Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 14L’ÉMEUTE

Ledanger, Sire, est pressant et universel,
et au delà de tous les calculs de la prudence humaine.

MIRABEAU, Adresse au Roi.

« Que d’une vitesseégale à celle de lapensée, la scène volesur une aile imaginaire, »s’écrie l’immortel Shakspeare avec le chœur de l’une de sestragédies, « figurez-vous leroi sur l’Océan, suivide sa belle flotte ;voyez-le, suivez-le. »Avec ce poétique mouvement il traverse le temps et l’espace, ettransporte à son gré l’assemblée attentive dans les lieux de sessublimes scènes.

Nous allons user des mêmes droits sans avoirle même génie, nous ne voulons pas nous asseoir plus que lui sur letrépied des unités, et jetant les yeux sur Paris et sur le vieux etnoir palais du Louvre, nous passerons tout à coup l’espace de deuxcents lieues et le temps de deux années.

Deux années ! que de changements ellespeuvent apporter sur le front des hommes, dans leurs familles, etsurtout dans cette grande famille si troublée des nations, dont unjour brise les alliances, dont une naissance apaise les guerres,dont une mort détruit la paix ! Nos yeux ont vu des roisrentrer dans leur demeure un jour de printemps ; ce jour-làmême un vaisseau partit pour une traversée de deux ans ; lenavigateur revint ; ils étaient sur leur trône : rien nesemblait s’être passé dans son absence ; et pourtant Dieu leuravait ôté cent jours de règne.

Mais rien n’était changé pour la France en1642, époque à laquelle nous passons, si ce n’était ses craintes etses espérances. L’avenir seul avait changé d’aspect. Avant derevoir nos personnages, il importe de contempler en grand l’état duroyaume.

La puissante unité de la monarchie était plusimposante encore par le malheur des États voisins ; lesrévoltes de l’Angleterre et celles de l’Espagne et du Portugalfaisaient admirer d’autant plus le calme dont jouissait laFrance ; Strafford et Olivarès renversés ou ébranlésgrandissaient l’immuable Richelieu.

Six armées formidables, reposées sur leursarmes triomphantes, servaient de rempart au royaume ; cellesdu Nord, liguées avec la Suède, avaient fait fuir les Impériaux,poursuivis encore par l’ombre de Gustave-Adolphe ; celles quiregardaient l’Italie recevaient dans le Piémont les clefs desvilles qu’avait défendues le prince Thomas ; et celles quiredoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient la Catalognerévoltée, et frémissaient encore devant Perpignan, qu’il ne leurétait pas permis de prendre. L’intérieur n’était pas heureux, maistranquille. Un invisible génie semblait avoir maintenu cecalme ; car le Roi, mortellement malade, languissait àSaint-Germain près d’un jeune favori ; et le Cardinal,disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques morts pourtanttrahissaient sa vie, et de loin en loin des hommes tombaient commefrappés par un souffle empoisonné, et rappelaient la puissanceinvisible.

Saint-Preuil, l’un des ennemis de Richelieu,venait de porter sa tête de fer[5] sur l’échafaud, sanshonte ni peur, comme il le dit en ymontant.

Cependant la France semblait gouvernée parelle-même ; car le prince et le ministre étaient séparésdepuis longtemps : et, de ces deux malades, qui se haïssaientmutuellement, l’un n’avait jamais tenu les rênes de son État,l’autre n’y faisait plus sentir sa main ; on ne l’entendaitplus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus dans legouvernement, s’effaçait partout ; il dormait comme l’araignéeau centre de ses filets.

S’il s’était passé quelques événements etquelques résolutions durant ces deux années, ce devait donc êtredans les cœurs ; ce devait être quelques-uns de ceschangements occultes, d’où naissent, dans les monarchies sans base,des bouleversements effroyables et de longues et sanglantesdissensions.

Pour en être éclaircis, portons nos yeux surle vieux et noir bâtiment du Louvre inachevé, et prêtons l’oreilleaux propos de ceux qui l’habitent et qui l’environnent.

On était au mois de décembre ; un hiverrigoureux avait attristé Paris, où la misère et l’inquiétude dupeuple étaient extrêmes ; cependant sa curiositél’aiguillonnait encore, et il était avide des spectacles que luidonnait la cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu’ilcontemplait les agitations de la richesse ; ses larmes moinsamères à la vue des combats de la puissance ; et le sang desgrands, qui arrosait ses rues et semblait alors le seul digned’être répandu, lui faisait bénir son obscurité. Déjà quelquesscènes tumultueuses, quelques assassinats éclatants, avaient faitsentir l’affaiblissement du monarque, l’absence et la fin prochainedu ministre, et, comme une sorte de prologue à la sanglante comédiede la Fronde, venaient aiguiser la malice et même allumer lespassions des Parisiens. Ce désordre ne leur déplaisait pas ;indifférents aux causes des querelles, fort abstraites pour eux,ils ne l’étaient point aux individus, et commençaient déjà àprendre les chefs de parti en affection ou en haine, non à cause del’intérêt qu’ils leur supposaient pour le bien-être de leur classe,mais tout simplement parce qu’ils plaisaient ou déplaisaient commedes acteurs.

Une nuit surtout, des coups de pistolet et defusil avaient été entendus fréquemment dans la Cité ; lespatrouilles nombreuses des Suisses et des gardes du corps venaientmême d’être attaquées et de rencontrer quelques barricades dans lesrues tortueuses de l’île Notre-Dame ; des charrettesenchaînées aux bornes, et couvertes de tonneaux, avaient empêchéles cavaliers d’y pénétrer, et quelques coups de mousquet avaientblessé des chevaux et des hommes. Cependant la ville dormaitencore, excepté le quartier qui environnait le Louvre, habité dansce moment par la Reine et MONSIEUR, duc d’Orléans. Là, toutannonçait une expédition nocturne d’une nature très-grave.

Il était deux heures du matin ; ilgelait, et l’ombre était épaisse, lorsqu’un nombreux rassemblements’arrêta sur le quai, à peine pavé alors, et occupa lentement etpar degrés le terrain sablé qui descendait en pente jusqu’à laSeine. Deux cents hommes, à peu près, semblaient composer cetattroupement ; ils étaient enveloppés de grands manteaux,relevés par le fourreau des longues épées à l’espagnole qu’ilsportaient. Se promenant sans ordre, en long et en large, ilssemblaient attendre les événements plutôt que les chercher.Beaucoup d’entre eux s’assirent, les bras croisés, sur les pierreséparses du parapet commencé ; ils observaient le plus grandsilence. Après quelques minutes cependant, un homme, qui paraissaitsortir d’une porte voûtée du Louvre, s’approcha lentement avec unelanterne sourde, dont il portait les rayons au visage de chaqueindividu, et qu’il souffla, ayant démêlé celui qu’il cherchaitentre tous : il lui parla de cette façon, à demi-voix, en luiserrant la main :

– Eh bien, Olivier, que vous a ditM. le Grand[6] ? Cela va-t-il bien ?

– Oui, oui, je l’ai vu hier àSaint-Germain ; le vieux chat est bien malade à Narbonne, ilva s’en aller ad patres ; mais il faut menernos affaires rondement, car ce n’est pas la première fois qu’ilfait l’engourdi. Avez-vous vu du monde pour ce soir, mon cherFontrailles ?

– Soyez tranquille, Montrésor va veniravec une centaine de gentilshommes de MONSIEUR ; vous lereconnaîtrez ; il sera déguisé en maître maçon, une règle à lamain. Mais n’oubliez pas surtout les mots d’ordre ; lessavez-vous bien tous, vous et vos amis ?

– Oui, tous, excepté l’abbé de Gondi, quin’est pas arrivé encore ; mais, Dieu me pardonne, je crois quele voilà lui-même. Qui diable l’aurait reconnu ?

En effet, un petit homme sans soutane, habilléen soldat des gardes françaises, et portant de très-noires etfausses moustaches, se glissa entre eux. Il sautait d’un pied surl’autre avec un air de joie, et se frottait les mains.

– Vive Dieu ! tout va bien ;mon ami Fiesque ne faisait pas mieux. Et se levant sur la pointedes pieds pour frapper sur l’épaule d’Olivier : – Savez-vousque, pour un homme qui sort presque des pages, vous ne vousconduisez pas mal, sire Olivier d’Entraigues ? vous serez dansnos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque. Tout est bienorganisé, vous arrivez à point ; ni plus tôt, ni plus tard,comme un vrai chef de parti. Fontrailles, ce jeune homme ira loin,je vous le prédis. Mais dépêchons-nous ; il nous viendra dansdeux heures des paroissiens de mon oncle l’archevêque deParis ; je les ai bien échauffés, et ils crieront :Vive Monsieur ! vive laRégence ! et plus deCardinal ! comme des enragés. Ce sont de bonnesdévotes, tout à moi, qui leur ont monté la tête. Le Roi est fortmal. Oh ! tout va bien, très-bien. Je viens deSaint-Germain ; j’ai vu l’ami Cinq-Mars ; il est bon,très-bon, toujours ferme comme un roc. Ah ! voilà ce quej’appelle un homme ! Comme il les a joués avec son airmélancolique et insouciant ! Il est le maître de la cour àprésent. C’est fini, le roi va, dit-on, le faire duc et pair ;il en est fortement question ; mais il hésite encore : ilfaut décider cela par notre mouvement de ce soir : levœu du peuple ! il faut fairele vœu du peupleabsolument ; nous allons le faire entendre. Ce sera la mort deRichelieu, savez-vous ? Surtout c’est la haine pour lui quidoit dominer dans les cris, car c’est là l’essentiel. Cela décideraenfin notre Gaston, qui flotte toujours, n’est-ce pas ?

– Eh ! que peut-il faire autrechose ? dit Fontrailles ; s’il prenait une résolutionaujourd’hui en notre faveur, ce serait bien fâcheux.

– Et pourquoi ?

– Parce que nous serions bien sûrs quedemain, au jour, il serait contre.

– N’importe, reprit l’abbé, la reine a dela tête.

– Et du cœur aussi, dit Olivier ;cela me donne de l’espoir pour Cinq-Mars, qui me semble avoir oséfaire le boudeur quelquefois en la regardant.

– Enfant que vous êtes ! que vousconnaissez encore mal la cour ! Rien ne peut le soutenir quela main du roi, qui l’aime comme son fils ; et, pour la reine,si son cœur bat, c’est de souvenir et non d’avenir. Mais il nes’agit pas de ces fadaises-là ; dites-moi, moucher, êtes-vousbien sûr de votre jeune avocat que je vois rôder là ?pense-t-il bien ?

– Parfaitement ; c’est un excellentRoyaliste ; il jetterait le Cardinal à la rivière tout àl’heure : d’ailleurs c’est Fournier, de Loudun, c’est toutdire.

– Bien, bien ; voilà comme nous lesaimons. Mais garde à vous, messieurs : on vient de la rueSaint-Honoré.

– Qui va là ? crièrent les premiersde la troupe à des hommes qui venaient. Royalistes ouCardinalistes ?

– Gaston et leGrand, répondirent tout bas les nouveaux venus.

– C’est Montrésor avec les gens deMONSIEUR, dit Fontrailles ; nous pourrons bientôtcommencer.

– Oui, par la corbleu ! ditl’arrivant ; car les Cardinalistes vont passer à troisheures ; on nous en a instruits tout à l’heure.

– Où vont-ils ? dit Fontrailles.

– Ils sont plus de deux cents pourconduire M. de Chavigny, qui va voir le vieux chat àNarbonne, dit-on ; ils ont cru plus sûr de longer leLouvre.

– Eh bien, nous allons leur faire pattede velours, dit l’abbé.

Comme il achevait, un bruit de carrosses et dechevaux se fit entendre. Plusieurs hommes à manteaux roulèrent uneénorme pierre au milieu du pavé. Les premiers cavaliers passèrentrapidement à travers la foule et le pistolet à la main, se doutantbien de quelque chose ; mais le postillon qui guidait leschevaux de la première voiture s’embarrassa dans la pierre ets’abattit.

– Quel est donc ce carrosse qui écraseles piétons ? crièrent à la fois tous les hommes en manteau.C’est bien tyrannique ! Ce ne peut être qu’un ami du Cardinalde la Rochelle[7].

– C’est quelqu’un qui ne craint pas lesamis du petit le Grand, s’écria une voix à laportière ouverte, d’où un homme s’élança sur un cheval.

– Rangez ces Cardinalistes jusque dans larivière ! dit une voix aigre et perçante.

Ce fut le signal des coups de pistolet quis’échangèrent avec fureur de chaque côté, et qui prêtèrent unelumière à cette scène tumultueuse et sombre ; le cliquetis desépées et le piétinement des chevaux n’empêchaient pas de distinguerles cris, d’un côté : À bas le ministre ! vive leroi ! vive MONSIEUR et monsieur le Grand ! à bas lesbas rouges ! de l’autre : Vive SonÉminence ! vive le grand Cardinal ! mort auxfactieux ! vive le Roi ! car le nom du Roi présidait àtoutes les haines comme à toutes les affections, à cette étrangeépoque.

Cependant les hommes à pied avaient réussi àplacer les deux carrosses à travers du quai, de manière à s’enfaire un rempart contre les chevaux de Chavigny, et de là, entreles roues, par les portières et sous les ressorts, les accablaientde coups de pistolet et en avaient démonté plusieurs. Le tumulteétait affreux, lorsque les portes du Louvre s’ouvrirent tout àcoup, et deux escadrons des Gardes du corps sortirent autrot ; la plupart avaient des torches à la main pour éclairerceux qu’ils allaient attaquer et eux-mêmes. La scène changea. Àmesure que les gardes arrivaient à l’un des hommes à pied, onvoyait cet homme s’arrêter, ôter son chapeau, se faire reconnaîtreet se nommer, et le garde se retirait, quelquefois en saluant,d’autres fois en lui serrant la main. Ce secours aux carrosses deChavigny fut donc à peu près inutile et ne servit qu’à augmenter laconfusion. Les Gardes du corps, comme pour l’acquit de leurconscience, parcouraient la foule des duellistes en disantmollement : – Allons, messieurs, de la modération.

Mais, lorsque deux gentilshommes avaient bienengagé le fer et se trouvaient bienacharnés, le garde qui les voyait s’arrêtait pour juger les coups,et quelquefois même favorisait celui qu’il pensait être de sonopinion ; car ce corps, comme toute la France, avait sesRoyalistes et ses Cardinalistes.

Les fenêtres du Louvre s’éclairaient peu àpeu, et l’on y voyait beaucoup de têtes de femmes derrière lespetits carreaux en losanges, attentives à contempler le combat.

De nombreuses patrouilles de Suisses sortirentavec des flambeaux ; on distinguait ces soldats à leur étrangeuniforme. Ils portaient le bras droit rayé de bleu et de rouge, etle bas de soie de leur jambe droite était rouge ; le côtégauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas blanc et rouge. Onavait espéré, sans doute, au château royal, que cette troupeétrangère pourrait dissiper l’attroupement ; mais on setrompa. Ces impassibles soldats, suivant froidement, exactement etsans les dépasser, les ordres qu’on leur avait donnés, circulèrentavec symétrie entre les groupes armés qu’ils divisaient un moment,vinrent se réunir devant la grille avec une précision parfaite, etrentrèrent en ordre comme à la manœuvre, sans s’informer si lesennemis à travers lesquels ils étaient passés s’étaient rejoints ounon.

Mais le bruit, un moment apaisé, redevintgénéral à force d’explications particulières. On entendait partoutdes appels, des injures et des imprécations ; il ne semblaitpas que rien pût faire cesser ce combat que la destruction de l’undes deux partis, lorsque des cris, ou plutôt des hurlementsaffreux, vinrent mettre le comble au tumulte. L’abbé de Gondi,alors occupé à tirer un cavalier par son manteau pour le fairetomber, s’écria : – Voilà mes gens ! Fontrailles, vousallez en voir de belles ; voyez, voyez déjà comme celacourt ! c’est charmant, vraiment !

Et il lâcha prise et monta sur une pierre pourconsidérer les manœuvres de ses troupes, croisant ses bras avecl’importance d’un général d’armée. Le jour commençait à poindre, etl’on vit que du bout de l’île Saint-Louis accourait en effet unefoule d’hommes, de femmes et d’enfants de la lie du peuple,poussant au ciel et vers le Louvre d’étranges vociférations. Desfilles portaient de longues épées, des enfants traînaientd’immenses hallebardes et des piques damasquinées du temps de laLigue ; des vieilles en haillons tiraient après elles, avecdes cordes, des charrettes pleines d’anciennes armes rouillées etrompues ; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour laplupart, les suivaient avec des bâtons, des fourches, des lances,des pelles, des torches, des pieux, des crocs, des leviers, dessabres et des broches aiguës ; ils chantaient et hurlaienttour à tour, contrefaisant avec des rires atroces les miaulementsdu chat, et portant, comme un drapeau, un de ces animaux pendu aubout d’une perche et enveloppé dans un lambeau rouge, figurantainsi le Cardinal, dont le goût pour les chats était connugénéralement. Des crieurs publics couraient, tout rouges ethaletants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur lesparapets, les bornes, les murs des maisons et du palais même, delongues histoires satiriques en petits vers, faites sur lespersonnages du temps ; des garçons bouchers et des mariniersportant de larges coutelas battaient la charge sur des chaudrons,et traînaient dans la boue un porc nouvellement égorgé, coiffé dela calotte rouge d’un enfant de chœur. De jeunes et vigoureuxdrôles, vêtus en femmes et enluminés d’un grossier vermillon,criaient d’une voix forcenée : Nous sommesdes mères de familleruinées par Richelieu :mort au Cardinal ! Ils portaientdans leurs bras des nourrissons de paille qu’ils faisaient le gestede jeter à la rivière, et les y jetaient en effet.

Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé lesquais de ses milliers d’individus infernaux, elle produisit uneffet étrange sur les combattants, et tout à fait contraire à cequ’en attendait leur patron. Les ennemis de chaque factionabaissèrent leurs armes et se séparèrent. Ceux de MONSIEUR et deCinq-Mars furent révoltés de se voir secourus par de telsauxiliaires, et, aidant eux-mêmes les gentilshommes du Cardinal àremonter à cheval et en voiture, leurs valets à y porter lesblessés, donnèrent des rendez-vous particuliers à leurs adversairespour vider leur querelle sur un terrain plus secret et plus digned’eux. Rougissant de la supériorité du nombre et des ignoblestroupes qu’ils semblaient commander, entrevoyant, peut-être pour lapremière fois, les funestes conséquences de leurs jeux politiques,et voyant quel était le limon qu’ils venaient de remuer, ils sedivisèrent pour se retirer, enfonçant leurs chapeaux larges surleurs yeux, jetant leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutantle jour.

– Vous avez tout dérangé, mon cher abbé,avec cette canaille, dit Fontrailles, en frappant du pied, à Gondi,qui se trouvait assez interdit ; votre bonhomme d’oncle a làde jolis paroissiens !

– Ce n’est pas ma faute, reprit cependantGondi d’un ton mutin ; c’est que ces idiots sont arrivés uneheure trop tard ; s’ils fussent venus à la nuit, on ne lesaurait pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le vrai (car j’avoueque le grand jour leur fait tort), et on n’aurait entendu que lavoix du peuple : Vox populi, voxDei. D’ailleurs, il n’y a pas tant de mal ; ils vontnous donner, par leur foule, les moyens de nous évader sans êtrereconnus, et, au bout du compte, notre tâche est finie ; nousne voulions pas la mort du pécheur : Chavigny et les sienssont de braves gens que j’aime beaucoup ; s’il n’est qu’un peublessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon,qui arrive d’Italie.

– Olivier, dit Fontrailles, partez doncpour Saint-Germain avec Fournier et Ambrosio ; je vais rendrecompte à MONSIEUR, avec Montrésor.

Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gensbien élevés ce que la force n’avait pu faire.

Ainsi se termina cette échauffourée, quisemblait pouvoir enfanter de grands malheurs ; personne n’yfut tué ; les cavaliers, avec quelques égratignures de plus,et quelques-uns avec leurs bourses de moins, à leur grandesurprise, reprirent leur route près des carrosses par des ruesdétournées ; les autres s’évadèrent, un à un, à travers lapopulace qu’ils avaient soulevée. Les misérables qui lacomposaient, dénués de chefs de troupes, restèrent encore deuxheures à pousser les mêmes cris, jusqu’à ce que leur vin fût cuvé,et que le froid éteignît ensemble le feu de leur sang et de leurenthousiasme. On voyait aux fenêtres des maisons du quai de la Citéet le long des murs le sage et véritable peuple de Paris, regardantd’un air triste et dans un morne silence ces préludes dedésordre ; tandis que le corps des marchands, vêtu de noir,précédé de ses échevins et de ses prévôts, s’acheminait lentementet courageusement, à travers la populace, vers le Palaisde Justice où devait s’assembler le parlement, etallait lui porter plainte de ces effrayantes scènes nocturnes.

Cependant les appartements de Gaston d’Orléansétaient dans une grande rumeur. Ce prince occupait alors l’aile duLouvre parallèle aux Tuileries, et ses fenêtres donnaient d’un côtésur la cour, et de l’autre sur un amas de petites maisons et derues étroites qui couvraient la place presque en entier. Il s’étaitlevé précipitamment, réveillé en sursaut par le bruit des armes àfeu, avait jeté ses pieds dans de larges mules carrées, àhauts talons, et, enveloppé dans une vaste robe de chambre de soiecouverte de dessins d’or brodés en relief, se promenait en long eten large dans sa chambre à coucher, envoyant, de minute en minute,un laquais nouveau pour demander ce qui se passait, et décriantqu’on courût chercher l’abbé de La Rivière, son conseilaccoutumé ; mais, par malheur, il était sorti de Paris. Àchaque coup de pistolet ce prince timide courait aux fenêtres, sansrien voir autre chose que quelques flambeaux que l’on portait encourant ; on avait beau lui dire que les cris qu’il entendaitétaient en sa faveur, il ne cessait de se promener par lesappartements, dans le plus grand désordre, ses longs cheveux noirset ses yeux bleus ouverts et agrandis par l’inquiétude etl’effroi ; il était moitié nu lorsque Montrésor et Fontraillesarrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant la poitrine etrépétant mille fois : Mea culpa,mea culpa.

– Eh bien, arrivez donc ! leurcria-t-il de loin, courant au-devant d’eux ; arrivez doncenfin ! que se passe-t-il ? que fait-on là ? quelssont ces assassins ? quels sont ces cris ?

– On crie : VIVE MONSIEUR !

Gaston, sans faire semblant d’entendre, ettenant un instant la porte de sa chambre ouverte pour que sa voixpénétrât jusque dans les galeries où étaient les gens de sa maison,continua en criant de toute sa force et en gesticulant :

– Je ne sais rien de tout ceci et n’airien autorisé ; je ne veux rien entendre, je ne veux riensavoir ; je n’entrerai jamais dans aucun projet ; ce sontdes factieux qui font tout ce bruit : ne m’en parlez pas sivous voulez être bien vus ici ; je ne suis l’ennemi depersonne, je déteste de telles scènes…

Fontrailles, qui savait à quel homme il avaitaffaire, ne répondit rien, et entra avec son ami, mais sans sepresser, afin que MONSIEUR eût le temps de jeter son premierfeu ; et, quand tout fut dit et la porte fermée avec soin, ilprit la parole :

– Monseigneur, dit-il, nous venons vousdemander mille pardons de l’impertinence de ce peuple, qui ne cessede crier qu’il veut la mort de votre ennemi, et qu’il voudrait mêmevous voir Régent si nous avions le malheur de perdre samajesté ; oui, le peuple est toujours libre dans sespropos ; mais il était si nombreux, que tous nos efforts n’ontpu le contenir : c’était le cri du cœur dans toute savérité ; c’était une explosion d’amour que la froide raisonn’a pu réprimer, et qui sortait de toutes les règles.

– Mais enfin que s’est-il passé ?reprit Gaston un peu calmé : qu’ont-ils fait depuis quatreheures que je les entends ?

– Cet amour, continua froidementMontrésor, comme M. de Fontrailles a l’honneur de vous ledire, sortait tellement des règles et des bornes, qu’il nous aentraînés nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de cetenthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul de MONSIEUR,et qui nous a portés à des choses que nous n’avions paspréméditées.

– Mais enfin, qu’avez-vous fait ?reprit le prince…

– Ces choses, reprit Fontrailles, dontM. de Montrésor a l’honneur de parler à MONSIEUR, sontprécisément de celles que je prévoyais ici même hier au soir, quandj’eus l’honneur de l’entretenir.

– Il ne s’agit pas de cela, interrompitGaston ; vous ne pourrez pas dire que j’aie rien ordonné niautorisé ; je ne me mêle de rien, je n’entends rien augouvernement…

– Je conviens, poursuivit Fontrailles,que votre Altesse n’a rien ordonné ; mais elle m’a permis delui dire que je prévoyais que cette nuit serait troublée vers lesdeux heures, et j’espérais que son étonnement serait moinsgrand.

Le prince, se remettant peu à peu, et voyantqu’il n’effrayait pas les deux champions ; ayant d’ailleursdans sa conscience et lisant dans leurs yeux le souvenir duconsentement qu’il leur avait donné la veille, s’assit sur le bordde son lit, croisa les bras, et, les regardant d’un air de juge,leur dit encore avec une voix imposante :

– Mais enfin, qu’avez-vous doncfait ?

– Eh ! presque rien, monseigneur,dit Fontrailles ; le hasard nous a fait rencontrer dans lafoule quelques-uns de nos amis qui avaient eu querelle avec lecocher de M. de Chavigny qui les écrasait, il s’en estsuivi quelques propos un peu vifs, quelques petits gestes un peubrusques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser chemin aucarrosse, et voilà tout.

– Absolument tout, répéta Montrésor.

– Comment, tout ! s’écria Gastontrès-ému et sautant dans la chambre ; et n’est-ce donc rienque d’arrêter la voiture d’un ami du Cardinal-Duc ? Je n’aimepoint les scènes, je vous l’ai déjà dit ; je ne hais point leCardinal ; c’est un grand politique certainement, untrès-grand politique ; vous me compromettezhorriblement ; on sait que Montrésor est à moi ; si onl’a reconnu, on dira que je l’ai envoyé…

– Le hasard, répondit Montrésor, m’a faittrouver cet habit du peuple que MONSIEUR peut voir sous monmanteau, et que j’ai préféré à tout autre par ce motif.

Gaston respira.

– Vous êtes bien sûr qu’on ne vous a pasreconnu ? dit-il ; c’est que vous sentez, mon cher ami,combien ce serait pénible… convenez-en vous-même…

– Si j’en suis sûr, ô ciel ! s’écriale gentilhomme du prince : je gagerais ma tête et ma part duParadis que personne n’a vu mes traits et ne m’a appelé par monnom.

– Eh bien, continua Gaston, se rasseyantsur son lit et prenant un air plus calme, et même où brillait unelégère satisfaction, contez-moi donc un peu ce qui s’est passé.

Fontrailles se chargea du récit, où, commel’on pense, le peuple jouait un grand rôle, et les gens de MONSIEURaucun ; et, dans sa péroraison, il ajouta, entrant dans lesdétails : – On a pu voir, de vos fenêtres mêmes, monseigneur,de respectables mères de famille, poussées par le désespoir, jeterleurs enfants dans la Seine en maudissant Richelieu.

– Ah ! c’est épouvantable !s’écria le prince indigné en feignant de l’être et de croire à cesexcès. Il est dore bien vrai qu’il est détesté sigénéralement ? mais il fait convenir qu’il le mérite !Quoi ! son ambition et son avarice ont réduit là ces bonshabitants de Paris que j’aime tant !

– Oui, monseigneur, repritl’orateur ; et ici ce n’est pas Paris seulement, c’est laFrance entière qui vous supplie avec nous de vous décider à ladélivrer de ce tyran ; tout est prêt ; il ne faut qu’unsigne de votre tête auguste pour anéantir ce pygmée, qui a tentél’abaissement de la maison royale elle-même.

– Hélas ! Dieu m’est témoin que jelui pardonne cette injure, reprit Gaston en levant les yeux ;mais je ne puis entendre plus longtemps les cris du peuple ;oui, j’irai à son secours !…

– Ah ! nous tombons à vosgenoux ! s’écria Montrésor s’inclinant…

– C’est-à-dire, reprit le prince enreculant, autant que ma dignité ne sera pas compromise, et que l’onne verra nulle part mon nom.

– Et c’est justement lui que nousvoudrions ! s’écria Fontrailles, un peu plus à son aise…Tenez, monseigneur, il y a déjà quelques noms à mettre à la suitedu vôtre, et qui ne craignent pas de s’inscrire ; je vous lesdirai sur-le-champ si vous voulez…

– Mais, mais, mais,… dit le duc d’Orléansavec un peu d’effroi, savez-vous que c’est une conjuration que vousme proposez là tout simplement ?…

– Fi donc ! fi donc !monseigneur, des gens d’honneur comme nous ! uneconjuration ! ah ! du tout ! une ligue, tout auplus, un petit accord pour donner la direction au vœu unanime de lanation et de la cour : voilà tout !

– Mais… mais cela n’est pas clair, carenfin cette affaire ne serait ni générale ni publique : doncce serait une conjuration ; vous n’avoueriez pas que vous enêtes ?

– Moi, monseigneur ? pardonnez-moi,à toute la terre, puisque tout le royaume en est déjà, et je suisdu royaume. Eh ! qui ne mettrait son nom après celui deMM. de Bouillon et de Cinq-Mars ?…

– Après, peut-être, mais avant ? ditGaston en fixant ses regards sur Fontrailles, et plus finementqu’il ne s’y attendait.

Celui-ci sembla hésiter un moment…

– Eh bien, que ferait MONSIEUR, si je luidisais des noms après lesquels il pût mettre le sien ?

– Ah ! ah ! voilà qui estplaisant, reprit le prince en riant ; savez-vous qu’au-dessusdu mien il n’y en a pas beaucoup ? Je n’en vois qu’un.

– Enfin, s’il y en a un, monseigneur nouspromet-il de signer celui de Gaston au-dessous ?

– Ah ! parbleu, de tout mon cœur, jene risque rien, car je ne vois que le Roi, qui n’est sûrement pasde la partie.

– Eh bien, à dater de ce moment,permettez, dit Montrésor, que nous vous prenions au mot, etveuillez bien consentir à présent à deux choses seulement :voir M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grandécuyer chez le Roi.

– Tope ! dit MONSIEUR gaiement etfrappant l’épaule de Montrésor, j’irai dès aujourd’hui à latoilette de ma belle-sœur, et je prierai mon frère de venir courreun cerf à Chambord avec moi.

Les deux amis n’en demandaient pas plus, etfurent surpris eux-mêmes de leur ouvrage ; jamais ilsn’avaient vu tant de résolution à leur chef. Aussi, de peur de lemettre sur une voie qui pût le détourner de la route qu’il venaitde prendre, ils se hâtèrent de jeter la conversation sur d’autressujets, et se retirèrent charmés, en laissant pour derniers motsdans son oreille qu’ils comptaient sur ses dernières promesses.

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