour la fête de la maraké qui est la plusimportante de l’année, et pour laquelle les Indiens sortent tousles pavillons de vannerie attachés à de hauts bambous, frappent surtous leurs instruments et jouent de la flûte dans des os demort…

Dans le moment, l’un des joueurs, quiavait retrouvé de l’or, provoqua Arigonde à une nouvelle partie. LeParisien jugea, à l’aspect de la salle, qu’il lui serait difficilede refuser… et il se rassit en face de ses partenaires ; maisun coup d’œil à Fric-Frac et à ses poteaux leur avait désigné Yoyo,de l’autre côté de la rue, entrant dans une case, et l’un d’euxétait déjà sorti, prenant la piste de l’Indien…

C’est sur ces entrefaites, à la tombéebrutale de la nuit, que se produisit l’arrivée de Palas et deChéri-Bibi.

Ils étaient exténués et ne s’arrêtèrentdans le village que devant Sanda.

Quand ils pénétrèrent dans lecabaret-magasin, patron et clients étaient si bien occupés par lapartie que les nouveaux arrivants passèrent complètement inaperçus.Ils s’en furent à une table loin des lampes, jetant leurs sacs àcôté d’eux, dans un coin obscur…

Puis Chéri-Bibi se leva pour allerexaminer des ustensiles de cuisine pendus au mur et dont il s’étaitpromis, en cours de route, l’acquisition.

Palas, accablé, la tête dans les mains,semblait ne plus avoir la force d’exprimer un désir. Tout de mêmeil finit par tourner la tête au bruit qui venait du fond de lasalle. C’étaient des imprécations, des cris de colère contre lemauvais sort. Le Parisien continuait de gagner,insolemment.

Soudain, Palas tressaillit. Quelqu’unvenait de parler dont il croyait bien avoir reconnu la voix… Etcependant la chose lui paraissait impossible…

Il se leva et se rapprocha des joueurs…Les dés roulaient sur la table.

Tout à coup, il y eut un grand éclat devoix :

« Ces dés sontpipés ! »

Et Palas, qui venait de jeterl’accusation, fixait le joueur avec des yeux de flamme ! Unehaine indicible gonflait sa poitrine et son cœur… LeParisien ! le Parisien ! en face de lui !… cet hommequi, pendant des années, l’avait fait tantsouffrir !…

« Cet homme vous avolés ! »

On se ruait déjà sur Arigonde, maisPalas secouait la grappe humaine qui le séparait de son ennemi ets’écriait :

« Non ! non ! laissez-moifaire !… Cet homme est à moi ! Il m’appartient !…Ah ! j’attendais ce moment-là depuislongtemps ! »

En vain, Chéri-Bibi voulut-ils’interposer. Arigonde et Palas, enlacés pour une étreintemortelle, roulaient sur le plancher…

Or, Sanda, dès le début des hostilitéset voyant que les choses allaient tourner au tragique, avait, commec’était son devoir, envoyé l’un de ses boys prévenir le chef dedistrict…

… Et, tout à coup, au plus beau dela bataille, comme Arigonde suffoquait déjà sous les doigtsétrangleurs de Palas, la pleine obscurité fut faite… Les acolytesdu Parisien avaient éteint les lampes.

Et quelqu’un cria : « Lapolice ! »

La police arriva, en effet… On rallumales lampes… et l’on constata que tous les oiseaux étaientenvolés…

Sanda, philosophe, dit au chef dedistrict :

« Heureusement que ma clientèlepaie d’avance !… »

Arigonde, sauvé de la griffe de Palaspar l’astuce et le dévouement de ses compagnons, eut vite retrouvéses sens et surtout celui de la situation. Il s’agissait avant toutde ne pas lâcher Yoyo.

Les quatre bandits étaient sûrs queChéri-Bibi ignorait encore que le piaye eût fait son apparitiondans le village ; et c’est pleins de confiance dans leurentreprise, qu’ils se glissèrent sur les traces de Yoyo, dès quecelui-ci eut repris le chemin de la forêt.

Yoyo les traîna ainsi une partie de lanuit dans des fourrés quasi impénétrables. Mais quand le jourarriva, ils s’aperçurent tout à coup qu’ils l’avaientperdu…

Pendant des heures, ils essayèrent envain de retrouver sa piste… Alors ils tinrent un importantconciliabule, en conclusion de quoi, ils se résolurent à retournerau village, car ils risquaient de s’égarer dans cette partie dusatou, et c’était la mort…

Au village, ils achèteraient tout ce quileur manquait encore, les armes dont ils avaient besoin, et s’eniraient tranquillement attendre le passage de Chéri-Bibi et dePalas à la frontière du Brésil. À ce moment, ceux-ci reviendraientde chez Yoyo et seraient porteurs du trésor… et Arigonde n’ignoraitpas plus que ses compagnons vers quel point de la côte Palastenterait de s’embarquer pour l’Europe… Le plan fut adoptéd’enthousiasme.

Pendant ce temps, Chéri-Bibi et Palasétaient entrés eux aussi dans la forêt. Chéri-Bibi marchait à coupsûr, grâce à des points de repère qui avaient été établis depuisdes années, et, soudain, comme il passait sous un arbre géant,quelque chose lui tomba dans les bras. C’étaitYoyo !

Yoyo qui s’était aperçu qu’il étaitsuivi, et qui avait grimpé dans les branches avec l’agilité d’unsinge, Yoyo qui venait de reconnaître Chéri-Bibi !…

La présentation de Palas se fit selonles lois de la plus haute convenance. Yoyo était un piaye quisemblait ne rien ignorer des formules de la politesse et y tenirpar-dessus tout :

« C’est moi qui l’ai mis au courantdes bienfaits de la civilisation ! » expliquaitChéri-Bibi avec une pointe d’orgueil !…

Cependant, la présence signalée dans lesenvirons d’une bande d’indésirables (et Chéri-Bibi reconnut, à ladescription que lui en fit Yoyo, Arigonde et ses acolytes)précipita les manifestations d’une amitié que le caractère dusorcier avait rendue presque sacrée… et quand Yoyo eut exprimé àChéri-Bibi combien sa famille serait heureuse de le revoir, toustrois se hâtèrent de s’enfoncer au plus profond du pays de Macuano,où le piaye avait sa demeure.

Quand Chéri-Bibi et Palas y arrivèrent,ils y reçurent l’accueil le plus touchant. La vieille mère, lajeune sœur, les frères firent fête aux nouveauxarrivants.

Pour le repas du soir, il futconfectionné une « pimentade » qui mit les larmes auxyeux de Chéri-Bibi.

Jamais poissons et piments n’avaient étéaussi agréablement accommodés pour le palais du forçat et ildéclara qu’il n’en avait jamais mangé de si bonne, même au temps oùil se cachait dans une cabane de pêcheurs de Martigny, après uneméchante histoire de tentative d’assassinat de gendarme dont ilrappelait, non sans une certaine fantaisie, les péripétieshéroï-comiques.

Cette histoire était, paraît-il, tout àl’honneur de Chéri-Bibi, celui-ci ayant pris la défense d’une jeunefille, d’âge mineur, dont la vertu lui avait paru en danger… Lemalheur avait encore été que le jury s’était imaginé que cettevertu avait été en danger surtout à cause de Chéri-Bibi… EtChéri-Bibi concluait : « Je m’y attendais… mais quandon a sa conscience pour soi, tout le reste devientrigolo !… »

L’auditoire indigène dont l’esprit étaitdes plus déliés, écoutait Chéri-Bibi de tout son cœur. La soirée seprolongea de la sorte le plus doucement du monde, dans l’agrémentdes souvenirs criminels de Chéri-Bibi qui avait renvoyé lesaffaires sérieuses au lendemain. Quant à Palas, il croyaitrêver…

Il ne s’étonnait plus derien ! Les événements les plusextraordinaires finissaient par lui paraître naturels. Il savaitd’avanceque tout pouvait lui arriver ! et, se mettantà l’école de Chéri-Bibi, il s’attendait à tout ! Avant-hierc’étaient le bagne, les forçats, les artoupans ; hier,c’étaient les terribles Oyaricoulets et le non moins terribleArigonde… ce soir, c’était un bon dîner qui se terminait par desanecdotes, dont le moins qu’on en pût dire était qu’elles nedépassaient point le fantastique des événements en cours ;demain !… que devait-il lui arriver demain ?… Ah !oui, Chéri-Bibi lui avait dit que demain il seraitmillionnaire !…

Et en vérité, il le fut. Après uneexcellente nuit, qui était la première de sécurité qu’ils passaientdans la forêt depuis leur départ de l’île Royale, Yoyo priaChéri-Bibi de l’accompagner…

Ils arrivèrent près d’un clair ruisseaule long duquel des femmes et les frères du piayetravaillaient à ramasser la poussière d’or à la battée.

On sait que toute cette région est l’unedes plus riches du monde en poudre d’or, et presque tous sesruisseaux en roulent en quantités appréciables. Seulement lesdifficultés de l’exploitation et souvent l’impossibilité de vivrepour les Européens au cœur de la forêt vierge, rendent la récoltedu précieux métal des plus difficiles. Il a fallu de vastesentreprises, fournies d’immenses capitaux, pour arriver à unrésultat rémunérateur. Les prospecteurs libres, qui se refusent àaccepter une place d’ouvrier, sont destinés à se décourager vite ouà périr. Pour quelques-uns qui furent servis par une riche chance,combien ont succombé !

L’indigène, lui, peut résister.Seulement, quand il a découvert un gisement ou quelque criquechargée plus que toute autre de la merveilleuse poudre, il estdépouillé, ou plutôt exproprié, suivant toute la vigueur de la loide propriété instituée par les Blancs. Aussi, instruit parl’expérience, il se cache et travaille en solitaire.

Depuis des années, Yoyo et sa familletravaillaient pour Chéri-Bibi… À la suite de quel immense service,cette petite troupe d’Indiens s’était-elle faite l’esclave dubandit ? Modestement, Chéri-Bibi avait dit de Yoyo :« Je lui ai sauvé la vie. » La vérité est qu’il avaitsauvé du massacre anthropophagique toute la famille, un jour queChéri-Bibi, las du bagne, comme il lui arrivait quelquefois,villégiaturait sur les rives du haut Oyapok… Mais ceci, comme ditKipling, c’est une autre histoire…

Chéri-Bibi ayant fait un signe, Yoyoconduisit ses hôtes à travers un marécage couvert de bambous, et oùils se fussent certainement enlisés, si des pierres, quasiinvisibles et secrètement distribuées sous la fange, ne se fussenttrouvées là pour soutenir leurs pas.

Chacun n’avait qu’à répéter les gestesde Yoyo. Fermant la marche venait l’un des frères, qui s’appuyaitsur le manche d’une pioche avec un grand air de majesté.

Ainsi abordèrent-ils un îlot de rochesmoussues gardé jalousement par cette ceinture de limon. Puis ilspénétrèrent dans un cirque étroit, et Yoyo dit :

« C’est là ! »

Il adressa quelques mots rapides à sonfrère, qui introduisit aussitôt son pic sous une large et hautepierre, laquelle paraissait immuable et qui, toutefois, presqueinstantanément, bascula, découvrant une anfractuosité queremplissait une mousse épaisse.

Les indigènes la soulevèrent et un sacde cuir apparut. Le piaye se pencha et en délia les nœudscompliqués… Alors chacun put voir que le sac était plein de poudred’or…

Quand, deux jours plus tard, ils eurenttraversé le fleuve Oyapok et franchi du même coup la frontière duBrésil, Chéri-Bibi poussa un profond soupir et dit à Palas, en luidésignant le sac que Yoyo et l’un de ses frères avaient apportéjusque-là, et en lui montrant l’espace devant lui :

« La fortanche et la fille del’air ! (La fortune et la liberté !)

– C’est à toi que je lesdois ! répondit Palas. Je ne l’oublieraijamais ! »

Palas avait d’abord refusé ce don royal.Il ne comprenait pas qu’avec une fortune pareille et des amis commeYoyo dans la forêt, Chéri-Bibi fût resté si longtemps au bagne etfût tout prêt à y retourner.

« Viens avec moi en Europe ou, situ ne le veux pas, vis ici avec Yoyo ! avait-il supplié. Toutest préférable au séjour du pré… »

Il n’avait d’abord eu pour toute réponsequ’un de ces terribles ricanements qui mettaient entre Chéri-Bibiet l’humanité un abîme… Ceux qui entendaient ce rire-làcomprenaient qu’il y avait de l’autre côté du gouffre quelque chosede tout à fait loin d’eux, d’en dehors d’eux, et d’en dehors detout, quelque chose que l’on n’atteindrait jamais, et ilsn’insistaient pas.

Cependant, quelques instants plus tard,Chéri-Bibi avait fait pour Palas un petit effort d’explicationsauquel il n’aurait jamais consenti pour tout autre, de quoi ilsemblait résulter que le moment n’était point encore venu pourl’Europe de revoir Chéri-Bibi, qu’il y avait des raisonsgigantesques à cela, que le forçat amassait évidemment une fortunepour ce moment-là, mais que, comme ce moment était encore trèséloigné, Palas pouvait en toute tranquillité d’esprit accepter sonor et que Yoyo aurait tout le temps de réunir un autretrésor…

En ce qui concernait particulièrement lebagne, Chéri-Bibi ajouta, avec son rire diabolique, qu’il yretournerait par goût !…

« Sans compter que je ne puis mepasser de certaines nouvelles qui ne m’arrivent que là ! (Aubagne.) »

Yoyo vint mettre fin à la conversationen annonçant qu’ils auraient, le soir même, la pirogue dont ilsavaient besoin pour descendre l’Oyapok jusqu’à la mer.

Il en avait acheté une à desIndiens ; elle était de forte dimension et taillée d’une piècedans le tronc d’un énorme bois-canon.

Yoyo la dirigea, assis à la poupe etchantant doucement des complaintes de son pays.

Le voyage se passa sans encombre et,quand ils ne furent plus qu’à quelques milles de la mer, lesvoyageurs reprirent le chemin des terres, sur le sol brésilien, etparvinrent ainsi près du cap Orange, à un endroit où s’élevait uneauberge, très honorablement connue dans la contrée pour donnerl’hospitalité aux voyageurs sans les tracasser de questionsindiscrètes au sujet de leur point de départ, ou de leursantécédents plus ou moins judiciaires.

Du reste, le maître de l’auberge, uncertain Fernandez, était l’ami de Chéri-Bibi.

Il le montra bien à la joie exubérantequi éclata dans toute sa truculente personne quand il aperçutChéri-Bibi : « Ah ! fit-il,l’arroseur ! »

Il n’appelait pas autrement Chéri-Bibi àcause de la façon dont le bandit, qui était par hasard un de sesclients et qu’il ne connaissait pas autrement, l’avait tiréd’affaire un jour de désespoir et de faillite, avec quelques grosbillets dont il l’avait littéralement arrosé, et que l’aubergisteavait acceptés sans en demander l’origine.

Chéri-Bibi avait donc en Fernandez unami presque aussi dévoué que Yoyo et il pouvait compter sur lui àl’occasion. Un aubergiste, sur la lisière du satou, passéla frontière, ça peut être intéressant pour un « fagot àla promenade ». Chéri-Bibi prétendait que c’était lui, lebagnard, qui avait encore fait la bonne affaire.

La famille de Fernandez, composée d’unefemme encore jolie et de deux accortes jeunes filles vint, surl’ordre du patron, présenter ses hommages à Chéri-Bibi et reçutl’ordre de préparer un souper de gala.

« Ça va toujours lecommerce ? » demanda Chéri-Bibi, quand ils se trouvèrenttous réunis dans la salle particulière de Fernandez, devant unflacon doré de vin d’Espagne.

« Mon Dieu, oui ! réponditl’aubergiste… entre les bagnards, les chercheurs d’or, lescontrebandiers et les pirates, ça semaintient ! »

Palas demanda des nouvelles de laguerre :

« Mauvaises pour la France, exprimaFernandez avec un hochement de tête ! Maintenant, le paquebotqui va faire escale ici demain matin va peut-être en apporter demeilleures !

– Mais je croyais, fit Chéri-Bibi,que le service des Antilles ne passait devant le cap Orange quedans huit jours !

– Sans doute, reprit l’aubergiste,mais nous avons un paquebot, venu de la Martinique, qui passe toutle long des côtes à des dates qui nous ont été communiquées, et quiest chargé de recueillir tous les Français qui tombent sous la loimilitaire et qui descendent de l’intérieur des terres « pourrejoindre » !

Chéri-Bibi se tourna versPalas :

« Voilà justement qui va comblerles vœux de mon ami, M. Didier d’Haumont, qui a quitté sonexploitation du haut Oyapok (une affaire magnifique en pleineprospérité) pour aller accomplir son devoir en France !Seulement, mon cher ami, M. Didier d’Haumont a mis tant deprécipitation dans son départ, qu’il a complètement oublié sagarde-robe. Comme je sais que vous avez des portemanteaux toujoursprêts, j’espère qu’il n’y a que demi-mal.

– Votre ami trouvera chez moi toutce qu’il lui faut ! » répliqua Fernandez en s’inclinantdevant Palas avec toutes les marques du plus grandrespect !

« Voilà qui va bien ! Vousaccompagnerez vous-même mon ami au paquebot, n’est-cepas ?

– Votre ami n’aura pas d’autreserviteur que moi et je le recommanderai au commandant Lalouette,qui est une vieille connaissance et qui sera très honoré de luiêtre agréable !

– Alors, voilà qui est réglé, fitbrusquement Chéri-Bibi en dissimulant son émotion, mais où donc estpassé notre Yoyo ? »

À l’instant même, Yoyo rentra dans lasalle. Chéri-Bibi dut lire une certaine inquiétude sur son visage,car il le questionna :

« Ce n’est rien, tout vabien ! » répondit laconiquement Yoyo.

On soupa. Le repas fut des plus gais.L’hôtesse et ses filles étaient des plus gracieuses. Chéri-Bibi semontrait le plus exubérant. Il ne mangeait pas : il dévorait.Et il buvait à l’excès. Lui qui se piquait d’avoir toujoursobservé, au cours de son aventureuse vie, la plus grande sobriétéet qui manifestait toujours un mépris d’anachorète pour lesivrognes, ne cessait de tendre son verre et tenait tête à Fernandezqui passait pour le plus fort buveur de la côte.

Seul, Palas n’avait ni faim nisoif.

Mais Palas ne s’étonnait pas plus deChéri-Bibi que Chéri-Bibi de Palas. Ils savaient fort bien à quois’en tenir, l’un et l’autre, sur la goinfrerie exubérante ou lafièvre de boisson de l’un, comme sur l’abstinence de l’autre, etque ces façons d’être avaient toutes deux leur origine dans unecertaine idée qui ne les quittait pas et qui était que le lendemainsoir, à cette heure-là, ils se seraient quittés avec beaucoup dechances de ne jamais plus se revoir !

Dix ans de bagne, à côté l’un del’autre, font des haines effroyables ; ou des amitiés quitiennent presque à quelque chose de supérieur à l’amitié et quicréent un lien d’unité morale,oserons-nous dire, qui ne serompt point sans un affreux déchirement…

On a vu de ces bandits mourir, plutôtque de se séparer. Et peut-être que si le suicide n’avait pas étédéfendu à Chéri-Bibi pour des raisons que nous connaîtronscertainement un jour, peut-être bien que la nuit de gala chez leseigneur Fernandez aurait été, de par la volonté désespérée duforçat, la dernière nuit du bandit !

Elle faillit du reste lui être égalementfatale et sans qu’il y fût pour rien !

Chéri-Bibi avait vu clair sur le visagede Yoyo quand il y avait lu de l’inquiétude.

Pendant le repas, Yoyo s’absentasouvent. D’abord il avait passé en revue tous les visages plus oumoins pâles de la salle commune et puis il avait rôdé autour del’établissement.

Le point de départ de sa secrèteagitation avait été un certain cri d’ara qui ne les avait guèrequittés dans leur descente de l’Oyapok, ce qui était assez naturel,la forêt étant en lisière et en nourrissant de grandes quantités,mais ici, on était loin de la forêt…

Enfin certains remuements del’ombre au ras de terre, autour de l’auberge, ne lui avaientpas paru naturels… Il grimpa jusqu’au mirador, y fit une brusqueescalade, en descendit presque aussitôt. Cette fois, il devait êtrefixé…

Quelques heures plus tard tout semblaitreposer dans l’auberge quand, Fric-Frac, ayant forcé la porte de lacour avec une habileté et dans un silence impressionnant, même pourses acolytes, pénétra dans l’auberge, suivi d’Arigonde, du Bêcheuret du Caïd. Ils avançaient avec la plus grande prudence…

Tout à coup, ils furent arrêtés nets parun éclat de rire formidable, qui secoua bien étrangement le silencesolennel de la nuit. Ah ! ils le reconnaissaient cerire-là ! Et ils ne demandèrent pas, comme on dit, leurreste !… Ils rebroussèrent chemin avec une précipitation quileur fit à tous se heurter le nez sur la porte qu’ils avaientouverte tout à l’heure… et qu’ils retrouvèrentfermée !…

Dans le même moment, une fusilladeéclata autour d’eux…

Alors ils accomplirent des miracles poursortir de cette auberge du diable, où ils avaient cru surprendreleur monde ; et où ils se trouvaient si joliment coincés… Parquelle puissance élastique parvinrent-ils à atteindre la crête d’unmur d’où ils sautèrent, au risque de se rompre lesmembres ?

Du reste, ils laissèrent là un peu deleurs plumes ; et, le lendemain matin, on pouvait suivre leurdébâcle à la piste… une piste de sang…

« Tout de même, expliqua alorsChéri-Bibi, dans le plus grand secret, au bon Fernandez… tout demême, ceci te fera comprendre combien il est nécessaire que jereste dans le pays pour les faire recoffrer… et moi avec…histoire de les surveiller de près pour qu’ils ne fassent pas depeine à mon Palas !… »

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