Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 12LA VEILLÉE

O coward conscience, how dost thou afflict me !
– The lights burn blue. – It is now dead midnight
Cold fearful drops stand on my trembling flesh.
– What do I fear ? myself ?…
– Ilove myself !…

SHAKSPEARE.

À peine le Cardinal fut-il dans sa tente qu’iltomba, encore armé et cuirassé, dans un grand fauteuil ; etlà, portant son mouchoir sur sa bouche et le regard fixe, ildemeura dans cette attitude, laissant ses deux noirs confidentschercher si la méditation ou l’anéantissement l’y retenait. Ilétait mortellement pâle, et une sueur froide ruisselait sur sonfront. En l’essuyant avec un mouvement brusque, il jeta en arrièresa calotte rouge, seul signe ecclésiastique qui lui restât, etretomba la bouche sur ses mains. Le capucin d’un côté, le sombremagistrat de l’autre, le considéraient en silence, et semblaient,avec leurs habits noirs et bruns, le prêtre et le notaire d’unmourant.

Le religieux, tirant du fond de sa poitrineune voix qui semblait plus propre à dire l’office des morts qu’àdonner des consolations, parla cependant le premier :

– Si monseigneur veut se souvenir de mesconseils donnés à Narbonne, il conviendra que j’avais un justepressentiment des chagrins que lui causerait un jour ce jeunehomme.

Le maître des requêtes reprit :

– J’ai su, par le vieil abbé sourd quiétait à dîner chez la maréchale d’Effiat, et qui a tout entendu,que ce jeune Cinq-Mars montrait plus d’énergie qu’on nel’imaginait, et qu’il tenta de délivrer le maréchal deBassompierre. J’ai encore le rapport détaillé du sourd, qui atrès-bien joué son rôle ; l’éminentissime Cardinal doit enêtre satisfait.

– J’ai dit à monseigneur, recommençaJoseph, car ces deux séides farouches alternaient leurs discourscomme les pasteurs de Virgile ; j’ai dit qu’il serait bon dese défaire de ce petit d’Effiat, et que je m’en chargerais, si telétait son bon plaisir ; il serait facile de le perdre dansl’esprit du Roi.

– Il serait plus sûr de le faire mourirde sa blessure, reprit Laubardemont ; si Son Éminence avait labonté de m’en donner l’ordre, je connais intimement le médecin ensecond, qui m’a guéri d’un coup au front, et qui le soigne. C’estun homme prudent, tout dévoué à monseigneur le Cardinal-Duc, etdont le brelan a un peu dérangé les affaires.

– Je crois, repartit Joseph avec un airde modestie mêlé d’un peu d’aigreur, que si Son Éminence avaitquelqu’un à employer à ce projet utile, ce serait plutôt sonnégociateur habituel, qui a eu quelque succès autrefois.

– Je crois pouvoir en énumérerquelques-uns assez marquants, reprit Laubardemont, ettrès-nouveaux, dont la difficulté était grande.

– Ah ! sans doute, dit le père avecun demi-salut et un air de considération et de politesse, votremission la plus hardie et la plus habile fut le jugement d’UrbainGrandier, le magicien. Mais, avec l’aide de Dieu, on peut faired’aussi bonnes et fortes choses. Il n’est pas sans quelque mérite,par exemple, ajouta-t-il en baissant les yeux comme une jeunefille, d’extirper vigoureusement une branche royale de Bourbon.

– Il n’était pas bien difficile ;reprit avec amertume le maître des requêtes, de choisir un soldataux gardes pour tuer le comte de Soissons ; mais présider,juger…

– Et exécuter soi-même, interrompit lecapucin échauffé, est moins difficile certainement que d’élever unhomme, dès l’enfance, dans la pensée d’accomplir de grandes chosesavec discrétion, et de supporter, s’il le fallait, toutes lestortures pour l’amour du ciel, plutôt que de révéler le nom de ceuxqui l’ont armé de leur justice, ou de mourir courageusement sur lecorps de celui qu’on a frappé, comme l’a fait celui quej’envoyai ; il ne jeta pas un cri au coup d’épée de Riquemont,l’écuyer du prince ; il finit comme un saint : c’étaitmon élève.

– Autre chose est d’ordonner ou de courirles dangers.

– Et n’en ai-je pas couru au siège de laRochelle ?

– D’être noyé dans un égout, sansdoute ? dit Laubardemont.

– Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ilsété de vous prendre les doigts dans les instruments detorture ? et tout cela parce que l’abbesse des Ursulines estvotre nièce.

– C’était bon pour vos frères deSaint-François, qui tenaient les marteaux ; mais moi, je fusfrappé au front par ce même Cinq-Mars, qui guidait une populaceeffrénée.

– En êtes-vous bien sûr ? s’écriaJoseph charmé ; osa-t-il bien aller ainsi contre les ordres duRoi ?

La joie qu’il avait de cette découverte luifaisait oublier sa colère.

– Impertinents ! s’écria leCardinal, rompant tout à coup le silence et ôtant de ses lèvres sonmouchoir taché de sang, je punirais votre sanglante dispute si ellene m’avait appris bien des secrets d’infamie de votre part. On adépassé mes ordres : je ne voulais point de torture,Laubardemont ; c’est votre seconde faute ; vous me ferezhaïr pour rien, c’était inutile. Mais vous, Joseph, ne négligez pasles détails de cette émeute où fut Cinq-Mars ; cela peutservir par la suite.

– J’ai tous les noms et signalements, ditavec empressement le juge secret, inclinant jusqu’au fauteuil sagrande taille et son visage olivâtre et maigre, que sillonnait unrire servile.

– C’est bon, c’est bon, dit le ministre,le repoussant ; il ne s’agit pas encore de cela. Vous, Joseph,soyez à Paris avant ce jeune présomptueux qui va être favori, j’ensuis certain ; devenez son ami, tirez-en parti pour moi, ouperdez-le ; qu’il me serve ou qu’il tombe. Mais, surtout,envoyez-moi des gens sûrs, et tous les jours, pour me rendre compteverbalement ; jamais d’écrits à l’avenir. Je suistrès-mécontent de vous, Joseph ; quel misérable courrieravez-vous choisi pour venir de Cologne ! Il ne m’a pas sucomprendre ; il a vu le Roi trop tôt, et nous voilà encoreavec une disgrâce à combattre. Vous avez manqué me perdreentièrement. Vous allez voir ce qu’on va faire à Paris ; on netardera pas à y tramer une conspiration contre moi ; mais cesera la dernière. Je reste ici pour les laisser tous plus libresd’agir. Sortez tous deux et envoyez-moi mon valet de chambre dansdeux heures seulement : je veux être seul.

On entendait encore les pas de ces deuxhommes, et Richelieu, les yeux attachés sur l’entrée de sa tente,semblait les poursuivre de ses regards irrités.

– Misérables ! s’écria-t-illorsqu’il fut seul, allez encore accomplir quelques œuvressecrètes, et ensuite je vous briserai vous-mêmes, ressorts impursde mon pouvoir ! Bientôt le Roi succombera sous la lentemaladie qui le consume ; je serai régent alors, je serai roide France moi-même ; je n’aurai plus à redouter les capricesde sa faiblesse ; je détruirai sans retour les racesorgueilleuses de ce pays ; j’y passerai un niveau terrible etla baguette de Tarquin ; je serai seul sur eux tous, l’Europetremblera, je…

Ici le goût du sang qui remplissait de nouveausa bouche le força d’y porter son mouchoir.

– Ah ! que dis-je ? malheureuxque je suis ! Me voilà frappé à mort ; je me dissous, monsang s’écoule, et mon esprit veut travailler encore ! Pourquoi ? pour qui ? Est-ce pour la gloire, c’est un motvide ; est-ce pour les hommes ? je les méprise. Pour quidonc, puisque je vais mourir avant deux, avant trois anspeut-être ? Est-ce pour Dieu ? quel nom !… je n’aipas marché avec lui, il a tout vu…

Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine,et ses yeux rencontrèrent la grande croix d’or qu’il portait aucou ; il ne put s’empêcher de se jeter en arrière jusqu’aufond du fauteuil ; mais elle le suivait ; il la prit, et,la considérant avec des regards fixes et dévorants : – Signeterrible ! dit-il tout bas, tu me poursuis ! Vousretrouverai-je encore ailleurs… divinité et supplice ! quesuis-je ? qu’ai-je fait ?…

Pour la première fois, une terreur singulièreet inconnue le pénétra ; il trembla, glacé et brûlé par unfrisson invincible ; il n’osait lever les yeux, de crainte derencontrer quelque vision effroyable ; il n’osait appeler, depeur d’entendre le son de sa propre voix ; il demeuraprofondément enfoncé dans la méditation de l’éternité, si terriblepour lui, et il murmura cette sorte de prière :

– Grand Dieu, si tu m’entends, juge-moidonc, mais ne m’isole pas pour me juger. Regarde-moi entouré deshommes de mon siècle ; regarde l’ouvrage immense que j’avaisentrepris ; fallait-il moins qu’un énorme levier pour remuerces masses ? et si ce levier écrase en tombant quelquesmisérables inutiles, suis-je bien coupable ? Je sembleraiméchant aux hommes ; mais toi, juge suprême, me verras-tuainsi ? Non ; tu sais que c’est le pouvoir sans borne quirend la créature coupable envers la créature ; ce n’est pasArmand de Richelieu qui fait périr, c’est le premier ministre. Cen’est pas pour ses injures personnelles, c’est pour suivre unsystème. Mais un système… qu’est-ce que ce mot ? M’était-ilpermis de jouer ainsi avec les hommes, et de les regarder comme desnombres pour accomplir une pensée, fausse peut-être ? Jerenverse l’entourage du trône. Si, sans le savoir, je sapais sesfondements et hâtais sa chute ! Oui, mon pouvoir d’emprunt m’aséduit. Ô dédale ! ô faiblesse de la pensée humaine !…Simple foi ! pourquoi ai-je quitté ta voie ?… pourquoi nesuis-je pas seulement un simple prêtre ? Si j’osais rompreavec l’homme et me donner à Dieu, l’échelle de Jacob descendraitencore dans mes songes !

En ce moment son oreille fut frappée d’ungrand bruit qui se faisait au dehors ; des rires de soldats,des huées féroces et des jurements se mêlaient aux paroles, assezlongtemps soutenues, d’une voix faible et claire ; on eût ditle chant d’un ange entrecoupé par des rires de démons. Il se levaet ouvrit une sorte de fenêtre en toile pratiquée sur un des côtésde sa tente carrée. Un singulier spectacle se présentait à savue ; il resta quelques instants à le contempler, attentif auxdiscours qui se tenaient.

– Écoute, écoute, La Valeur, disait unsoldat à un autre, la voilà qui recommence à parler et àchanter ; fais-la placer au milieu du cercle, entre nous et lefeu.

– Tu ne sais pas, tu ne sais pas, disaitun autre, voici Grand-Ferré qui dit qu’il la connaît.

– Oui, je te dis que je la connais, et,par Saint-Pierre de Loudun, je jurerais que je l’ai vue dans monvillage quand j’étais en congé, et c’était à une affaire où ilfaisait chaud, mais dont on ne parle pas, surtout à un Cardinalistecomme toi.

– Et pourquoi n’en parle-t-on pas, grandnigaud ? reprit un vieux soldat en relevant sa moustache.

– On n’en parle pas parce que cela brûlela langue, entends-tu cela ?

– Non, je ne l’entends pas.

– Eh bien ! ni moi non plus ;mais ce sont les bourgeois qui me l’ont dit.

Ici un éclat de rire générall’interrompit.

– Ah ! ah ! est-il bête !disait l’un ; il écoute ce que disent les bourgeois.

– Ah bien ! si tu les écoutesbavarder, tu as du temps à perdre, reprenait un autre.

– Tu ne sais donc pas ce que disait mamère, blanc-bec ? reprenait gravement le plus vieux enbaissant les yeux d’un air farouche et solennel pour se faireécouter.

– Eh ! comment veux-tu que je lesache, la Pipe ? Ta mère doit être morte de vieillesse avantque mon grand-père fût au monde.

– Eh bien ! blanc-bec, je vais te ledire. Tu sauras d’abord que ma mère était une respectableBohémienne, aussi attachée au régiment des Carabins de la Roque quemon chien Canon que voilà ; elle portait l’eau-de-vieà son cou, dans un baril, et la buvait mieux que le premier de cheznous ; elle avait eu quatorze époux, tous militaires, et mortssur le champ de bataille.

– Voilà ce qui s’appelle une femme !interrompirent les soldats pleins de respect.

– Et jamais de sa vie elle ne parla à unbourgeois, si ce n’est pour lui dire en arrivant au logement :« Allume-moi une chandelle, et fais chauffer masoupe. »

– Eh bien, qu’est-ce qu’elle te disait tamère ? dit Grand-Ferré.

– Si tu es si pressé, tu ne le sauraspas, blanc-bec ; elle disait habituellement dans saconversation : Un soldat vaut mieux qu’un chien ;mais un chien vaut mieux qu’un bourgeois.

– Bravo ! bravo ! c’est biendit ! crièrent les soldats pleins d’enthousiasme à ces bellesparoles.

– Et ça n’empêche pas, dit Grand-Ferré,que les bourgeois qui m’ont dit que ça brûlait la langue avaientraison ; d’ailleurs, ce n’était pas tout à fait des bourgeois,car ils avaient des épées, et ils étaient fâchés de ce qu’onbrûlait un curé, et moi aussi.

– Et qu’est-ce que cela te faisait qu’onbrûlât ton curé, grand innocent ? reprit un sergent debataille appuyé sur la fourche de son arquebuse ; après lui unautre ; tu aurais pu prendre à sa place un de nos généraux,qui sont tous curés à présent ; moi qui suis Royaliste, je ledis franchement.

– Taisez-vous donc ! cria laPipe ; laissez parler cette fille. Ce sont tous ces chiens deRoyalistes qui viennent nous déranger quand nous nous amusons.

– Qu’est-ce que tu dis ? repritGrand-Ferré ; sais-tu seulement ce que c’est que d’êtreRoyaliste, toi ?

– Oui, dit la Pipe, je vous connais bientous, allez : vous êtes pour les anciens soi-disant Princes dela paix, avec les Croquants, contre le Cardinal et lagabelle ; là ! ai-je raison ou non ?

– Eh bien, non, vieux Bas-rouge ! unRoyaliste est celui qui est pour un roi : voilà ce que c’est.Et comme mon père était valet des émerillons du Roi, je suis pourle Roi ; voilà. Et je n’aime pas les Bas-rouges, c’est toutsimple.

– Ah ! tu m’appellesBas-rouge ! reprit le vieux soldat : tu m’en feras raisondemain matin. Si tu avais fait la guerre dans la Valteline, tu neparlerais pas comme ça ; et si tu avais vu l’Éminence sepromener sur sa digue de la Rochelle, avec le vieux marquis deSpinola, pendant qu’on lui envoyait des volées de canon, tu nedirais rien des Bas-rouges, entends-tu ?

– Allons, amusons-nous au lieu de nousquereller, dirent les autres soldats.

Les braves qui discouraient ainsi étaientdebout autour d’un grand feu qui les éclairait plus que la lune,toute belle qu’elle était ; et au milieu d’eux se trouvait lesujet de leur attroupement et de leurs cris. Le Cardinal distinguaune jeune femme vêtue de noir et couverte d’un long voileblanc ; ses pieds étaient nus : une corde grossièreserrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de son coupresque jusqu’aux pieds, ses mains délicates et blanches commel’ivoire en agitaient les grains et les faisaient tournoyerrapidement sous ses doigts. Les soldats, avec une joie barbare,s’amusaient à préparer de petits charbons sur son chemin pourbrûler ses pieds nus ; le plus vieux prit la mèche fumante deson arquebuse, et, l’approchant du bas de sa robe, lui dit d’unevoix rauque :

– Allons, folle, recommence-nous tonhistoire, ou bien je te remplirai de poudre, et je te ferai sautercomme une mine ; prends-y garde, parce que j’ai déjà joué cetour-là à d’autres que toi dans les vieilles guerres des Huguenots.Allons, chante !

La jeune femme, les regardant avec gravité, nerépondit rien et baissa son voile.

– Tu t’y prends mal, dit Grand-Ferré avecun rire bachique ; tu vas la faire pleurer, tu ne sais pas lebeau langage de la cour ; je vais lui parler, moi.

Et lui prenant le menton :

– Mon petit cœur, lui dit-il, si tuvoulais, ma mignonne, recommencer la jolie petite historiette quetu racontais tout à l’heure à ces messieurs, je te prierais devoyager avec moi sur le fleuve de Tendre, comme disent les grandesdames de Paris, et de prendre un verre d’eau-de-vie avec tonchevalier fidèle, qui t’a rencontrée autrefois à Loudun quand tujouais la comédie pour faire brûler un pauvre diable…

La jeune femme croisa ses bras, et regardantautour d’elle d’un air impérieux, s’écria :

– Retirez-vous, au nom du Dieu desarmées : retirez-vous, hommes impurs ! il n’y a rien decommun entre nous. Je n’entends pas votre langue, et vousn’entendriez pas la mienne. Allez vendre votre sang aux princes dela terre à tant d’oboles par jour, et laissez-moi accomplir mamission. Conduisez-moi vers le Cardinal…

Un rire grossier l’interrompit.

– Crois-tu, dit un Carabin de Maurevert,que Son Éminence le généralissime te reçoive chez lui avec tespieds nus ? Va les laver !

– Le Seigneur a dit : Jérusalem,lève ta robe et passe les fleuves, répondit-elle les bras toujoursen croix. Que l’on me conduise chez le Cardinal !

Richelieu cria d’une voix forte :

– Qu’on m’amène cette femme, et qu’on lalaisse en repos !

Tout se tut ; on la conduisit auministre. – Pourquoi, dit-elle en le voyant, m’amener devant unhomme armé ? On la laissa seule devant lui sans répondre. LeCardinal avait l’air soupçonneux en la regardant.

– Madame, dit-il, que faites-vous au campà cette heure ; et, si votre esprit n’est pas égaré, pourquoices pieds nus ?

– C’est un vœu, c’est un vœu, répondit lajeune religieuse avec un air d’impatience en s’asseyant près de luibrusquement ; j’ai fait aussi celui de ne pas manger que jen’aie rencontré l’homme que je cherche.

– Ma sœur, dit le Cardinal étonné etradouci en s’approchant pour l’observer, Dieu n’exige pas de tellesrigueurs dans un corps faible, et surtout à votre âge, car vous mesemblez fort jeune.

– Jeune ? oh ! oui, j’étaisbien jeune il y a peu de jours encore ; mais depuis j’ai passédeux existences au moins, j’ai tant pensé et tant souffert :regardez mon visage.

Et elle découvrit une figure parfaitementbelle ; des yeux noirs très-réguliers y donnaient lavie ; mais sans eux on aurait cru que ces traits étaient ceuxd’un fantôme, tant elle était pâle ; ses lèvres étaientviolettes et tremblaient, un grand frisson faisait entendre le chocde ses dents.

– Vous êtes malade, ma sœur, dit leministre ému en lui prenant la main, qu’il sentit brûlante. Unesorte d’habitude d’interroger sa santé et celle des autres lui fittoucher le pouls sur son bras amaigri : il sentit les artèressoulevées par les battements d’une fièvre effrayante.

– Mais, continua-t-il avec plusd’intérêt, vous vous êtes tuée avec des rigueurs plus grandes queles forces humaines ; je les ai toujours blâmées, et surtoutdans un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter ? est-ce pourme le confier que vous êtes venue ! Parlez avec calme et soyezsûre d’être secourue.

– Se confier aux hommes ! reprit lajeune femme, oh ! non, jamais ! Ils m’ont toustrompée ; je ne me confierais à personne, pas même àM. de Cinq-Mars, qui cependant doit bientôt mourir.

– Comment ! dit Richelieu enfronçant le sourcil, mais avec un rire amer ; comment !vous connaissez ce jeune homme ? est-ce lui qui a fait vosmalheurs ?

– Oh ! non, il est bien bon, et ildéteste les méchants, c’est ce qui le perdra. D’ailleurs, dit-elleen prenant tout à coup un air dur et sauvage, les hommes sontfaibles, et il y a des choses que les femmes doivent accomplir.Quand il ne s’est plus trouvé de vaillants dans Israël, Déborahs’est levée.

– Eh ! comment savez-vous toutes cesbelles choses ? continua le Cardinal en lui tenant toujours lamain.

– Oh ! cela, je ne puis vousl’expliquer, reprit avec un air de naïveté touchante et une voixtrès-douce la jeune religieuse, vous ne me comprendriez pas ;c’est le démon qui m’a tout appris et qui m’a perdue.

– Eh ! mon enfant, c’est toujourslui qui nous perd ; mais il nous instruit mal, dit Richelieuavec l’air d’une protection paternelle et d’une pitié croissante.Quelles ont été vos fautes ? dites-les-moi ; je peuxbeaucoup.

– Ah ! dit-elle d’un air de doute,vous pouvez beaucoup sur des guerriers, sur des hommes braves etgénéreux ; sous votre cuirasse doit battre un noblecœur ; vous êtes un vieux général, qui ne savez rien des rusesdu crime.

Richelieu sourit, cette méprise leflattait.

– Je vous ai entendu demander leCardinal ; que lui voulez-vous enfin ? Qu’êtes-vous venuechercher ?

La religieuse se recueillit et mit un doigtsur son front.

– Je ne m’en souviens plus, dit-elle,vous m’avez trop parlé… J’ai perdu cette idée, c’était pourtant unegrande idée… C’est pour elle que je suis condamnée à la faim qui metue ; il faut que je l’accomplisse : ou je vais mouriravant. Ah ! dit-elle en portant la main sous sa robe dans sonsein, où elle parut prendre quelque chose, la voilà, cetteidée…

Elle rougit tout à coup, et ses yeuxs’ouvrirent extraordinairement ; elle continua en se penchantà l’oreille du Cardinal :

– Je vais vous le dire, écoutez :Urbain Grandier, mon amant Urbain, m’a dit cette nuit que c’étaitRichelieu qui l’avait fait périr ; j’ai pris un couteau dansune auberge, et je viens ici pour le tuer, dites-moi où il est.

Le Cardinal, effrayé et surpris, reculad’horreur. Il n’osait appeler ses gardes, craignant les cris decette femme et ses accusations ; et cependant un emportementde cette folie pouvait lui devenir fatal.

– Cette histoire affreuse me poursuivradonc partout ! s’écria-t-il en la regardant fixement,cherchant dans son esprit le parti qu’il devait prendre.

Ils demeurèrent en silence l’un en face del’autre dans la même attitude, comme deux lutteurs qui secontemplent avant de s’attaquer, ou comme le chien d’arrêt et savictime pétrifiés par la puissance du regard.

Cependant Laubardemont et Joseph étaientsortis ensemble, et, avant de se séparer, ils se parlèrent unmoment devant la tente du Cardinal, parce qu’ils avaient besoin dese tromper mutuellement ; leur haine venait de prendre desforces dans leur querelle ; et chacun avait résolu de perdreson rival près du maître. Le juge commença le dialogue, que chacund’eux avait préparé en se prenant le bras, comme d’un seul et mêmemouvement :

– Ah ! révérend père, que vousm’avez affligé en ayant l’air de prendre en mauvaise part quelqueslégères plaisanteries que je vous ai faites tout àl’heure !

– Eh ! mon Dieu, non, cher seigneur,je suis bien loin de là. La charité, où serait la charité ?J’ai quelque fois une sainte chaleur dans le propos, pour ce quiest du bien de l’État et de monseigneur, à qui je suis toutdévoué.

– Ah ! qui le sait mieux que moi,révérend père ? mais vous me rendez justice, vous savez aussicombien je le suis à l’éminentissime Cardinal-Duc, auquel je doistout. Hélas ! je n’ai mis que trop de zèle à le servir,puisqu’il me le reproche.

– Rassurez-vous, dit Joseph, il ne vousen veut pas ; je le connais bien, il conçoit qu’on fassequelque chose pour sa famille ; il est fort bon parentaussi.

– Oui, c’est cela, reprit Laubardemont,voilà mon affaire à moi ; ma nièce était perdue tout à faitavec son couvent si Urbain eût triomphé ; vous sentez celacomme moi, d’autant plus qu’elle ne nous avait pas bien compris, etqu’elle a fait l’enfant quand il a fallu paraître.

– Est-il possible ? en pleineaudience ! Ce que vous me dites là me fâche véritablement pourvous ! Que cela dut être pénible !

– Plus que vous ne l’imaginez ! Elleoubliait tout ce qu’on lui disait dans la possession, faisait millefautes de latin que nous avons raccommodées comme nous avonspu ; et même elle a été cause d’une scène désagréable le jourdu procès ; fort désagréable pour moi et pour les luges :un évanouissement, des cris. Ah ! je vous jure que je l’auraisbien chapitrée, si je n’eusse été forcé de quitter précipitammentcette petite ville de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout simpleque j’y tienne, c’est ma plus proche parente ; car mon fils amal tourné, on ne sait ce qu’il est devenu depuis quatre ans. Lapauvre petite Jeanne de Belfiel ! je ne l’avais faitereligieuse, et puis abbesse, que pour conserver tout à ce mauvaissujet-là. Si j’avais prévu sa conduite, je l’aurais réservée pourle monde.

– On la dit d’une fort grande beauté,reprit Joseph ; c’est un don très-précieux pour unefamille ; on aurait pu la présenter à la cour, et le Roi…Ah ! ah !… Mlle de La Fayette…Eh !… eh !… MIIe d’Hautefort… vous entendez… il seraitmême possible encore d’y penser.

– Ah ! que je vous reconnais bienlà… monseigneur, car nous savons qu’on vous a nommé aucardinalat ; que vous êtes bon de vous souvenir du plus dévouéde vos amis !

Laubardemont parlait encore à Joseph,lorsqu’ils se trouvèrent au bout de la rue du camp qui conduisaitau quartier des volontaires.

– Que Dieu vous protège et sa sainte Mèrependant mon absence, dit Joseph s’arrêtant ; je vais partirdemain pour Paris ; et, comme j’aurai affaire plus d’une foisà ce petit Cinq-Mars, je vais le voir d’avance et savoir desnouvelles de sa blessure.

– Si l’on m’avait écouté, ditLaubardemont, à l’heure qu’il est vous n’auriez pas cettepeine.

– Hélas ! vous avez bienraison ! répondit Joseph avec un soupir profond et levant lesyeux au ciel ; mais le Cardinal n’est plus le mêmehomme ; il n’accueille pas les bonnes idées, il nous perdras’il se conduit ainsi.

Et, faisant une profonde révérence au juge, lecapucin entra dans le chemin qu’il lui avait montré.

Laubardemont le suivit quelque temps des yeux,et, quand il fut bien sûr de la route qu’il avait prise, il revintou plutôt accourut jusqu’à la tente du ministre.

– Le Cardinal l’éloigne, s’était-ildit ; donc il s’en dégoûte ; je sais des secrets quipeuvent le perdre. J’ajouterai qu’il est allé faire sa cour aufutur favori ; je remplacerai ce moine dans la faveur duministre. L’instant est propice, il est minuit ; il doitencore rester seul pendant une heure et demie. Courons.

Il arrive à la tente des gardes qui précède lepavillon.

– Monseigneur reçoit quelqu’un, dit lecapitaine hésitant ; on ne peut pas entrer.

– N’importe, vous m’avez vu sortir il y aune heure ; il se passe des choses dont je dois rendrecompte.

– Entrez, Laubardemont, cria le ministre,entrez vite et seul !

Il entra. Le Cardinal, toujours assis, tenaitles deux mains d’une religieuse dans une des siennes, et de l’autrefit signe de garder le silence à son agent stupéfait, qui restasans mouvement, ne voyant pas encore le visage de cettefemme ; elle parlait avec volubilité, et les choses étrangesqu’elle disait contrastaient horriblement avec la douceur de savoix. Richelieu semblait ému.

– Oui, je le frapperai avec uncouteau ; c’est un couteau que le démon Béhérith m’a donné àl’auberge ; mais c’est le clou de Sisara. Il a un manched’ivoire, voyez-vous, et j’ai beaucoup pleuré dessus. N’est-ce passingulier, mon bon général ?… Je le retournerai dans la gorgede celui qui a tué mon ami, comme il a dit lui-même de le faire, etensuite je brûlerai le corps, c’est la peine du talion, la peineque Dieu a permise à Adam… Vous avez l’air étonné, mon bravegénéral… mais vous le seriez bien plus si je vous disais sachanson… la chanson qu’il m’a chantée encore hier au soir, quand ilest venu me voir à l’heure du bûcher, vous savez bien ?…l’heure où il pleut, l’heure où mes mains commencent à brûler commeà présent ; il m’a dit : « Ils sont bien trompés,les magistrats, les magistrats rouges… j’ai onze démons à mesordres, et je reviens te voir quand la cloche sonne… sous un daisde velours pourpré, avec des torches, des torches de résine quinous éclairent ; ah ! c’est de toute beauté ! »Voilà, voilà ce qu’il chante.

Et, sur l’air du De profundis, ellechanta elle-même :

Je vais être prince d’Enfer,

Mon sceptre est un marteau de fer,

Ce sapin brûlant est mon trône.

Et ma robe est de soufre jaune ;

Mais je veux t’épouser demain :

Viens, Jeanne, donne-moi la main.

N’est-ce pas singulier, mon bon général ?Et moi je lui réponds tous les soirs ; écoutez bien ceci,oh ! écoutez bien…

Le juge a parlé dans la nuit,

Et dans la tombe on me conduit.

Pourtant j’étais ta fiancée !

Viens… la pluie est longue et glacée ;

Mais tu ne dormiras pas seul,

Je te prêterai mon linceul.

Ensuite il parle, et parle comme les espritset comme les prophètes. Il dit : « Malheur, malheur àcelui qui a versé le sang ! Les juges de la terre sont-ils desdieux ? Non, ce sont des hommes qui vieillissent et souffrent,et cependant ils osent dire à haute voix : Faites mourir cethomme ! La peine de mort ! la peine de mort ! Qui adonné à l’homme le droit de l’exercer sur l’homme ? Est-ce lenombre deux ?… Un seul serait assassin, vois-tu ! Maiscompte bien, un, deux, trois… Voilà qu’ils sont sages et justes,ces scélérats graves et stipendiés ! Ô crime ! l’horreurdu ciel ! Si tu les voyais d’en haut, comme moi, Jeanne,combien tu serais plus pâle encore ! La chair, détruire lachair ! elle qui vit de sang faire couler le sang !froidement et sans colère ! comme Dieu qui acréé ! »

Les cris que jetait la malheureuse fille endisant rapidement ces paroles épouvantèrent Richelieu etLaubardemont au point de les tenir immobiles longtemps encore.Cependant le délire et la fièvre l’emportaient toujours.

– Les juges ont-ils frémi ? m’a ditUrbain Grandier, frémissent-ils de se tromper ? On agite lamort du juste. – La question ! – On serre ses membres avec descordes pour le faire parler ; sa peau se coupe, s’arrache etse déroule comme un parchemin ; ses nerfs sont à nu, rouges etluisants ; ses os crient ; la moelle en jaillit… Mais lesjuges dorment. Ils rêvent de fleurs et de printemps. Que lagrand’salle est chaude ! dit l’un en s’éveillant ; cethomme n’a point voulu parler ! Est-ce que la torture estfinie ? Et, miséricordieux enfin, il accorde la mort. Lamort ! seule crainte des vivants ! la mort ! lemonde inconnu ! il y jette avant lui une âme furieuse quil’attendra. Oh ! ne l’a-t-il jamais vu, le tableauvengeur ! ne l’a-t-il jamais vu avant son sommeil, leprévaricateur écorché ?

Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue et lechagrin, le Cardinal, saisi d’horreur et de pitié,s’écria :

– Ah ! pour l’amour de Dieu !finissons cette affreuse scène ; emmenez cette femme, elle estfolle !

L’insensée se retourna, et jetant tout à coupde grands cris :

– Ah ! le juge, le juge, lejuge !… dit-elle en reconnaissant Laubardemont.

Celui-ci, joignant les mains et s’humiliantdevant le ministre, disait avec effroi :

– Hélas ! monseigneur,pardonnez-moi, c’est ma nièce qui a perdu la raison ;j’ignorais ce malheur-là, sans quoi elle serait enfermée depuislongtemps. Jeanne, Jeanne… allons, madame, à genoux ; demandezpardon à monseigneur le Cardinal-Duc…

– C’est Richelieu ! cria-t-elle. Etl’étonnement sembla entièrement paralyser cette jeune etmalheureuse beauté ; la rougeur qui l’avait animée d’abord fitplace à une mortelle pâleur, ses cris à un silence immobile, sesregards égarés à une fixité effroyable de ses grands yeux, quisuivaient constamment le ministre attristé.

– Emmenez vite cette malheureuse enfant,dit celui-ci hors de lui-même ; elle est mourante et moiaussi ; tant d’horreurs me poursuivent depuis cettecondamnation, que je crois que tout l’enfer se déchaîne contremoi !

Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel,toujours silencieuse et stupéfaite, les yeux hagards, la boucheouverte, la tête penchée en avant, était restée sous le coup de sadouble surprise, qui semblait avoir éteint le reste de sa raison etde ses forces. Au mouvement du Cardinal, elle frémit de se voirentre lui et Laubardemont, regarda tour à tour l’un et l’autre,laissa échapper de sa main le couteau qu’elle tenait, et se retiralentement vers la sortie de la tente, se couvrant tout entière deson voile, et tournant avec terreur ses yeux égarés derrière elle,sur son oncle qui la suivait, comme une brebis épouvantée qui sentdéjà sur son dos l’haleine brûlante du loup prêt à la saisir.

Ils sortirent tous deux ainsi, et, à peine enplein air, le juge furieux s’empara des mains de sa victime, leslia par un mouchoir, et l’entraîna facilement, car elle ne poussapas un cri, pas un soupir, mais le suivit, la tête toujours baisséesur son sein, et comme plongée dans un profond somnambulisme.

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