Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 11LES MÉPRISES

Quand vint le tour de saint Guilin,
Il jeta trois dés sur la table.
Ensuite il regarda le diable,
Et lui dit d’un air très-malin :
Jouons donc cette vieille femme !
Qui de nous deux aura son âme !

Anciennes légendes.

Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars avaitété forcé de monter le cheval de l’un des Chevau-légers blessésdans l’affaire, ayant perdu le sien au pied du rempart. Pendantl’espace de temps assez long qu’exigea la sortie des deuxCompagnies, il se sentit frapper sur l’épaule et vit en seretournant le vieux Grandchamp tenant en main un cheval gris fortbeau.

– Monsieur le marquis veut-il bien monterun cheval qui lui appartienne ? dit-il. Je lui ai mis la selleet la housse de velours brodée en or qui étaient restées dans lefossé. Hélas ! mon Dieu ! quand je pense qu’un Espagnolaurait fort bien pu la prendre, ou même un Français ; car,dans ce temps-ci, il y a tant de gens qui prennent tout ce qu’ilstrouvent comme leur appartenant ; et puis, comme dit leproverbe : Ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. Ilsauraient pu prendre aussi, quand j’y pense, ces quatre cents écusen or que monsieur le marquis, soit dit sans reproche, avaitoubliés dans les fontes de ses pistolets. Et les pistolets, quelspistolets ! Je les avais achetés en Allemagne, et les voiciencore aussi bons et avec une détente aussi parfaite que dans cetemps-là. C’était bien assez d’avoir fait tuer le pauvre petitcheval noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que je le suis àTours en Touraine ; fallait-il encore exposer des objetsprécieux à passer à l’ennemi ?

Tout en faisant ces doléances, ce brave hommeachevait de seller le cheval gris ; la colonne était longue àdéfiler, et, ralentissant ses mouvements, il fit une attentionscrupuleuse à la longueur des sangles et aux ardillons de chaqueboucle de la selle, se donnant par là le temps de continuer sesdiscours.

– Je vous demande bien pardon, monsieur,si je suis un peu long, c’est que je me suis foulé tant soit peu lebras en relevant M. de Thou, qui lui-même relevaitmonsieur le marquis pendant la grande culbute.

– Comment ! tu es venu là, vieuxfou ! dit Cinq-Mars : ce n’est pas ton métier ; jet’ai dit de rester au camp.

– Oh ! quant à ce qui est de resterau camp, c’est différent, je ne sais pas rester là ; et, quandil se tire un coup de mousquet, je serais malade si je n’en voyaispas la lumière. Pour mon métier, c’est bien le mien d’avoir soin devos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur. Croyez-vous que, si jel’avais pu, je n’aurais pas sauvé les jours de cette pauvre petitebête noire qui est là-bas dans le fossé ? Ah ! comme jel’aimais, monsieur ! un cheval qui a gagné trois prix decourse dans sa vie ! Quand j’y pense, cette vie-là a été tropcourte pour tous ceux qui savaient l’aimer comme moi. Il ne selaissait donner l’avoine que par son Grandchamp, et il me caressaitavec sa tête dans ce moment-là ; et la preuve, c’est le boutde l’oreille gauche qu’il m’a emporté un jour, ce pauvre ami ;mais ce n’était pas qu’il voulût me faire du mal, au contraire. Ilfallait voir comme il hennissait de colère quand un autrel’approchait ; il a cassé la jambe à Jean à cause de cela, cebon animal ; je l’aimais tant ! Aussi, quand il esttombé, je le soutenais d’une main, M. de Locmaria del’autre. J’ai bien cru d’abord que lui et ce monsieur allaient serelever ; mais malheureusement il n’y en a qu’un qui soitrevenu en vie, et c’était celui que je connaissais le moins. Vousavez l’air d’en rire, de ce que je dis sur votre cheval,monsieur ; mais vous oubliez qu’en temps de guerre le chevalest l’âme du cavalier, oui, monsieur, son âme ; car, quiest-ce qui épouvante l’infanterie ? c’est le cheval. Ce n’estcertainement pas l’homme qui, une fois lancé, n’y fait guère plusqu’une botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des actions qu’onadmire ? c’est encore le cheval ! Et quelquefois sonmaître voudrait être bien loin, qu’il se trouve malgré luivictorieux et récompensé, tandis que le pauvre animal n’y gagne quedes coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la course ? c’estle cheval, qui ne soupe guère mieux qu’à l’ordinaire, tandis queson maître met l’or dans sa poche, et il est envié de ses amis etconsidéré de tous les seigneurs comme s’il avait couru lui-même.Qui est-ce qui chasse le chevreuil et qui n’en met pas un pauvrepetit morceau sous sa dent ? c’est encore le cheval !tandis qu’il arrive quelquefois qu’on le mange lui-même, ce pauvreanimal ; et, dans une campagne avec M. le maréchal, ilm’est arrivé… Mais qu’avez-vous donc, monsieur le marquis ?vous pâlissez…

– Serre-moi la jambe avec quelque chose,un mouchoir, une courroie, ou ce que tu voudras, car j’y sens unedouleur brûlante ; je ne sais ce que c’est.

– Votre botte est coupée, monsieur, et cepourrait bien être quelque balle ; mais le plomb est amide l’homme.

– Il me fait cependant bienmal !

– Ah ! qui aime bien châtiebien, monsieur : ah ! le plomb ! il ne faut pasdire du mal du plomb ; qui est-ce qui…

Tout en s’occupant de lier la jambe deCinq-Mars au-dessous du genou, le bonhomme allait commencerl’apologie du plomb aussi sottement qu’il avait fait celle ducheval, quand il fut forcé, ainsi que son maître, de prêterl’oreille à une dispute vive et bruyante entre plusieurs soldatssuisses restés très-près d’eux après le départ de toutes lestroupes ; ils se parlaient en gesticulant beaucoup, etsemblaient s’occuper de deux hommes que l’on voyait au milieu detrente soldats environ.

D’Effiat, tendant toujours son pied à sondomestique et appuyé sur la selle de son cheval, chercha, enécoutant attentivement, à comprendre leurs paroles ; mais ilignorait absolument l’allemand, et ne put rien deviner de leurquerelle. Grandchamp tenait toujours sa botte et écoutait aussitrès-sérieusement, et tout à coup se mit à rire de tout son cœur,se tenant les côtés, ce qu’on ne lui avait jamais vu faire.

– Ah ! ah ! monsieur, voilàdeux sergents qui se disputent pour savoir lequel on doit pendredes deux Espagnols qui sont là ; car vos camarades rouges nese sont pas donné la peine de le dire ; l’un de ces Suissesprétend que c’est l’officier ; l’autre assure que c’est lesoldat, et voilà un troisième qui vient de les mettre d’accord.

– Et qu’a-t-il dit ?

– Il a dit de les pendre tous lesdeux.

– Doucement ! doucement !s’écria Cinq-Mars en faisant des efforts pour marcher.

Mais il ne put s’appuyer sur sa jambe.

– Mets-moi à cheval, Grandchamp.

– Monsieur, vous n’y pensez pas, votreblessure…

– Fais ce que je te dis, et montes-ytoi-même ensuite.

Le vieux domestique, tout en grondant, obéitet courut, d’après un autre ordre très-absolu, arrêter les Suisses,déjà dans la plaine, prêts à suspendre leurs prisonniers à unarbre, ou plutôt à les laisser s’y attacher ; car l’officier,avec le sang-froid de son énergique nation, avait passé lui-mêmeautour de son cou le nœud coulant d’une corde, et montait, sans enêtre prié, à une petite échelle appliquée à l’arbre pour y nouerl’autre bout. Le soldat, avec le même calme insouciant, regardaitles Suisses se disputer autour de lui, et tenait l’échelle.

Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, senomma au bas-officier suisse, et, prenant Grandchamp pourinterprète, dit que ces deux prisonniers étaient à lui, et qu’ilallait les faire conduire à sa tente ; qu’il était capitaineaux gardes, et s’en rendait responsable. L’Allemand, toujoursdiscipliné, n’osa répliquer ; il n’y eut de résistance que dela part du prisonnier. L’officier, encore au haut de l’échelle, seretourna, et parlant de là comme d’une chaire, dit avec un riresardonique :

– Je voudrais bien savoir ce que tu viensfaire ici ? Qui t’a dit que j’aime à vivre ?

– Je ne m’en informe pas, dit Cinq-Mars,peu m’importe ce que vous deviendrez après ; je veux dans cemoment empêcher un acte qui me paraît injuste et cruel. Tuez-vousensuite si vous voulez.

– C’est bien dit, reprit l’Espagnolfarouche ; tu me plais, toi. J’ai cru d’abord que tu venaisfaire le généreux pour me forcer d’être reconnaissant, ce que jedéteste. Eh bien, je consens à descendre ; mais je te haïraiautant qu’auparavant, parce que tu es Français, je t’en préviens,et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que t’acquitter enversmoi : c’est moi-même qui t’ai empêché ce matin d’être tué parce jeune soldat, quand il te mit en joue, et il n’a jamais manquéun isard dans les montagnes de Léon.

– Soit, dit Cinq-Mars, descendez.

Il entrait dans son caractère d’être toujoursavec les autres tel qu’ils se montraient dans leurs relations aveclui, et cette rudesse le rendit de fer.

– Voilà un fier gaillard, monsieur, ditGrandchamp ; à votre place certainement M. le maréchall’aurait laissé sur son échelle. Allons, Louis, Etienne, Germain,venez garder les prisonniers de monsieur et les conduire ;voilà une jolie acquisition que nous faisons là ; si cela nousporte bonheur, j’en serai bien étonné.

Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement deson cheval, se mit en marche assez lentement pour ne pas dépasserces hommes à pied ; il suivit de loin la colonne desCompagnies qui s’éloignaient à la suite du Roi, et songeait à ceque ce prince pouvait lui vouloir dire. Un rayon d’espoir lui fitvoir l’image de Marie de Mantoue dans l’éloignement, et il eut uninstant de calme dans les pensées. Mais tout son avenir était dansce seul mot : plaire au Roi ; il se mit àréfléchir à tout ce qu’il a d’amer.

En ce moment il vit arriver son amiM. de Thou, qui, inquiet de ce qu’il était resté enarrière, le cherchait dans la plaine, et accourait pour le secourirs’il l’eût fallu.

– Il est tard, mon ami, la nuits’approche ; vous vous êtes arrêté bien longtemps ; j’aicraint pour vous. Qui amenez-vous donc ? Pourquoi vousêtes-vous arrêté ? le Roi va vous demander bientôt.

Telles étaient les questions rapides du jeuneconseiller, que l’inquiétude avait fait sortir de son calmeaccoutumé, ce que n’avait pu faire le combat.

– J’étais un peu blessé ; j’amène unprisonnier, et je songeais au Roi. Que peut-il me vouloir, monami ? Que faut-il faire s’il veut m’approcher du trône ?il faudra plaire. À cette idée, vous l’avouerai-je ? je suistenté de fuir, et j’espère que je n’aurai pas l’honneur fatal devivre près de lui. Plaire ! que ce mot est humiliant !obéir ne l’est pas autant. Un soldat s’expose à mourir, et tout estdit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son caractère, que decompositions avec sa conscience, que de dégradations de sa penséedans la destinée d’un courtisan ! Ah ! de Thou, mon cherde Thou ! je ne suis pas fait pour la cour, je le sens,quoique je ne l’aie vue qu’un instant ; j’ai quelque chose desauvage au fond du cœur, que l’éducation n’a poli qu’à la surface.De loin, je me suis cru propre à vivre dans ce monde tout-puissant,je l’ai même souhaité, guidé par un projet bien chéri de moncœur ; mais je recule au premier pas ; la vue du Cardinalm’a fait frémir ; le souvenir du dernier de ses crimes auquelj’assistai m’a empêché de lui parler ; il me fait horreur, jene le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je ne sais quoi quim’épouvante, comme si elle devait m’être funeste.

– Je suis heureux de vous voir ceteffroi : il vous sera salutaire peut-être, reprit de Thou encheminant. Vous allez entrer en contact et en commerce avec laPuissance ; vous ne la sentirez pas, vous allez latoucher ; vous verrez ce qu’elle est, et par quelle main lafoudre est portée. Hélas ! fasse le ciel qu’elle ne vous brûlepas ! Vous assisterez peut-être à ces conseils où se règle ladestinée des nations ; vous verrez, vous ferez naître cescaprices d’où sortent les guerres sanglantes, les conquêtes et lestraités ; vous tiendrez dans votre main la goutte d’eau quienfante les torrents. C’est d’en haut qu’on apprécie bien leschoses humaines, mon ami ; il faut avoir passé sur les pointsélevés pour connaître la petitesse de celles que nous y voyonsgrandes.

– Eh ! si j’en étais là, j’ygagnerais du moins cette leçon dont vous parlez, mon ami ;mais ce Cardinal, cet homme auquel il me faut avoir une obligation,cet homme que je connais trop par son œuvre, que sera-t-il pourmoi ?

– Un ami, un protecteur sans doute,répondit de Thou.

– Plutôt la mort mille fois que sonamitié ! J’ai tout son être et jusqu’à son nom même enhaine ; il verse le sang des hommes avec la croix duRédempteur.

– Quelles horreurs dites-vous, moncher ! Vous vous perdrez si vous montrez au Roi ces sentimentspour le Cardinal.

– N’importe, au milieu de ces sentierstortueux, j’en veux prendre un nouveau, la ligne droite. Ma penséeentière, la pensée de l’homme juste, se dévoilera aux regards duRoi même s’il l’interroge, dût-elle me coûter la tête. Je l’ai vuenfin ce Roi, que l’on m’avait peint si faible ; je l’ai vu,et son aspect m’a touché le cœur malgré moi ; certes, il estbien malheureux, mais il ne peut être cruel, il entendrait lavérité…

– Oui, mais il n’oserait la fairetriompher, répondit le sage de Thou. Garantissez-vous de cettechaleur de cœur qui vous entraîne souvent par des mouvements subitset bien dangereux. N’attaquez pas un colosse tel que Richelieu sansl’avoir mesuré.

– Vous voilà comme mon gouverneur, l’abbéQuillet ; mon cher et prudent ami, vous ne me connaissez nil’un ni l’autre ; vous ne savez pas combien je suis las demoi-même, et jusqu’où j’ai jeté mes regards. Il me faut monter oumourir.

– Quoi ! déjà ambitieux !s’écria de Thou avec une extrême surprise.

Son ami inclina la tête sur ses mains enabandonnant les rênes de son cheval, et ne répondit pas.

– Quoi ! cette égoïste passion del’âge mûr s’est emparée de vous, à vingt ans, Henry !L’ambition est la plus triste des espérances.

– Et cependant elle me possède à présenttout entier, car je ne vis que par elle, tout mon cœur en estpénétré.

– Ah ! Cinq-Mars, je ne vousreconnais plus ! que vous étiez différent autrefois ! Jene vous le cache pas, vous me semblez bien déchu : dans cespromenades de notre enfance, où la vie et surtout la mort deSocrate faisaient couler de nos yeux des larmes d’admiration etd’envie ; lorsque, nous élevant jusqu’à l’idéal de la plushaute vertu, nous désirions pour nous dans l’avenir ces malheursillustres, ces infortunes sublimes qui font les grandshommes ; quand nous composions pour nous des occasionsimaginaires de sacrifices et de dévouement ; si la voix d’unhomme eût prononcé entre nous deux, tout à coup, le mot seuld’ambition, nous aurions cru toucher un serpent…

De Thou parlait avec la chaleur del’enthousiasme et du reproche. Cinq-Mars continuait à marcher sansrien répondre, et la tête dans ses mains ; après un instant desilence, il les ôta et laissa voir des yeux pleins de généreuseslarmes ; il serra fortement la main de son ami et lui dit avecun accent pénétrant :

– Monsieur de Thou, vous m’avez rappeléles plus belles pensées de ma première jeunesse ; croyez queje ne suis pas déchu, mais un secret espoir me dévore que je nepuis confier même à vous : je méprise autant que vousl’ambition qui paraîtra me posséder ; la terre entière lecroira, mais que m’importe la terre ? Pour vous, noble ami,promettez-moi que vous ne cesserez pas de m’estimer, quelque choseque vous me voyiez faire. Je jure par le ciel que mes pensées sontpures comme lui.

– Eh bien, dit de Thou, je jure par luique je vous en crois aveuglément ; vous me rendez lavie !

Ils se serraient encore la main avec effusionde cœur, lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils étaient arrivés presquedevant la tente du Roi.

Le jour était entièrement tombé, mais onaurait pu croire qu’un jour plus doux se levait, car la lunesortait de la mer dans toute sa splendeur ; le cieltransparent du Midi ne se chargeait d’aucun nuage, et semblait unvoile d’un bleu pâle semé de paillettes argentées : l’airencore enflammé n’était agité que par le rare passage de quelquesbrises de la Méditerranée, et tous les bruits avaient cessé sur laterre. L’armée fatiguée reposait sous les tentes dont les feuxmarquaient la ligne, et la ville assiégée semblait accablée du mêmesommeil ; on ne voyait, sur ses remparts, que le bout desarmes des sentinelles qui brillaient aux clartés de la lune, ou lefeu errant des rondes de nuit ; on n’entendait que quelquescris sombres et prolongés de ces gardes qui s’avertissaient de nepas dormir.

C’était seulement autour du Roi que toutveillait, mais à une assez grande distance de lui. Ce prince avaitfait éloigner toute sa suite ; il se promenait seul devant satente, et, s’arrêtant quelquefois à contempler la beauté du ciel,il paraissait plongé dans une mélancolique méditation. Personnen’osait l’interrompre, et ce qui restait de seigneurs dans lequartier royal s’était approché du Cardinal, qui, à vingt pas duRoi, était assis sur un petit tertre de gazon façonné en banc parles soldats ; là, il essuyait son front pâle ; fatiguédes soucis du jour et du poids inaccoutumé d’une armure, ilcongédiait par quelques mots précipités, mais toujours attentifs etpolis, ceux qui venaient le saluer en se retirant ; il n’avaitdéjà plus près de lui que Joseph, qui causait avec Laubardemont. LeCardinal regardait du côté du Roi si, avant de rentrer, ce princene lui parlerait pas, lorsque le bruit des chevaux de Cinq-Mars sefit entendre ; les gardes du Cardinal le questionnèrent et lelaissèrent s’avancer, sans suite, et seulement avec de Thou.

– Vous êtes arrivé trop tard, jeunehomme, pour parler au Roi, dit d’une voix aigre leCardinal-Duc ; on ne fait pas attendre Sa Majesté.

Les deux amis allaient se retirer, lorsque lavoix même de Louis XIII se fit entendre. Ce prince était en cemoment dans une de ces fausses positions qui firent le malheur desa vie entière. Irrité profondément contre son ministre, mais ne sedissimulant pas qu’il lui devait le succès de la journée, ayantd’ailleurs besoin de lui annoncer son intention de quitter l’arméeet de suspendre le siège de Perpignan, il était combattu entre ledésir de lui parler et la crainte de faiblir dans sonmécontentement ; de son côté, le ministre n’osait lui adresserla parole le premier, incertain sur les pensées qui roulaient dansla tête de son maître, et craignant de mal prendre son temps, maisne pouvant non plus se décider à se retirer ; tous deux setrouvaient précisément dans la situation de deux amants brouillésqui voudraient avoir une explication, lorsque le Roi saisit avecjoie la première occasion d’en sortir. Le hasard fut fatal auministre ; voilà à quoi tiennent ces destinées qu’on appellegrandes.

– N’est-ce pasM. de Cinq-Mars ? dit le Roi d’une voix haute ;qu’il vienne, je l’attends.

Le jeune d’Effiat s’approcha à cheval, et àquelques pas du Roi voulut mettre pied à terre ; mais à peinesa jambe eut-elle touché le gazon qu’il tomba à genoux.

– Pardon, Sire, dit-il, je crois que jesuis blessé.

Et le sang sortit violemment de sa botte.

De Thou l’avait vu tomber, et s’était approchépour le soutenir ; Richelieu saisit cette occasion des’avancer aussi avec un empressement simulé.

– Ôtez ce spectacle des yeux du roi,s’écria-t-il ; vous voyez bien que ce jeune homme semeurt.

– Point du tout, dit Louis, le soutenantlui-même, un roi de France sait voir mourir, et n’a point peur dusang qui coule pour lui. Ce jeune homme m’intéresse ; qu’on lefasse porter près de ma tente, et qu’il ait auprès de lui mesmédecins ; si sa blessure n’est pas grave, il viendra avec moià Paris, car le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, j’en aivu assez. D’autres affaires m’appellent au centre du royaume ;je vous laisserai ici commander en mon absence ; c’est ce queje voulais vous dire.

À ces mots, le Roi rentra brusquement dans satente, précédé par ses pages et ses officiers tenant desflambeaux.

Le pavillon royal était fermé, Cinq-Marsemporté par de Thou et ses gens, que le duc de Richelieu, immobileet stupéfait, regardait encore la place où cette scène s’étaitpassée ; il semblait frappé de la foudre et incapable de voirou d’entendre ceux qui l’observaient.

Laubardemont, encore effrayé de sa mauvaiseréception de la veille, n’osait lui dire un mot, et Joseph avaitpeine à reconnaître en lui son ancien maître ; il sentit unmoment le regret de s’être donné à lui, et crut que son étoilepâlissait ; mais, songeant qu’il était haï de tous les hommeset n’avait de ressource qu’en Richelieu, il le saisit par le bras,et, le secouant fortement, lui dit à demi-voix, mais avecrudesse :

– Allons donc, monseigneur, vous êtes unepoule mouillée ; venez avec nous.

Et, comme s’il l’eût soutenu par le coude,mais en effet l’entraînant malgré lui, aidé de Laubardemont, il lefit rentrer dans sa tente comme un maître d’école fait coucher unécolier pour lequel il redoute le brouillard du soir. Ce vieillardprématuré suivit lentement les volontés de ses deux acolytes, et lapourpre du pavillon retomba sur lui.

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