Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 1LES ADIEUX

Fare thee well, and if for ever,
Still for ever faro thee well.

LORD BYRON.

Adieu ! et, si c’est pour toujours,
pour toujours encore adieu…

Connaissez-vous cette contrée que l’on asurnommée le jardin de la France, ce pays où l’on respire un air sipur dans les plaines verdoyantes arrosées par un grandfleuve ? Si vous avez traversé, dans les mois d’été, la belleTouraine, vous aurez longtemps suivi la Loire paisible avecenchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir déterminer, entreles deux rives, celle où vous choisirez votre demeure, pour youblier les hommes auprès d’un être aimé. Lorsque l’on accompagnele flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse de perdre sesregards dans les riants détails de la rive droite. Des vallonspeuplés de jolies maisons blanches qu’entourent des bosquets, descoteaux jaunis par les vignes, ou blanchis par les fleurs ducerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, desjardins de roses d’où sort tout à coup une tour élancée, toutrappelle la fécondité de la terre ou l’ancienneté de ses monuments,et tout intéresse dans les œuvres de ses habitants industrieux.Rien ne leur a été inutile : il semble que, dans leur amourd’une aussi belle patrie, seule province de France que n’occupajamais l’étranger, ils n’aient pas voulu perdre le moindre espacede son terrain, le plus léger grain de son sable. Vous croyez quecette vieille tour démolie n’est habitée que par les oiseaux hideuxde la nuit ? Non. Au bruit de vos chevaux, la tête rianted’une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous lapoussière de la grande route si vous gravissez un coteau hérissé deraisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu’une cheminéeest à vos pieds ; c’est que le rocher même est habité, et desfamilles de vignerons respirent dans ses profonds souterrains,abritées dans la nuit par la terre nourricière qu’elles cultiventlaborieusement pendant le jour. Les bons Tourangeaux sont simplescomme leur vie, doux comme l’air qu’ils respirent, et forts commele sol puissant qu’ils fertilisent. On ne voit sur leurs traitsbruns ni la froide immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière duMidi ; leur visage a, comme leur caractère, quelque chose dela candeur du vrai peuple de saint Louis ; leurs cheveuxchâtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles commeles statues de pierre de nos rois ; leur langage est le pluspur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent ; leberceau de la langue est là, près du berceau de la monarchie.

Mais la rive gauche de la Loire se montre plussérieuse dans ses aspects : ici c’est Chambord que l’onaperçoit de loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses petitespôles, ressemble à une grande ville de l’Orient ; làChanteloup, suspendant au milieu de l’air son élégante pagode. Nonloin de ces palais un bâtiment plus simple attire les yeux duvoyageur par sa position magnifique et sa masse imposante ;c’est le château de Chaumont. Construit sur la colline la plusélevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec seshautes murailles et ses énormes tours ; de longs clochersd’ardoise les élèvent aux yeux, et donnent à l’édifice cet air decouvent, cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, quiimprime un caractère plus grave aux paysages de la plupart de nosprovinces. Des arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cetancien manoir, et de loin ressemblent à ces plumes quienvironnaient le chapeau du roi Henry ; un joli villages’étend au pied du mont, sur le bord de la rivière, et l’on diraitque ses maisons blanches sortent du sable doré ; il est lié auchâteau, qui le protège par un étroit sentier qui circule dans lerocher ; une chapelle est au milieu de la colline ; lesseigneurs descendaient et les villageois montaient à sonautel : terrain d’égalité, placé comme une ville neutre entrela misère et la grandeur, qui se sont trop souvent fait laguerre.

Ce fut là que, dans une matinée du mois dejuin 1639, la cloche du château ayant sonné à midi, selon l’usage,le dîner de la famille qui l’habitait, il se passa dans cetteantique demeure des choses qui n’étaient pas habituelles. Lesnombreux domestiques remarquèrent qu’en disant la prière du matin àtoute la maison assemblée la maréchale d’Effiat avait parlé d’unevoix moins assurée et les larmes dans les yeux, qu’elle avait paruvêtue d’un deuil plus austère que de coutume. Les gens de la maisonet les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui s’était alorsretirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise despréparatifs de départ se faire tout à coup. Le vieux domestique dumaréchal d’Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes,qu’il avait juré précédemment d’abandonner pour toujours. Ce bravehomme, nommé Grandchamp, avait suivi partout le chef de la familledans les guerres et dans ses travaux de finance ; il avait étéson écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres ;il était revenu d’Allemagne depuis peu de temps, apprendre à lamère et aux enfants les détails de la mort du maréchal, dont ilavait reçu les derniers soupirs à Luzzelstein ; c’était un deces fidèles serviteurs dont les modèles sont devenus trop rares enFrance, qui souffrent des malheurs de la famille et se réjouissentde ses joies, désirent qu’il se forme des mariages pour avoir àélever de jeunes maîtres, grondent les enfants et quelquefois lespères, s’exposent à la mort pour eux, les servent sans gages dansles révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les tempsprospères, les suivent et disent : « Voilà nosvignes » en revenant au château. Il avait une figure sévèretrès-remarquable, un teint fort cuivré, des cheveux gris argentés,et dont quelques mèches, encore noires comme ses sourcils épais,lui donnaient un air dur au premier aspect ; mais un regardpacifique adoucissait cette première impression. Cependant le sonde sa voix était rude. Il s’occupait beaucoup ce jour-là de hâterle dîner, et commandait à tous les gens du château, vêtus de noircomme lui.

– Allons, disait-il, dépêchez-vous deservir pendant que Germain, Louis et Etienne vont seller leurschevaux ; M. Henry et nous, il faut que nous soyons loind’ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs les Italiens,avez-vous averti votre jeune princesse ? Je gage qu’elle estallée lire avec ses dames au bout du parc ou sur les bords del’eau. Elle arrive toujours après le premier service, pour fairelever tout le monde de table.

– Ah ! mon cher Grandchamp, dit àvoix basse une jeune femme de chambre qui passait et s’arrêta, nefaites pas songer à la duchesse ; elle est bien triste, et jecrois qu’elle restera dans son appartement. SanctaMaria ! je vous plains de voyager aujourd’hui, partirun vendredi, le 13 du mois, et le jour de saint Gervais et saintProtais, le jour des deux martyrs. J’ai dit mon chapelet toute lamatinée pour M. de Cinq-Mars ; mais en vérité jen’ai pu m’empêcher de songer à tout ce que je vous dis ; mamaîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame qu’elleest ; ainsi n’ayez pas l’air d’en rire.

En disant cela, la jeune Italienne se glissacomme un oiseau à travers la grande salle à manger, et disparutdans un corridor, effrayée de voir ouvrir les doubles battants desgrandes portes du salon.

Grandchamp s’était à peine aperçu de cequ’elle avait dit, et semblait ne s’occuper que des apprêts dudîner ; il remplissait les devoirs importants de maîtred’hôtel, et jetait le regard le plus sévère sur les domestiques,pour voir s’ils étaient tous à leur poste, se plaçant lui-mêmederrière la chaise du fils aîné de la maison, lorsque tous leshabitants du château entrèrent successivement dans la salle :onze personnes, hommes et femmes, se placèrent à table. Lamaréchale avait passé la dernière, donnant le bras à un beauvieillard vêtu magnifiquement, qu’elle fit placer à sa gauche. Elles’assit dans un grand fauteuil doré, au milieu de la table, dont laforme était un carré long. Un autre siège un peu plus orné était àsa droite, mais il resta vide. Le jeune marquis d’Effiat, placé enface de sa mère, devait l’aider à faire les honneurs ; iln’avait pas plus de vingt ans, et son visage était assezinsignifiant ; beaucoup de gravité et des manières distinguéesannonçaient pourtant un naturel sociable, mais rien de plus. Sajeune sœur de quatorze ans, deux gentilshommes de la province,trois jeunes seigneurs Italiens de la suite de Marie de Gonzague(duchesse de Mantoue), une demoiselle de compagnie, gouvernante dela jeune fille du maréchal, et un abbé du voisinage, vieux et fortsourd, composaient l’assemblée. Une place à gauche du fils aînérestait vacante encore.

La maréchale, avant de s’asseoir, fit le signede la croix, et dit le Benedicite à haute voix : toutle monde y répondit en faisant le signe entier, ou sur la poitrineseulement. Cet usage s’est conservé en France dans beaucoup defamilles jusqu’à la Révolution de 1789 ; quelques-unes l’ontencore, mais plus en province qu’à Paris, et non sans quelqueembarras et quelque phrase préliminaire sur le bon temps,accompagnés d’un sourire d’excuse, quand il se présente unétranger : car il est trop vrai que le bien a aussi sarougeur.

La maréchale était une femme d’une tailleimposante, dont les yeux grands et bleus étaient d’une beautéremarquable. Elle ne paraissait pas avoir atteint encorequarante-cinq ans ; mais, abattue par le chagrin, ellemarchait avec lenteur et ne parlait qu’avec peine, fermant les yeuxet laissant tomber sa tête sur sa poitrine pendant un moment,lorsqu’elle avait été forcée d’élever la voix. Alors sa mainappuyée sur son sein montrait qu’elle ressentait une vive douleur.Aussi vit-elle avec satisfaction que le personnage placé à gauche,s’emparant, sans en être prié par personne, du dé de laconversation, le tint avec un sang-froid imperturbable pendant toutle repas. C’était le vieux maréchal de Bassompierre ; il avaitconservé sous ses cheveux blancs un air de vivacité et de jeunessefort étrange à voir ; ses manières nobles et polies avaientquelque chose d’une galanterie surannée comme son costume, car ilportait une fraise à la Henry IV et les manches tailladées àla manière du dernier règne, ridicule impardonnable aux yeux desbeaux de la cour. Cela ne nous paraît pas plus singulierqu’autre chose à présent ; mais il est convenu que dans chaquesiècle on rira de l’habitude de son père, et je ne vois guère queles Orientaux qui ne soient pas attaqués de ce mal.

L’un des gentilshommes italiens avait à peinefait une question au maréchal sur ce qu’il pensait de la manièredont le Cardinal traitait la fille du duc de Mantoue, que celui-cis’écria dans son langage familier :

– Et corbleu ! monsieur, à quiparlez-vous ? Puis-je rien comprendre à ce régime nouveau souslequel vit la France ? Nous autres vieux compagnons d’armes dufeu roi, nous entendons mal la langue que parle la cour nouvelle,et elle ne sait plus la nôtre. Que dis-je ? on n’en parleaucune dans ce triste pays, car tout le monde s’y tait devant leCardinal ; cet orgueilleux petit vassal nous regarde comme devieux portraits de famille, et de temps en temps il en retranche latête ; mais la devise y reste toujours, heureusement. N’est-ilpas vrai, mon cher Puy-Laurens ?

Ce convive était à peu près du même âge que lemaréchal ; mais, plus grave et plus circonspect que lui, ilrépondit quelques mots vagues, et fit un signe à son contemporainpour lui faire remarquer l’émotion désagréable qu’il avait faitéprouver à la maîtresse de la maison en lui rappelant la mortrécente de son mari, et en parlant ainsi du ministre son ami ;mais ce fut en vain, car Bassompierre, content du signe dedemi-approbation, vida d’un trait un fort grand verre de vin,remède qu’il vante dans ses Mémoires comme parfait contre la pesteet la réserve, et, se penchant en arrière pour en recevoir un autrede son écuyer, s’établit plus carrément que jamais sur sa chaise etdans ses idées favorites.

– Oui, nous sommes tous de tropici : je le dis l’autre jour à mon cher duc de Guise, qu’ilsont ruiné. On compte les minutes qui nous restent à vivre, et l’onsecoue notre sablier pour le hâter. Quand M. le Cardinal-ducvoit dans un coin trois ou quatre de nos grandes figures qui nequittaient pas les côtés du feu roi, il sent bien qu’il ne peut pasmouvoir ces statues de fer, et qu’il y fallait la main du grandhomme ; il passe vite et n’ose pas se mêler à nous, qui ne lecraignons pas. Il croit toujours que nous conspirons, et, à l’heurequ’il est, on dit qu’il est question de me mettre à laBastille.

– Eh ! monsieur le maréchal,qu’attendez-vous pour partir ? dit l’Italien ; je ne voisque la Flandre qui vous puisse être un abri.

– Ah ! monsieur, vous ne meconnaissez guère ; au lieu de fuir, j’ai été trouver le roiavant son départ, et je lui ai dit que c’était afin qu’on n’eût pasla peine de me chercher, et que si je savais où il veut m’envoyer,j’irais moi-même sans qu’on m’y menât. Il a été aussi bon que jem’y attendais, et m’a dit : « Comment, vieil ami,aurais-tu la pensée que je le voulusse faire ? Tu sais bienque je t’aime. »

– Ah ! mon cher maréchal, je vousfais compliment, dit madame d’Effiat d’une voix douce, je reconnaisla bonté du roi à ce mot-là : il se souvient de la tendresseque le roi son père avait pour vous : il me semble même qu’ilvous a accordé tout ce que vous vouliez pour les vôtres,ajouta-t-elle avec insinuation, pour le remettre dans la voie del’éloge et le tirer du mécontentement qu’il avait entamé sihautement.

– Certes, madame, reprit-il, personne nesait mieux reconnaître ses vertus que François deBassompierre ; je lui serai fidèle jusqu’à la fin, parce queje me suis donné corps et biens à son père dans un bal ; et jejure que, de mon consentement du moins, personne de ma famille nemanquera à son devoir envers le roi de France. Quoique lesBestein soient étrangers et Lorrains, mordieu ! unepoignée de main de Henry IV nous a conquis pourtoujours : ma plus grande douleur a été de voir mon frèremourir au service de l’Espagne, et je viens d’écrire à mon neveuque je le déshériterais s’il passait à l’empereur, comme le bruiten a couru.

Un des gentilshommes, qui n’avait rien ditencore, et que l’on pouvait remarquer à la profusion des nœuds derubans et d’aiguillettes qui couvraient son habit, et à l’ordre deSaint-Michel dont le cordon noir ornait son cou, s’inclina endisant que c’était ainsi que tout sujet fidèle devait parler.

– Pardieu, monsieur de Launay, vous voustrompez fort, dit le maréchal, en qui revint le souvenir de sesancêtres ; les gens de notre sang sont sujets par le cœur, carDieu nous a fait naître tout aussi bien seigneurs de nos terres quele roi l’est des siennes. Quand je suis venu en France, c’étaitpour me promener, et suivi de mes gentilshommes et de mes pages. Jem’aperçois que plus nous allons, plus on perd cette idée, etsurtout à la cour. Mais voilà un jeune homme qui arrive bien àpropos pour m’entendre.

La porte s’ouvrit en effet, et l’on vit entrerun jeune homme d’une assez belle taille ; il était pâle, sescheveux étaient bruns, ses yeux noirs, son air triste etinsouciant : c’était Henry d’Effiat, marquis de CINQ-MARS (nomtiré d’une terre de famille) ; son costume et son manteaucourt étaient noirs ; un collet de dentelle tombait sur soncou jusqu’au milieu de sa poitrine ; de petites bottes fortestrès-évasées et ses éperons faisaient assez de bruit sur les dallesdu salon pour qu’on l’entendît venir de loin. Il marcha droit à lamaréchale d’Effiat en la saluant profondément, et lui baisa lamain. – Eh bien ! Henry, lui dit-elle, vos chevaux sont-ilsprêts ? À quelle heure partez-vous ? – Après le dîner,sur-le-champ, madame, si vous permettez, dit-il à sa mère avec lecérémonieux respect du temps. Et, passant derrière elle, il futsaluer M. de Bassompierre, avant de s’asseoir à la gauchede son frère aîné.

– Eh bien, dit le maréchal tout en dînantde fort bon appétit, vous allez partir, mon enfant ; vousallez à la cour ; c’est un terrain glissant aujourd’hui. Jeregrette pour vous qu’il ne soit pas resté ce qu’il était. La courautrefois n’était autre chose que le salon du roi, où il recevaitses amis naturels ; les nobles des grandes maisons, ses pairs,qui lui faisaient visite pour lui montrer leur dévouement et leuramitié, jouaient leur argent avec lui et l’accompagnaient dans sesparties de plaisir, mais ne recevaient rien de lui que lapermission de conduire leurs vassaux se faire casser la tête aveceux pour son service. Les honneurs que recevait un homme de qualiténe l’enrichissaient guère, car il les payait de sa bourse ;j’ai vendu une terre à chaque grade que j’ai reçu ; le titrede colonel général des Suisses m’a coûté quatre cent mille écus, etle baptême du roi actuel me fit acheter un habit de cent millefrancs.

– Ah ! pour le coup, vousconviendrez, dit en riant la maîtresse de la maison, que rien nevous y forçait : nous avons entendu parler de la magnificencede votre habit de perles ; mais je serais très-fâchée qu’ilfût encore de mode d’en porter de pareils.

– Ah ! madame la marquise, soyeztranquille, ce temps de magnificence ne reviendra plus. Nousfaisions des folies sans doute, mais elles prouvaient notreindépendance ; il est clair qu’alors on n’eût pas enlevé auroi des serviteurs que l’amour seul attachait à lui, et dont lescouronnes de duc ou de marquis avaient autant de diamants que sacouronne fermée. Il est visible aussi que l’ambition ne pouvaits’emparer de toutes les classes, puisque de semblables dépenses nepouvaient sortir que des mains riches, et que l’or ne vient que desmines. Les grandes maisons que l’on détruit avec tant d’acharnementn’étaient point ambitieuses, et souvent, ne voulant aucun emploi dugouvernement, tenaient leur place à la cour par leur propre poids,existaient de leur propre être, et disaient comme l’uned’elles : Prince ne daigne,Rohan je suis. Il en était de même detoute famille noble à qui sa noblesse suffisait, et que le roirelevait lui-même en écrivant à l’un de mes amis :L’argent n’est pas chosecommune entre gentilshommescomme vous et moi.

– Mais, monsieur le maréchal, interrompitfroidement et avec beaucoup de politesse M. de Launay,qui peut-être avait dessein de l’échauffer, cette indépendance aproduit aussi bien des guerres civiles et des révoltes comme cellesde M. de Montmorency.

– Corbleu ! monsieur, je ne puisentendre parler ainsi ! dit le fougueux maréchal en sautantsur son fauteuil. Ces révoltes et ces guerres, monsieur, n’ôtaientrien aux lois fondamentales de l’État, et ne pouvaient pas plusrenverser le trône que ne le ferait un duel. De tous ces grandschefs de parti il n’en est pas un qui n’eût mis sa victoire auxpieds du roi s’il eût réussi, sachant bien que tous les autresseigneurs aussi grands que lui l’eussent abandonné ennemi dusouverain légitime. Nul ne s’est armé que contre une faction et noncontre l’autorité souveraine, et, cet accident détruit, tout fûtrentré dans l’ordre. Mais qu’avez-vous fait en nous écrasant ?vous avez cassé les bras du trône et ne mettrez rien à leur place.Oui, je n’en doute plus à présent, le Cardinal-duc accomplira sondessein en entier, la grande noblesse quittera et perdra sesterres, et, cessant d’être la grande propriété, cessera d’être unepuissance ; la cour n’est déjà plus qu’un palais où l’onsollicite : elle deviendra plus tard une antichambre, quandelle ne se composera plus que des gens de la suite du roi ;les grands noms commenceront par ennoblir des charges viles ;mais, par une terrible réaction, ces charges finiront par avilirles grands noms. Étrangère à ses foyers, la Noblesse ne sera plusrien que par les emplois qu’elle aura reçus, et si les peuples, surlesquels elle n’aura plus d’influence, veulent se révolter…

– Que vous êtes sinistre aujourd’hui,maréchal ! interrompit la marquise. J’espère que ni moi ni mesenfants ne verrons ces temps-là. Je ne reconnais plus votrecaractère enjoué à toute cette politique ; je m’attendais àvous entendre donner des conseils à mon fils. Eh bien ! Henry,qu’avez-vous donc ? vous êtes bien distrait.

Cinq-Mars, les yeux attachés sur la grandecroisée de la salle à manger, regardait avec tristesse lemagnifique paysage qu’il avait sous les yeux. Le soleil était danstoute sa splendeur et colorait les sables de la Loire, les arbreset les gazons d’or et d’émeraude ; le ciel était d’azur, lesflots d’un jaune transparent, les îles d’un vert pleind’éclat ; derrière leurs têtes arrondies, on voyait s’éleverles grandes voiles latines des bateaux marchands comme une flotteen embuscade. – Ô nature, nature ! se disait-il, belle nature,adieu ! Bientôt mon cœur ne sera plus assez simple pour tesentir, et tu ne plairas plus qu’à mes yeux ; ce cœur est déjàbrûlé par une passion profonde, et le récit des intérêts des hommesy jette un trouble inconnu : il faut donc entrer dans celabyrinthe ; je m’y perdrai peut-être, mais pour Marie…

Se réveillant alors au mot de sa mère, etcraignant de montrer un regret trop enfantin de son beau pays et desa famille :

– Je songeais, madame, à la route que jevais prendre pour aller à Perpignan, et aussi à celle qui meramènera chez vous.

– N’oubliez pas de prendre celle dePoitiers et d’aller à Loudun voir votre ancien gouverneur, notrebon abbé Quillet ; il vous donnera d’utiles conseils sur lacour, il est fort bien avec le duc de Bouillon ; et,d’ailleurs, quand il ne vous serait pas très-nécessaire, c’est unemarque de déférence que vous lui devez bien.

– C’est donc au siège de Perpignan quevous vous rendez, mon ami ? répondit le vieux maréchal, quicommençait à trouver qu’il était resté bien longtemps dans lesilence. Ah ! c’est bien heureux pour vous. Peste ! unsiège ! c’est un joli début : j’aurais donné bien deschoses pour en faire un avec le feu roi à mon arrivée à sacour ; j’aurais mieux aimé m’y faire arracher les entraillesdu ventre qu’à un tournoi, comme je fis. Mais on était en paix, etje fus obligé d’aller faire le coup de pistolet contre les Turcsavec le Rosworm des Hongrois, pour ne pas affliger ma famille parmon désœuvrement. Du reste, je souhaite que Sa Majesté vous reçoived’une manière aussi aimable que son père me reçut. Certes, le roiest brave et bon ; mais on l’a habitué malheureusement à cettefroide étiquette espagnole qui arrête tous les mouvements ducœur ; il contient lui-même et les autres par cet abordimmobile et cet aspect de glace : pour moi, j’avoue quej’attends toujours l’instant du dégel, mais en vain. Nous étionsaccoutumés à d’autres manières par ce spirituel et simple Henry, etnous avions du moins la liberté de lui dire que nous l’aimions.

Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux deBassompierre, comme pour se contraindre lui-même à faire attentionà ses discours, lui demanda quelle était la manière de parler dufeu roi.

– Vive et franche, dit-il. Quelque tempsaprès mon arrivée en France, je jouais avec lui et la duchesse deBeaufort à Fontainebleau ; car il voulait, disait-il, megagner mes pièces d’or et mes belles portugaises. Il me demanda cequi m’avait fait venir dans ce pays. « Ma foi, sire, luidis-je franchement, je ne suis point venu à dessein de m’embarquerà votre service, mais bien pour passer quelque temps à votre cour,et de là à celle d’Espagne ; mais vous m’avez tellementcharmé, que, sans aller plus loin, si vous vouiez de mon service,je m’y voue jusqu’à la mort. » Alors il m’embrassa, etm’assura que je n’eusse pu trouver un meilleur maître, qui m’aimâtplus ; hélas !… je l’ai bien éprouvé… et moi je lui aitout sacrifié, jusqu’à mon amour, et j’aurais fait plus encore,s’il se pouvait faire plus que de renoncer àMlle de Montmorency.

Le bon maréchal avait les yeuxattendris ; mais le jeune marquis d’Effiat et les Italiens, seregardant, ne purent s’empêcher de sourire en pensant qu’alors laprincesse de Condé n’était rien moins que jeune et jolie. Cinq-Marss’aperçut de ces signes d’intelligence, et rit aussi, mais d’unrire amer. – Est-il donc vrai, se disait-il, que les passionspuissent avoir la destinée des modes, et que peu d’années puissentfrapper du même ridicule un habit et un amour ? Heureux celuiqui ne survit pas à sa jeunesse, à ses illusions, et qui emportedans la tombe tout son trésor !

Mais, rompant encore avec effort le coursmélancolique de ses idées, et voulant que le bon maréchal ne lûtrien de déplaisant sur le visage de ses hôtes :

– On parlait donc alors avec beaucoup deliberté au roi Henry ? dit-il. Peut-être aussi au commencementde son règne avait-il besoin d’établir ce ton-là ; mais,lorsqu’il fut le maître, changea-t-il ?

– Jamais, non, jamais notre grand roi necessa d’être le même jusqu’au dernier jour ; il ne rougissaitpas d’être un homme, et parlait à des hommes avec force etsensibilité. Eh ! mon Dieu ! je le vois encore embrassantle duc de Guise en carrosse, le jour même de sa mort ; ilm’avait fait une de ses spirituelles plaisanteries, et le duc luidit : « Vous êtes à mon gré un des plus agréables hommesdu monde, et notre destin portait que nous fussions l’un àl’autre ; car, si vous n’eussiez été qu’un homme ordinaire, jevous aurais pris à mon service, à quelque prix que c’eût été ;mais, puisque Dieu vous a fait naître un grand roi, il fallait bienque je fusse à vous. » Ah ! grand homme ! tu l’avaisbien dit, s’écria Bassompierre les larmes aux yeux, et peut-être unpeu animé par les fréquentes rasades qu’il se versait :« Quand vous m’aviezperdu, vous connaîtrez ceque je valais. »

Pendant cette sortie les différentspersonnages de la table avaient pris des attitudes diverses, selonleurs rôles dans les affaires publiques. L’un des Italiensaffectait de causer et de rire tout bas avec la jeune fille de lamaréchale ; l’autre prenait soin du vieux abbé sourd, qui,mettant une main derrière son oreille pour mieux entendre, était leseul qui eût l’air attentif ; Cinq-Mars avait repris sadistraction mélancolique après avoir lancé le maréchal, comme onregarde ailleurs après avoir jeté une balle à la paume, jusqu’à cequ’elle revienne ; son frère aîné faisait les honneurs de latable avec le même calme ; Puy-Laurens regardait avec soin lamaîtresse de la maison : il était tout au duc d’Orléans etcraignait le Cardinal ; pour la maréchale, elle avait l’airaffligé et inquiet ; souvent des mots rudes lui avaientrappelé ou la mort de son mari ou le départ de son fils ; plussouvent encore elle avait craint pour Bassompierre lui-même qu’ilne se compromît, et l’avait poussé plusieurs fois en regardantM. de Launay, qu’elle connaissait peu, et qu’elle avaitquelque raison de croire dévoué au premier ministre ; maisavec un homme de ce caractère, de tels avertissements étaientinutiles ; il eut l’air de n’y point faire attention ;et, au contraire, écrasant ce gentilhomme de ses regards hardis etdu son de sa voix, il affecta de se tourner vers lui et de luiadresser tout son discours. Pour celui-ci, il prit un aird’indifférence et de politesse consentante qu’il ne quitta pasjusqu’au moment où, les deux battants étant ouverts, on annonçamademoiselle la duchesse deMantoue.

Les propos que nous venons de transcrirelonguement furent pourtant assez rapides, et le dîner n’était pas àla moitié quand l’arrivée de Marie de Gonzague fit lever tout lemonde. Elle était petite, mais fort bien faite, et quoique ses yeuxet ses cheveux fussent très-noirs, sa fraîcheur était éblouissantecomme la beauté de sa peau. La maréchale fit le geste de se leverpour son rang, et l’embrassa sur le front pour sa bonté et son belâge.

– Nous vous avons attendue longtempsaujourd’hui, chère Marie, lui dit-elle en la plaçant prèsd’elle ; vous me restez heureusement pour remplacer un de mesenfants qui part.

La jeune duchesse rougit, et baissa la tête etles yeux pour qu’on ne vît pas leur rougeur, et dit d’une voixtimide : – Madame, il le faut bien, puisque vous remplacez mamère auprès de moi. Et un regard fit pâlir Cinq-Mars à l’autre boutde la table.

Cette arrivée changea la conversation ;elle cessa d’être générale, et chacun parla bas à son voisin. Lemaréchal seul continuait à dire quelques mots de la magnificence del’ancienne cour, et de ses guerres en Turquie, et des tournois, etde l’avarice de la cour nouvelle ; mais, à son grand regret,personne ne relevait ses paroles, et on allait sortir de table,lorsque l’horloge ayant sonné deux heures, cinq chevaux parurentdans la grande cour : quatre seulement étaient montés par desdomestiques en manteaux et bien armés ; l’autre cheval, noiret très-vif, était tenu en main par le vieux Grandchamp :c’était celui de son jeune maître.

– Ah ! ah ! s’écriaBassompierre, voilà notre cheval de bataille tout sellé etbridé ; allons, jeune homme, il faut dire comme notre vieuxMarot :

Adieu la Court, adieu les dames !

Adieu les filles et les femmes !

Adieu vous dy pour quelque temps ;

Adieu vos plaisans passe-temps ;

Adieu le bal, adieu la dance,

Adieu mesure, adieu cadance,

Tabourins, Hauts-bois, Violons,

Puisqu’à là guerre nous allons.

Ces vieux vers et l’air du maréchal faisaientrire toute la table hormis trois personnes.

– Jésus-Dieu ! il me semble,continua-t-il, que je n’ai que dix-Sept ans comme lui ; il vanous revenir tout brodé, madame, il faut laisser son fauteuilvacant.

Ici tout à coup la maréchale pâlit, sortit detable en fondant en larmes, et tout le monde se leva avecelle : elle ne put faire que deux pas et retomba assise sur unautre fauteuil. Ses fils et sa fille et la jeune duchessel’entourèrent avec une vive inquiétude, et démêlèrent parmi desétouffements et des pleurs qu’elle voulait retenir : –Pardon !… mes amis… c’est une folie… un enfantillage… mais jesuis si faible à présent, que je n’en ai pas été maîtresse. Nousétions treize à table, et c’est vous qui en avez été cause, machère duchesse. Mais c’est bien mal à moi de montrer tant defaiblesse devant lui. Adieu, mon enfant, donnez-moi votre front àbaiser, et que Dieu vous conduise ! Soyez digne de votre nomet de votre père.

Puis, comme a dit Homère, riantsous les pleurs, elle se leva en lepoussant et disant : – Allons, que je vous voie à cheval, belécuyer !

Le silencieux voyageur baisa les mains de samère et la salua ensuite profondément ; il s’inclina aussidevant la duchesse sans lever les yeux ; puis, embrassant sonfrère aîné, serrant la main au maréchal et baisant le front de sajeune sœur presque à la fois, il sortit et dans un instant fut àcheval. Tout le monde se mit aux fenêtres qui donnaient sur lacour, excepté madame d’Effiat, encore assise et souffrante.

– Il part au galop ; c’est bonsigne, dit en riant le maréchal.

– Ah ! Dieu ! cria la jeuneprincesse en se retirant de la croisée.

– Qu’est-ce donc ? dit la mère.

– Ce n’est rien, ce n’est rien, ditM. de Launay : le cheval de monsieur votre filss’est abattu sous la porte, mais il l’a bientôt relevé de lamain : tenez, le voilà qui salue de la route.

– Encore un présage funeste ! dit lamarquise en se retirant dans ses appartements.

Chacun l’imita en se taisant ou en parlantbas.

La journée fut triste et le souper silencieuxau château de Chaumont.

Quand vinrent dix heures du soir, le vieuxmaréchal, conduit par son valet de chambre, se retira dans la tourdu nord, voisine de la porte et opposée à la rivière. La chaleurétait extrême ; il ouvrit la fenêtre, et, s’enveloppant d’unevaste robe de soie, plaça un flambeau pesant sur une table etvoulut rester seul. Sa croisée donnait sur la plaine, que la lunedans son premier quartier n’éclairait que d’une lumièreincertaine ; le ciel se chargeait de nuages épais, et toutdisposait à la mélancolie. Quoique Bassompierre n’eût rien derêveur dans le caractère, la tournure qu’avait prise laconversation du dîner lui revint à la mémoire, et il se mit àrepasser en lui-même toute sa vie, et les tristes changements quele nouveau règne y avait apportés, règne qui semblait avoir soufflésur lui un vent d’infortune : la mort d’une sœur chérie, lesdésordres de l’héritier de son nom, les pertes de ses terres et desa faveur, la fin récente de son ami, le maréchal d’Effiat, dont iloccupait la chambre, toutes ces pensées lui arrachèrent un soupirinvolontaire ; il se mit à la fenêtre pour respirer.

En ce moment, il crut entendre du côté du boisla marche d’une troupe de chevaux ; mais le vent qui vint àaugmenter le dissuada de cette première pensée, et, tout bruitcessant tout à coup, il l’oublia. Il regarda encore quelque tempstous les feux du château, qui s’éteignirent successivement aprèsavoir serpenté dans les ogives des escaliers et rôdé dans les courset les écuries ; retombant ensuite sur son grand fauteuil detapisserie, le coude appuyé sur la table, il se livra profondémentà ses réflexions ; et bientôt après tirant de son sein unmédaillon qu’il y cachait suspendu à un ruban noir : – Viens,mon bon et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec moi commetu fis si souvent ; viens, grand roi, oublier ta cour pour lerire d’un ami véritable ; viens, grand homme, me consulter surl’ambitieuse Autriche ; viens, inconstant chevalier, me parlerde la bonhomie de ton amour et de la bonne foi de toninfidélité ; viens, héroïque soldat, me crier encore que jet’offusque au combat ; ah ! que ne l’ai-je fait dansParis ! que n’ai-je reçu ta blessure ! Avec ton sang, lemonde a perdu les bienfaits de ton règne interrompu…

Les larmes du maréchal troublaient la glace dularge médaillon, et il les effaçait par de respectueux baisers,quand sa porte ouverte brusquement le fit sauter sur son épée.

– Qui va là ? cria-t-il dans sasurprise. Elle fut bien plus grande quand il reconnutM. de Launay, qui, le chapeau à la main, s’avança jusqu’àlui, et lui dit avec embarras :

– Monsieur le maréchal, c’est le cœurnavré de douleur que je me vois forcé de vous dire que le roi m’acommandé de vous arrêter. Un carrosse vous attend à la grille avectrente mousquetaires de M. le Cardinal-duc.

Bassompierre ne s’était point levé, et avaitencore le médaillon dans la main gauche et l’épée dans l’autremain ; il la tendit dédaigneusement à cet homme, et luidit :

– Monsieur, je sais que j’ai vécu troplongtemps, et c’est à quoi je pensais ; c’est au nom de cegrand Henry que je remets paisiblement cette épée à son fils.Suivez-moi.

Il accompagna ces mots d’un regard si ferme,que de Launay fut atterré et le suivit en baissant la tête, commesi lui-même eût été arrêté par le noble vieillard, qui, saisissantun flambeau, sortit de la cour et trouva toutes les portes ouvertespar des gardes à cheval, qui avaient effrayé les gens du château,au nom du roi, et ordonné le silence. Le carrosse était préparé etpartit rapidement, suivi de beaucoup de chevaux. Le maréchal, assisà côté de M. de Launay, commençait à s’endormir, bercépar le mouvement de la voiture, lorsqu’une voix forte cria aucocher : Arrête ! et, comme il poursuivait, uncoup de pistolet partit… Les chevaux s’arrêtèrent. – Je déclare,monsieur, que ceci se fait sans ma participation, dit Bassompierre.Puis, mettant la tête à la portière, il vit qu’il se trouvait dansun petit bois et un chemin trop étroit pour que les chevaux pussentpasser à droite ou à gauche de la voiture, avantage très-grand pourles agresseurs, puisque les mousquetaires ne pouvaientavancer ; il cherchait à voir ce qui se passait, lorsqu’uncavalier, ayant à la main une longue épée dont il parait les coupsque lui portait un garde, s’approcha de la portière encriant : Venez, venez, monsieurle maréchal.

– Eh quoi ! c’est vous, étourdid’Henry, qui faites de ces escapades ? Messieurs, messieurs,laissez-le, c’est un enfant.

Et de Launay ayant crié aux mousquetaires dele quitter, on eut le temps de se reconnaître.

– Et comment diable êtes-vous ici ?reprit Bassompierre ; je vous croyais à Tours, et même bienplus loin, si vous aviez fait votre devoir, et vous voilà revenupour faire une folie ?

– Ce n’était point pour vous que jerevenais seul ici, c’est pour affaire secrète, dit Cinq-Mars plusbas ; mais, comme je pense bien qu’on vous mène à la Bastille,je suis sûr que vous n’en direz rien ; c’est le temple de ladiscrétion. Cependant, si vous aviez voulu, continua-t-iltrès-haut, je vous aurais délivré de ces messieurs dans ce bois oùun cheval ne pouvait remuer ; à présent il n’est plus temps.Un paysan m’avait appris l’insulte faite à nous plus qu’à vous parcet enlèvement dans la maison de mon père.

– C’est par ordre du roi, mon enfant, etnous devons respecter ses volontés ; gardez cette ardeur pourson service ; je vous en remercie cependant de bon cœur ;touchez là, et laissez-moi continuer ce joli voyage.

De Launay ajouta : – Il m’est permisd’ailleurs de vous dire, monsieur de Cinq-Mars, que je suis chargépar le roi même d’assurer monsieur le maréchal qu’il est fortaffligé de ceci, mais que c’est de peur qu’on ne le porte à malfaire qu’il le prie de demeurer quelques jours à laBastille[3].

Bassompierre reprit en riant très-haut :– Vous voyez, mon ami, comment on met les jeunes gens entutelle ; ainsi prenez garde à vous.

– Eh bien, soit, partez donc, dit Henry,je ne ferai plus le chevalier errant pour les gens malgré eux. Et,rentrant dans le bois pendant que la voiture repartait au grandtrot, il prit par des sentiers détournés le chemin du château.

Ce fut au pied de la tour de l’ouest qu’ils’arrêta. Il était seul en avant de Grandchamp et de sa petiteescorte et ne descendit point de cheval ; mais s’approchant dumur de manière à y coller sa botte, il souleva la jalousie d’unefenêtre du rez-de-chaussée, faite en forme de herse, comme on envoit encore dans quelques vieux bâtiments.

Il était alors plus de minuit, et la lunes’était cachée. Tout autre que le maître de la maison n’eût jamaissu trouver son chemin par une obscurité si grande. Les tours et lestoits ne formaient qu’une masse noire qui se détachait à peine surle ciel un peu plus transparent ; aucune lumière ne brillaitdans toute la maison endormie. Cinq-Mars, caché sous un chapeau àlarges bords et un grand manteau, attendait avec anxiété.

Qu’attendait-il ? qu’était-il revenuchercher ? Un mot d’une voix qui se fit entendre très-basderrière la croisée :

– Est-ce vous, monsieur deCinq-Mars ?

– Hélas ! qui serait-ce ? quireviendrait comme un malfaiteur toucher la maison paternelle sans yrentrer et sans dire encore adieu à sa mère ? qui reviendraitpour se plaindre du présent, sans rien attendre de l’avenir, si ceétait moi ?

La voix douce se troubla, et il fut aiséd’entendre que des pleurs accompagnaient sa réponse : –Hélas ! Henry, de quoi vous plaignez-vous ? n’ai-je pasfait plus et bien plus que je ne devais ? Est-ce ma faute simon malheur voulu qu’un prince souverain fût mon père ?peut-on choisir son berceau ? et dit-on : « Jenaîtrai bergère ? » Vous savez bien quelle est toutel’infortune d’une princesse : on lui ôte son cœur en naissant,toute la terre est avertie de son âge, un traité la cède comme uneville, et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que je vous connais,que n’ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur et m’éloignerdes trônes ! Depuis deux ans j’ai lutté en vain contre mamauvaise fortune, qui me sépare de vous, et contre vous, qui medétournez de mes devoirs. Vous savez bien, j’ai désiré qu’on mecrût morte ; que dis-je ? j’ai presque souhaité desrévolutions ! J’aurais peut-être béni le coup qui m’eût ôtémon rang, comme j’ai remercié Dieu lorsque mon père futrenversé ; mais la cour s’étonne, la reine me demande ;nos rêves sont évanouis, Henry, notre sommeil a été troplong ; réveillons-nous avec courage. Ne songez plus à ces deuxbelles années : oubliez tout pour ne vous souvenir que denotre grande résolution ; n’ayez qu’une seule pensée, soyezambitieux par… ambitieux pour moi…

– Faut-il donc oublier tout, ôMarie ? dit Cinq-Mars avec douceur.

Elle hésita…

– Oui, tout ce que j’ai oublié moi-même,reprit-elle. Puis un instant après elle continua avecvivacité :

– Oui, oubliez nos jours heureux, noslongues soirées, et même nos promenades de l’étang et dubois ; mais souvenez-vous de l’avenir ; partez. Votrepère était maréchal, soyez plus, connétable, prince. Partez, vousêtes jeune, noble, riche, brave, aimé…

– Pour toujours ? dit Henry.

– Pour la vie et l’éternité.

Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la main,s’écria :

– Eh bien ! j’en jure par la Viergedont vous portez le nom, vous serez à moi, Marie, ou ma têtetombera sur l’échafaud.

– Ô ciel ! que dites-vous !s’écria-t-elle en prenant sa main avec une main blanche qui sortitde la fenêtre. Non, vos efforts ne seront jamais coupables,jurez-le moi ; vous n’oublierez jamais que le roi de Franceest votre maître ; aimez-le plus que tout, après cellepourtant qui vous sacrifiera tout, et vous attendra en souffrant.Prenez cette petite croix d’or ; mettez-la sur votre cœur,elle a reçu beaucoup de mes larmes. Songez que si jamais vous étiezcoupable envers le roi, j’en verserais de bien plus amères.Donnez-moi cette bague que je vois briller à votre doigt. ÔDieu ! ma main et la vôtre sont toutes rouges desang !

– Qu’importe ! il n’a pas coulé pourvous ; n’avez-vous rien entendu il y a une heure ?

– Non ; mais à présentn’entendez-vous rien vous-même ?

– Non, Marie, si ce n’est un oiseau denuit sur la tour.

– On a parlé de nous, j’en suis sûre.Mais d’où vient donc ce sang ? Dites vite, et partez.

– Oui, je pars ; voici un nuage quinous rend la nuit. Adieu, ange céleste, je vous invoquerai. L’amoura versé l’ambition dans mon cœur comme un poison brûlant ;oui, je le sens pour la première fois, l’ambition peut êtreennoblie par son but. Adieu, je vais accomplir ma destinée.

– Adieu ! mais songez à lamienne.

– Peuvent-elles se séparer ?

– Jamais, s’écria Marie, que par lamort !

– Je crains plus encore l’absence, ditCinq-Mars.

– Adieu ! je tremble ;adieu ! dit la voix chérie. Et la fenêtre s’abaissa lentementsur les deux mains encore unies.

Cependant le cheval noir ne cessait de piafferet de s’agiter en hennissant ; son maître inquiet lui permitde partir au galop, et bientôt ils furent rendus dans la ville deTours, que les clochers de Saint-Gatien annonçaient de loin.

Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, avaitattendu son jeune seigneur, et gronda de voir qu’il ne voulait passe coucher. Toute l’escorte partit, et cinq jours après entra dansla vieille cité de Loudun en Poitou silencieusement et sansévénement.

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