Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 19LA PARTIE DE CHASSE

Ona bien des grâces à rendre à son étoile
quand on peut quitter les hommes sans
être obligé de leur faire du mal et de se
déclarer leur ennemi.

CH.NODIER, Jean Sbogar.

Cependant la maladie du Roi jetait la Francedans un trouble que ressentent toujours les États mal affermis auxapproches de la mort des princes. Quoique Richelieu fût le centrede la monarchie, il ne régnait pourtant qu’au nom deLouis XIII, et comme enveloppé de l’éclat de ce nom qu’ilavait agrandi. Tout absolu qu’il était sur son maître, il lecraignait néanmoins ; et cette crainte rassurait la nationcontre ses désirs ambitieux, dont le Roi même était l’immuablebarrière. Mais, ce prince mort, que ferait l’impérieuxministre ? où s’arrêterait cet homme qui avait tant osé ?Accoutumé à manier le sceptre, qui l’empêcherait de le portertoujours, et d’inscrire son nom seul au bas des lois que seul ilavait dictées ? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Lepeuple cherchait en vain sur toute la surface du royaume cescolosses de la Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de semettre à l’abri dans les orages politiques, il ne voyait plus queleurs tombeaux récents ; les Parlements étaient muets, et l’onsentait que rien ne s’opposerait au monstrueux accroissement de cepouvoir usurpateur. Personne n’était déçu complètement par lessouffrances affectées du ministre : nul n’était touché decette hypocrite agonie, qui avait trop souvent trompé l’espoirpublic, et l’éloignement n’empêchait pas de sentir peser partout ledoigt de l’effrayant parvenu.

L’amour du peuple se réveillait aussi pour lefils d’Henry IV ; on courait dans les églises, on priait,et même on pleurait beaucoup. Les princes malheureux sont toujoursaimés. La mélancolie de Louis et sa douleur mystérieuseintéressaient toute la France, et, vivant encore, on le regrettaitdéjà, comme si chacun eût désiré de recevoir la confidence de sespeines avant qu’il n’emportât avec lui le grand secret de ce quesouffrent ces hommes placés si haut, qu’ils ne voient dans leuravenir que leur tombe.

Le Roi, voulant rassurer la nation entière,fit annoncer le rétablissement momentané de sa santé, et voulut quela cour se préparât à une grande partie de chasse donnée àChambord, domaine royal où son frère, le duc d’Orléans, le priaitde revenir.

Ce beau séjour était la retraite favorite duRoi, sans doute parce que, en harmonie avec sa personne, ilunissait comme elle la grandeur à la tristesse. Souvent il ypassait des mois entiers sans voir qui que ce fût, lisant etrelisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des chosesinconnues, qu’il enfermait dans un coffre de fer dont lui seulavait le secret. Il se plaisait quelquefois à n’être servi que parun seul domestique, à s’oublier ainsi lui-même par l’absence de sasuite, et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre oucomme un citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou lapersécution pour respirer de la royauté. Un autre jour, changeanttout à coup de pensée, il voulait vivre dans une solitude plusabsolue ; et, lorsqu’il avait interdit son approche à toutêtre humain, revêtu de l’habit d’un moine, il courait s’enfermerdans la chapelle voûtée ; là, relisant la vie deCharles-Quint, il se croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-mêmecette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois surla tête de l’empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et deces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi etdistrait par des images contraires. Jamais le monde et la vie nelui avaient paru plus beaux que dans la solitude et près de latombe. Entre ses yeux et les pages qu’il s’efforçait de lire,passaient de brillants cortèges, des armées victorieuses, despeuples transportés d’amour ; il se voyait puissant,combattant, triomphateur, adoré ; et, si un rayon du soleil,échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant tout à coupdu pied de l’autel, il se sentait emporté par une soif du jour oudu grand air qui l’arrachait de ces lieux sombres etétouffés ; mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût etl’ennui, car les premiers hommes qu’il rencontrait lui rappelaientsa puissance par leurs respects. C’était alors qu’il croyait àl’amitié et l’appelait à ses côtés ; mais à peine était-il sûrde sa possession véritable, qu’un grand scrupule s’emparait tout àcoup de son âme : c’était celui d’un attachement trop fortpour la créature qui le détournait de l’adoration divine, ou, plussouvent encore, le reproche secret de s’éloigner trop des affairesd’État ; l’objet de son affection momentanée lui semblaitalors un être despotique, dont la puissance l’arrachait à sesdevoirs ; il se créait une chaîne imaginaire et se plaignaitintérieurement d’être opprimé ; mais, pour le malheur de sesfavoris, il n’avait pas la force de manifester contre eux sesressentiments par une colère qui les eût avertis ; et,continuant à les caresser, il attisait, par cette contrainte, lefeu secret de son cœur, et le poussait jusqu’à la haine ; il yavait des moments où il était capable de tout contre eux.

Cinq-Mars connaissait parfaitement lafaiblesse de cet esprit, qui ne pouvait se tenir ferme dans aucuneligne, et la faiblesse de ce cœur, qui ne pouvait ni aimer ni haïrcomplètement ; aussi la position du favori, enviée de laFrance entière, et l’objet de la jalousie même du grand ministre,était-elle si chancelante et si douloureuse, que, sans son amourpour Marie, il eût brisé sa chaîne d’or avec plus de joie qu’unforçat n’en ressent dans son cœur lorsqu’il voit tomber le dernieranneau qu’il a limé pendant deux années avec un ressort d’aciercaché dans sa bouche. Cette impatience d’en finir avec le sortqu’il voyait de si près hâta l’explosion de cette mine patiemmentcreusée, comme il l’avait avoué à son ami ; mais sa situationétait alors celle d’un homme qui, placé à côté du livre de vie,verrait tout le jour y passer la main qui doit tracer sa damnationou son salut. Il partit avec Louis XIII pour Chambord, décidéà choisir la première occasion favorable à son dessein. Elle seprésenta.

Le matin même du jour fixé pour la chasse, leRoi lui fit dire qu’il l’attendait à l’escalier du Lis ; il nesera peut-être pas inutile de parler de cette étonnanteconstruction.

À quatre lieues de Blois, à une heure de laLoire, dans une petite vallée fort basse, entre des marais fangeuxet un bois de grands chênes, loin de toutes les routes, onrencontre tout à coup un château royal, ou plutôt magique. Ondirait que, contraint par quelque lampe merveilleuse, un génie del’Orient l’a enlevé pendant une des mille nuits, et l’a dérobé auxpays du soleil pour le cacher dans ceux du brouillard avec lesamours d’un beau prince. Ce palais est enfoui comme untrésor ; mais à ses dômes bleus, à ses élégants minarets,arrondis sur de larges murs ou élancés dans l’air, à ses longuesterrasses qui dominent les bois, à ses flèches légères que le ventbalance, à ses croissants entrelacés partout sur les colonnades, onse croirait dans les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si lesmurs noircis, leur tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâleet mélancolique du ciel, n’attestaient un pays pluvieux. Ce futbien un génie qui éleva ces bâtiments ; mais il vint d’Italieet se nomma le Primatice ; ce fut bien un beau prince dont lesamours s’y cachèrent ; mais il était Roi, et se nommaitFrançois Ier. Sa salamandre y jette ses flammespartout ; elle étincelle mille fois sur les voûtes, et ymultiplie ses flammes comme les étoiles d’un ciel ; ellesoutient les chapiteaux avec sa couronne ardente ; elle coloreles vitraux de ses feux ; elle serpente avec les escalierssecrets, et partout semble dévorer de ses regards flamboyants lestriples croissants d’une Diane mystérieuse, cette Diane dePoitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces boisvoluptueux.

Mais la base de cet étrange monument est commelui pleine d’élégance et de mystère : c’est un double escalierqui s’élève en deux spirales entrelacées depuis les fondements lesplus lointains de l’édifice jusqu’au-dessus des plus hautsclochers, et se termine par une lanterne ou cabinet à jour,couronnée d’une fleur de lis colossale, aperçue de bien loin ;deux hommes peuvent y monter en même temps sans se voir.

Cet escalier lui seul semble un petit templeisolé ; comme nos églises, il est soutenu et protégé par lesarcades de ses ailes minces, transparentes, et, pour ainsi dire,brodées à jour. On croirait que la pierre docile s’est ployée sousle doigt de l’architecte ; elle paraît, si l’on peut le dire,pétrie selon les caprices de son imagination. On conçoit à peinecomment les plans en furent tracés, et dans quels termes les ordresfurent expliqués aux ouvriers ; cela semble une penséefugitive, une rêverie brillante qui aurait pris tout à coup uncorps durable ; c’est un songe réalisé.

Cinq-Mars montait lentement les larges degrésqui devaient le conduire auprès du Roi, et s’arrêtait pluslentement sur chaque marche à mesure qu’il approchait, soit dégoûtd’aborder ce prince, dont il avait à écouter les plaintes nouvellestous les jours, soit pour rêver à ce qu’il allait faire, lorsque leson d’une guitare vint frapper son oreille. Il reconnutl’instrument chéri de Louis et sa voix triste, faible ettremblante, qui se prolongeait sous les voûtes ; il semblaitessayer l’une de ces romances qu’il composait lui-même, et répétaitplusieurs fois d’une main hésitante un refrain imparfait. Ondistinguait mal les paroles, et il n’arrivait à l’oreille quequelques mots d’abandon, d’ennui dumonde et de belle flamme.

Le jeune favori haussa les épaules enécoutant :

– Quel nouveau chagrin te domine ?dit-il ; voyons, lisons encore une fois dans ce cœur glacé quicroit désirer quelque chose.

Il entra dans l’étroit cabinet.

Vêtu de noir, à demi-couché sur une chaiselongue, et les coudes appuyés sur des oreillers, le prince touchaitlanguissamment les cordes de sa guitare ; il cessa defredonner en apercevant le grand Écuyer, et, levant ses grands yeuxsur lui d’un air de reproche, balança longtemps sa tête avant deparler ; puis, d’un ton larmoyant et un peuemphatique :

– Qu’ai-je appris, Cinq-Mars ? luidit-il ; qu’ai-je appris de votre conduite ? Que vous mefaites de peine en oubliant tous mes conseils ! vous avez nouéune coupable intrigue ; était-ce de vous que je devaisattendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu,m’avaient tant attaché !

Plein de la pensée de ses projets politiques,Cinq-Mars se vit découvert et ne put se défendre d’un moment detrouble ; mais, parfaitement maître de lui-même, il réponditsans hésiter :

– Oui, Sire, et j’allais vous ledéclarer ; je suis accoutumé à vous ouvrir mon âme. – Me ledéclarer ! s’écria Louis XIII en rougissant et pâlissantcomme sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé souiller mesoreilles de ces affreuses confidences, monsieur ! et vous êtessi calme en parlant de vos désordres ! Allez, vous mériteriezd’être condamné aux galères comme un Rondin ; c’est un crimede lèse-majesté que vous avez commis par votre manque de foivis-à-vis de moi. J’aimerais mieux que vous fussiez faux monnayeurcomme le marquis de Coucy, ou à la tête des Croquants, que de fairece que vous avez fait ; vous déshonorez votre famille et lamémoire du maréchal votre père.

Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleurecontenance qu’il put, et dit avec un air résigné :

– Eh bien, Sire, envoyez-moi donc jugeret mettre à mort ; mais épargnez-moi vos reproches.

– Vous moquez-vous de moi, petit hobereaude province ? reprit Louis ; je sais très-bien que vousn’avez pas encouru la peine de mort devant les hommes, mais c’estau tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé.

– Ma foi, Sire, reprit l’impétueux jeunehomme, que l’injure avait choqué, que ne me laissiez-vous retournerdans ma province que vous méprisez tant, comme j’en ai été tentécent fois ? Je vais y aller, je ne puis supporter la vie queje mène près de vous ; un ange n’y tiendrait pas. Encore unefois, faites-moi juger si je suis coupable, ou laissez-moi mecacher en Touraine. C’est vous qui m’avez perdu en m’attachant àvotre personne ; si vous m’avez fait concevoir des espérancestrop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute àmoi ? Et pourquoi m’avez-vous fait grand Écuyer, si je nedevais pas aller plus loin ? Enfin, suis-je votre ami ounon ? et si je le suis, ne puis-je pas être duc, pair et mêmeconnétable, aussi bien que M. de Luynes, que vous aveztant aimé parce qu’il vous a dressé des faucons ? Pourquoi nesuis-je pas admis au conseil ? j’y parlerais aussi bien quetoutes vos vieilles têtes à collerettes ; j’ai des idéesneuves et un meilleur bras pour vous servir. C’est votre Cardinalqui vous a empêché de m’y appeler, et c’est parce qu’il vouséloigne de moi que je le déteste, continua Cinq-Mars en montrant lepoing comme si Richelieu eût été devant lui ; oui, je letuerais de ma main s’il le fallait !

D’Effiat avait les yeux enflammés de colère,frappait du pied en parlant, et tourna le dos au Roi comme unenfant qui boude, s’appuyant contre l’une des petites colonnes dela lanterne.

Louis, qui reculait devant toute résolution,et que l’irréparable épouvantait toujours, lui prit la main.

Ô faiblesse du pouvoir ! caprice du cœurhumain ! c’était par ces emportements enfantins, par cesdéfauts de l’âge, que ce jeune homme gouvernait un roi de France àl’égal du premier politique du temps. Ce prince croyait, et avecquelque apparence de raison, qu’un caractère si emporté devait êtresincère, et ses colères mêmes ne le fâchaient pas. Celle-ci,d’ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véritables, et il luipardonnait de haïr le Cardinal. L’idée même de la jalousie de sonfavori contre le ministre lui plaisait, parce qu’elle supposait del’attachement, et qu’il ne craignait que son indifférence.Cinq-Mars le savait et avait voulu s’échapper par là, préparantainsi le Roi à considérer tout ce qu’il avait fait comme un jeud’enfant, comme la conséquence de son amitié pour lui ; maisle danger n’était pas si grand ; il respira quand le princelui dit :

– Il ne s’agit point du Cardinal, et jene l’aime pas plus que vous ; mais c’est votre conduitescandaleuse que je vous reproche et que j’aurai bien de la peine àvous pardonner. Quoi ! monsieur, j’apprends qu’au lieu de vouslivrer aux exercices de piété auxquels je vous ai habitué, quand jevous crois au Salut ou à l’Angélus, vous partezde Saint-Germain, et vous allez passer une partie de la nuit… chezqui ? oserai-je le dire sans péché ? chez une femmeperdue de réputation, qui ne peut avoir avec vous que des relationspernicieuses au salut de votre âme, et qui reçoit chez elle desesprits forts ; Marion Delorme, enfin ! Qu’avez-vous àrépondre ? Parlez.

Laissant sa main dans celle du Roi, maistoujours appuyé contre la colonne, Cinq-Mars répondit :

– Est-on donc si coupable de quitter desoccupations graves pour d’autres plus graves encore ? Si jevais chez Marion Delorme, c’est pour entendre la conversation dessavants qui s’y rassemblent. Rien n’est plus innocent que cetteassemblée ; on y fait des lectures qui se prolongentquelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuventqu’élever l’âme, bien loin de la corrompre. D’ailleurs vous nem’avez jamais ordonné de vous rendre compte de tout ; il y alongtemps que je vous l’aurais dit si vous l’aviez voulu.

– Ah ! Cinq-Mars, Cinq-Mars !où est la confiance ? N’en sentez-vous pas le besoin ?C’est la première condition d’une amitié parfaite, comme doit êtrela nôtre, comme celle qu’il faut à mon cœur.

La voix de Louis était plus affectueuse, et lefavori, le regardant par-dessus l’épaule, prit un air moins irrité,mais seulement ennuyé et résigné à l’écouter.

– Que de fois vous m’avez trompé !poursuivit le Roi ; puis-je me fier à vous ? ne sont-cepas des galants et des damerets que vous voyez chez cettefemme ? N’y a-t-il pas d’autres courtisanes !

– Eh ! mon Dieu, non, Sire ;j’y vais souvent avec un de mes amis, un gentilhomme de Touraine,nommé René Descartes.

– Descartes ! je connais cenom-là ; oui, c’est un officier qui se distingua au siège dela Rochelle, et qui se mêle d’écrire ; il a une bonneréputation de piété, mais il est lié avec Des Barreaux, qui est unesprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beaucoup de gens quine sont point de bonne compagnie pour vous ; beaucoup dejeunes gens sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu’yavez-vous vu la dernière fois ?

– Mon Dieu ! je me rappelle à peineleurs noms, dit Cinq-Mars en cherchant les yeux en l’air ;quelquefois, je ne les demande pas… C’était d’abord un certainmonsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un Hollandais.

– Je sais cela, un ami deBarneveldt ; je lui fais une pension. Je l’aimais assez, maisle Card… mais on m’a dit qu’il était religionnaire exalté…

– Je vis aussi un Anglais, nommé JohnMilton, c’est un jeune homme qui vient d’Italie et retourne àLondres ; il ne parle presque pas.

– Inconnu, parfaitement inconnu ;mais je suis sûr que c’est encore quelque religionnaire. Et lesFrançais, qui étaient-ils ?

– Ce jeune homme qui a fait leCinna, et qu’on a refusé trois fois à l’Académieéminente ; il était fâché que Du Ryer y fût à saplace. Il s’appelle Corneille…

– Eh bien, dit le Roi en croisant lesbras et en le regardant d’un air de triomphe et de reproche, jevous le demande, quels sont ces gens-là ? Est-ce dans unpareil cercle que l’on devrait vous voir ?

Cinq-Mars fut interdit à cette observationdont souffrait son amour-propre, et dit en s’approchant duRoi :

– Vous avez bien raison, Sire, mais, pourpasser une heure ou deux à entendre d’assez bonnes choses, cela nepeut pas faire de tort ; d’ailleurs, il y va des hommes de lacour, tels que le duc de Bouillon, M. d’Aubijoux, le comte deBrion, le cardinal de La Valette, MM. de Montrésor,Fontrailles ; et des hommes illustres dans les sciences, commeMairet, Colletet, Desmarets, auteur de l’Ariane ;Faret, Doujat, Charpentier, qui a écrit la belleCyropédie ; Giry, Bessons et Baro, continuateur del’Astrée, tous académiciens.

– Ah ! à la bonne heure, voilà deshommes d’un vrai mérite, reprit Louis ; à cela il n’y a rien àdire ; on ne peut que gagner. Ce sont des réputations faites,des hommes de poids. Çà ! raccommodons-nous, touchez là,enfant. Je vous permettrai d’y aller quelquefois, mais ne metrompez plus ; vous voyez que je sais tout. Regardez ceci.

En disant ces mots, le Roi tira d’un coffre defer, placé contre le mur, d’énormes cahiers de papier barbouilléd’une écriture très-fine. Sur l’un était écrit Baradas,sur l’autre, d’Hautefort, sur un troisième, LaFayette, et enfin Cinq-Mars. Il s’arrêtaà celui-là, et poursuivit :

– Voyez combien de fois vous m’aveztrompé ! Ce sont des fautes continuelles dont j’ai tenuregistre moi-même depuis deux ans que je vous connais ; j’aiécrit jour par jour toutes nos conversations. Asseyez-vous.

Cinq-Mars s’assit en soupirant, et eut lapatience d’écouter pendant deux longues heures un abrégé de ce queson maître avait eu la patience d’écrire pendant deux années. Ilmit plusieurs fois sa main devant sa bouche durant lalecture ; ce que nous ferions tous certainement s’il fallaitrapporter ces dialogues, que l’on trouva parfaitement en ordre à lamort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu’ilfinit ainsi :

– Enfin, voici ce que vous avez fait le 7décembre, il y a trois jours : je vous parlais du vol del’émerillon et des connaissances de vénerie qui vousmanquent ; je vous disais, d’après la Chasseroyale, ouvrage du roi Charles IX, qu’après que le veneura accoutumé son chien à suivre une bête, il doit penser qu’il aenvie de retourner au bois, et qu’il ne faut ni le tancer ni lefrapper pour qu’il donne bien dans le trait ; et que, pourapprendre à un chien à bien se rabattre, il ne faut laisser passerni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y mettre le nez.Voilà ce que vous m’avez répondu (et d’un ton d’humeur, remarquezbien cela) : « Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt desrégiments à conduire que des oiseaux et des chiens. Je suis sûrqu’on se moquerait de vous et de moi si on savait de quoi nous nousoccupons. » Et le 8… attendez, oui, le 8, tandis que nouschantions vêpres ensemble dans ma chambre, vous avez jeté votrelivre dans le feu avec colère, ce qui était une impiété ; etensuite vous m’avez dit que vous l’aviez laissé tomber :péché, péché mortel ; voyez, j’ai écrit dessous :mensonge, souligné. On ne me trompe jamais, je vous ledisais bien.

– Mais, Sire…

– Un moment, un moment. Le soir vous avezdit du Cardinal qu’il avait fait brûler un homme injustement et parhaine personnelle.

– Et je le répète, et je le soutiens, etje le prouverai, Sire ; c’est le plus grand crime de cet hommeque vous hésitez à disgracier et qui vous rend malheureux. J’aitout vu, tout entendu moi-même à Loudun : Urbain Grandier futassassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque vous avez là cesmémoires de votre main, relisez toutes les preuves que je vous endonnai alors.

Louis, cherchant la page indiquée et remontantau voyage de Perpignan à Paris, lut tout ce récit avec attention ens’écriant :

– Quelles horreurs ! commentavais-je oublié tout cela ? Cet homme me fascine, c’estcertain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelleshorreurs ! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes leslettres de la Noblesse et de tous les notables du pays d’arriver àmoi. Brûler, brûler vivant ! sans preuves ! parvengeance ! Un homme, un peuple ont invoqué mon nominutilement, une famille me maudit à présent ! Ah ! queles rois sont malheureux !

Le prince en finissant jeta ses papiers etpleura.

– Ah ! Sire, elles sont bien bellesles larmes que vous versez, s’écria Cinq-Mars avec une sincèreadmiration : que toute la France n’est-elle ici avecmoi ! elle s’étonnerait à ce spectacle, qu’elle aurait peine àcroire.

– S’étonnerait ! la France ne meconnaît donc pas ?

– Non, Sire, dit d’Effiat avec franchise,personne ne vous connaît ; et moi-même je vous accuse souventde froideur et d’une indifférence générale contre tout lemonde.

– De froideur ! quand je meurs dechagrin ; de froideur ! quand je me suis immolé à leursintérêts ? Ingrate nation ! je lui ai tout sacrifié,jusqu’à l’orgueil, jusqu’au bonheur de la guider moi-même, parceque j’ai craint pour elle ma vie chancelante ; j’ai donné monsceptre à porter à un homme que je hais, parce que j’ai cru sa mainplus forte que la mienne ; j’ai supporté le mal qu’il mefaisait à moi-même, en songeant qu’il faisait du bien à mespeuples : j’ai dévoré mes larmes pour tarir les leurs ;et je vois que mon sacrifice a été plus grand même que je ne lecroyais, car ils ne l’ont pas aperçu ; ils m’ont cru incapableparce que j’étais timide, et sans forces parce que je me défiaisdes miennes ; mais n’importe, Dieu me voit et me connaît.

– Ah ! Sire, montrez-vous à laFrance tel que vous êtes ; reprenez votre pouvoirusurpé ; elle fera par amour pour vous ce que la crainten’arrachait pas d’elle ; revenez à la vie et remontez sur letrône.

– Non, non, ma vie s’achève, cherami ; je ne suis plus capable des travaux du pouvoirsuprême.

– Ah ! Sire, cette persuasion seulevous ôte vos forces. Il est temps enfin que l’on cesse de confondrele pouvoir avec le crime et d’appeler leur union génie. Que votrevoix s’élève pour annoncer à la terre que le règne de la vertu vacommencer avec votre règne ; et dès lors ces ennemis que levice a tant de peine à réduire tomberont devant un mot sorti devotre cœur. On n’a pas encore calculé tout ce que la bonne foi d’unroi de France peut faire de son peuple, ce peuple que l’imaginationet la chaleur de l’âme entraînent si vite vers tout ce qui estbeau, et que tous les genres de dévouement trouvent prêt. Le Roivotre père nous conduisait par un sourire ; que ne ferait pasune de vos larmes ! il ne s’agit que de nous parler.

Pendant ce discours, le Roi surpris rougitsouvent, toussa et donna des signes d’un grand embarras, commetoutes les fois qu’on voulait lui arracher une décision ; ilsentait aussi l’approche d’une conversation d’un ordre trop élevé,dans laquelle la timidité de son esprit l’empêchait de sehasarder ; et, mettant souvent la main sur sa poitrine enfronçant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essayade se tirer par la maladie de la gêne de répondre ; mais, soitemportement, soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Marspoursuivit sans se troubler avec une solennité qui en imposait àLouis. Celui-ci, forcé dans ses derniers retranchements, luidit :

– Mais, Cinq-Mars, comment se défaired’un ministre qui depuis dix-huit ans m’a entouré de sescréatures ?

– Il n’est pas si puissant, reprit legrand Écuyer ; et ses amis seront ses plus cruels adversaires,si vous faites un signe de tête. Toute l’ancienne ligue desprinces de la Paix existeencore, Sire, et ce n’est que le respect dû au choix de VotreMajesté qui l’empêche d’éclater.

– Ah ! bon Dieu ! tu peux leurdire qu’ils ne s’arrêtent pas pour moi ; je ne les gêne point,ce n’est pas moi qu’on accusera d’être Cardinaliste. Si mon frèreveut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de tout moncœur.

– Je crois, Sire, qu’il vous parleraaujourd’hui de M. le duc de Bouillon ; tous lesRoyalistes le demandent.

– Je ne le hais point, dit le Roi enarrangeant l’oreiller de son fauteuil, je ne le hais point du tout,quoique un peu factieux. Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (etil mit à celle expression favorite plus d’abandon qu’àl’ordinaire) ? sais-tu qu’il descend de saint Louis de père enfils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc de Montpensier ?sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans sa maison, etque huit de la sienne, dont l’une a été reine, ont été mariées àdes princes du sang ? Oh ! je ne le hais point dutout ; je n’ai jamais dit cela, jamais.

– Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avecconfiance, MONSIEUR et lui vous expliqueront, pendant la chasse,comment tout est préparé, quels sont les hommes que l’on pourramettre à la place de ses créatures, quels sont les mestres de campet les colonels sur lesquels on peut compter contre Fabert et tousles Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que le ministre a bienpeu de monde à lui. La Reine, MONSIEUR, la Noblesse et lesParlements sont de notre parti ; et c’est une affaire faitedès que Votre Majesté ne s’oppose plus. On a proposé de fairedisparaître Richelieu comme le maréchal d’Ancre, qui le méritaitmoins que lui.

– Comme Concini ! dit le Roi.Oh ! non, il ne le faut pas… je ne le veux vraiment pas… Ilest prêtre et cardinal, nous serions excommuniés. Mais, s’il y aune autre manière, je le veux bien : tu peux en parler à tesamis, j’y songerai de mon côté.

Une fois ce mot jeté, Louis s’abandonna à sonressentiment, comme s’il venait de le satisfaire, et comme si lecoup eût déjà été porté. Cinq-Mars en fut fâché, parce qu’ilcraignait que sa colère, se répandant ainsi, ne fût pas de longuedurée. Cependant il crut à ses dernières paroles, surtout lorsqueaprès des plaintes interminables Louis ajouta :

– Enfin, croirais-tu que depuis deux ansque je pleure ma mère, depuis ce jour où il me joua si cruellementdevant toute ma cour en me demandant son rappel quand il savait samort, depuis ce jour, je ne puis obtenir qu’on la fasse inhumer enFrance avec mes pères ? Il a exilé jusqu’à sa cendre.

En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruitsur l’escalier ; le Roi rougit un peu.

– Va-t’en, dit-il, va vite te préparerpour la chasse ; tu seras à cheval près de mon carrosse ;va vite, je le veux, va.

Et il poussa lui-même Cinq-Mars versl’escalier et vers l’entrée qui l’avait introduit.

Le favori sortit ; mais le trouble de sonmaître ne lui était point échappé.

Il descendait lentement et en cherchait lacause en lui-même, lorsqu’il crut entendre le bruit de deux piedsqui montaient la double partie de l’escalier à vis, tandis qu’ildescendait l’autre ; il s’arrêta, on s’arrêta ; ilremonta, il lui sembla qu’on descendait ; il savait qu’on nepouvait rien voir entre les jours de l’architecture, et se décida àsortir, impatienté de ce jeu, mais très-inquiet. Il eût voulupouvoir se tenir à la porte d’entrée pour voir qui paraîtrait. Maisà peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle desgardes, qu’une foule de courtisans qui l’attendait l’entoura, etl’obligea de s’éloigner pour donner les ordres de sa charge ou derecevoir des respects, des confidences, des sollicitations, desprésentations, des recommandations, des embrassades, et ce torrentde relations graduelles qui entourent un favori, et pour lesquellesil faut une attention présente et toujours soutenue, car unedistraction peut causer de grands malheurs. Il oublia ainsi à peuprès cette petite circonstance qui pouvait n’être qu’imaginaire,et, se livrant aux douceurs d’une sorte d’apothéose continuelle,monta à cheval dans la grande cour, servi par de nobles pages, etentouré des plus brillants gentilshommes.

Bientôt MONSIEUR arriva suivi des siens, etune heure ne s’était pas écoulée, que le Roi parut, pâle,languissant et appuyé sur quatre hommes. Cinq-Mars, mettant pied àterre, l’aida à monter dans une sorte de petite voiture fort basse,que l’on appelait brouette, et dont Louis XIIIconduisait lui-même les chevaux très-dociles et très-paisibles. Lespiqueurs à pied, aux portières, tenaient les chiens enlaisse ; au bruit du cor, des centaines de jeunes gensmontèrent à cheval, et tout partit pour le rendez-vous de lachasse.

C’était à une ferme nommée l’Ormage que le Roil’avait fixé, et toute la cour, accoutumée à ses usages,se répandit dans les allées du parc, tandis que le Roi suivaitlentement un sentier isolé ayant à sa portière le Grand écuyer etquatre personnages auxquels il avait fait signe de s’approcher.

L’aspect de cette partie de plaisir étaitsinistre : l’approche de l’hiver avait fait tomber presquetoutes les feuilles des grands chênes du parc, et les branchesnoires se détachaient sur un ciel gris comme les branches decandélabres funèbres ; un léger brouillard semblait annoncerune pluie prochaine ; à travers le bois éclairci et lestristes rameaux, on voyait passer lentement les pesants carrossesde la cour, remplis de femmes vêtues de noir uniformément[10] et condamnées à attendre le résultatd’une chasse qu’elles ne voyaient pas ; les meutes donnaientdes voix éloignées, et le cor se faisait entendrequelquefois comme un soupir ; un vent froid et piquantobligeait chacun à se couvrir ; et quelques femmes, mettantsur leur visage un voile ou un masque de velours noir pour sepréserver de l’air que n’arrêtaient pas les rideaux de leurscarrosses (car ils n’avaient point de glaces encore), semblaientporterie costume que nous appelons domino.

Tout était languissant et triste. Seulementquelques groupes de jeunes gens, emportés par la chasse,traversaient comme le vent l’extrémité d’une allée en jetant descris ou donnant du cor ; puis tout retombait dans le silence,comme, après la fusée du feu d’artifice, le ciel paraît plussombre.

Dans un sentier parallèle à celui que suivaitlentement le Roi, s’étaient réunis quelques courtisans enveloppésdans leur manteau. Paraissant s’occuper fort peu du chevreuil, ilsmarchaient à cheval à la hauteur de la brouette du Roi, et ne laperdaient pas de vue. Ils parlaient à demi-voix.

– C’est bien, Fontrailles, c’estbien ; victoire ! Le Roi lui prend le bras à tout moment.Voyez-vous comme il lui sourit ? Voilà M. le Grand quidescend de cheval et monte sur le siège à côté de lui. Allons,allons, le vieux matois est perdu cette fois !

– Ah ! ce n’est rien encore quecela ! n’avez-vous pas vu comme le Roi a touché la main àMONSIEUR ? Il vous a fait signe, Montrésor ; Gondi,regardez donc.

– Eh ! regardez ! c’est bienaisé à dire ; mais je n’y vois pas avec mes yeux, moi ;je n’ai que ceux de la foi et les vôtres. Eh bien, qu’est-ce qu’ilsfont ? Je voudrais bien ne pas avoir la vue si basse.Racontez-moi cela, qu’est-ce qu’ils font ?

Montrésor reprit :

– Voici le Roi qui se penche à l’oreilledu duc de Bouillon et qui lui parle… Il parle encore, il gesticule,il ne cesse pas. Oh ! il va être ministre.

– Il sera ministre, dit Fontrailles.

– Il sera ministre, dit le comte duLude.

– Ah ! ce n’est pas douteux, repritMontrésor.

– J’espère que celui-là me donnera unrégiment, et j’épouserai ma cousine ! s’écria Olivierd’Entraigues d’un ton de page.

L’abbé de Gondi, en ricanant et regardant auciel, se mit à chanter un air de chasse :

Les étourneaux ont le vent bon,

Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.

… Je crois, messieurs, que vous y voyezplus trouble que moi, ou qu’il se fait des miracles dans l’an degrâce 1642 ; car M. de Bouillon n’est pas plus prèsd’être premier ministre que moi, quand le Roi l’embrasserait. Il ade grandes qualités, mais il ne parviendra pas, parce qu’il esttout d’une pièce ; cependant j’en fais grand cas pour sa vasteet sotte ville de Sedan ; c’est un foyer, c’est un bon foyerpour nous.

Montrésor et les autres étaient trop attentifsà tous les gestes du prince pour répondre, et ilscontinuèrent :

– Voilà M. le Grand qui prend lesrênes des chevaux et qui conduit.

L’abbé reprit sur le même air :

Si vous conduisez ma brouette,

Ne versez pas, beau postillon,

Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.

– Ah ! l’abbé, vos chansons merendront fou ! dit Fontrailles ; vous avez donc des airspour tous les événements de la vie ?

– Je vous fournirai aussi des événementsqui iront sur tous les airs, reprit Gondi.

– Ma foi, l’air de ceux-ci me plaît,répondit Fontrailles plus bas ; je ne serai pas obligé parMONSIEUR de porter à Madrid son diable de traité, et je n’en suispoint fâché ; c’est une commission assez scabreuse : lesPyrénées ne se passent point si facilement qu’il le croit, et leCardinal est sur la route.

– Ah ! ah ! ah ! s’écriaMontrésor.

– Ah ! ah ! dit Olivier.

– Eh bien, quoi ? ah !ah ! dit Gondi ; qu’avez-vous donc découvert de sibeau ?

– Ma foi, pour le coup, le Roi a touchéla main de MONSIEUR ; Dieu soit loué, messieurs ! Nousvoilà défaits du Cardinal : le vieux sanglier est forcé. Quise chargera de l’expédier ? Il faut le jeter dans la mer.

– C’est trop beau pour lui, ditOlivier ; il faut le juger.

– Certainement, dit l’abbé ; commentdonc ! nous ne manquerons pas de chefs d’accusation contre uninsolent qui a osé congédier un page ; n’est-il pasvrai ?

Puis, arrêtant son cheval et laissant marcherOlivier et Montrésor, il se pencha du côté de M. du Lude, quiparlait à deux personnages plus sérieux, et dit :

– En vérité, je suis tenté de mettre monvalet de chambre aussi dans le secret ; on n’a jamais vutraiter une conjuration aussi légèrement. Les grandes entreprisesveulent du mystère ; celle-ci serait admirable si l’on s’endonnait la peine. Notre partie est plus belle qu’aucune que j’aielue dans l’histoire ; il y aurait là de quoi renverser troisroyaumes si l’on voulait, et les étourderies gâteront tout. C’estvraiment dommage ; j’en aurais un regret mortel. Par goût, jesuis porté à ces sortes d’affaires, et je suis attaché de cœur àcelle-ci, qui a de la grandeur ; vraiment, on ne peut pas lenier. N’est-ce pas, d’Aubijoux ? n’est-il pas vrai,Montmort ?

Pendant ces discours, plusieurs grands etpesants carrosses, à six et quatre chevaux, suivaient la même alléeà deux cents pas de ces messieurs ; les rideaux étaientouverts du côté gauche pour voir le Roi. Dans le premier était laReine ; elle était seule dans le fond, vêtue de noir etvoilée. Sur le devant était la maréchale d’Effiat, et aux pieds dela Reine était placée la princesse Marie. Assise de côté, sur untabouret, sa robe et ses pieds sortaient de la voiture et étaientappuyés sur un marchepied doré, car il n’y avait point deportières, comme nous l’avons déjà dit ; elle cherchait à voiraussi, à travers les arbres, les gestes du Roi, et se penchaitsouvent, importunée du passage continuel des chevaux du princePalatin et de sa suite.

Ce prince du Nord était envoyé par le roi dePologne pour négocier de grandes affaires en apparence, mais, aufond, pour préparer la duchesse de Mantoue à épouser le vieux roiUladislas VI, et il déployait à la cour de France tout le luxede la sienne, appelée alors barbare et scythe àParis, et justifiait ces noms par des costumes étranges etorientaux. Le Palatin de Posnanie était fort beau, et portait,ainsi que les gens de sa suite, une barbe longue, épaisse, la têterasée à la turque, et couverte d’un bonnet fourré, une veste courteet enrichie de diamants et de rubis ; son cheval était peinten rouge et chargé de plumes. Il avait à sa suite une compagnie degardes polonais habillés de rouge et de jaune, portant de grandsmanteaux à manches longues qu’ils laissaient pendre négligemmentsur l’épaule. Les seigneurs polonais qui l’escortaient étaientvêtus de brocart d’or et d’argent, et l’on voyait flotter derrièreleur tête rasée une seule mèche de cheveux qui leur donnait unaspect asiatique et tartare aussi inconnu de la cour deLouis XIII que celui des Moscovites. Les femmes trouvaienttout cela un peu sauvage et assez effrayant.

Marie de Gonzague était importunée des salutsprofonds et des grâces orientales de cet étranger et de sa suite.Toutes les fois qu’il passait devant elle, il se croyait obligé delui adresser un compliment à moitié français, où il mêlaitgauchement quelques mots d’espérance et de royauté. Elle ne trouvad’autre moyen de s’en défaire que de porter plusieurs fois sonmouchoir à son nez en disant assez haut à la Reine :

– En vérité, madame, ces messieurs ontune odeur sur eux qui fait mal au cœur.

– Il faudra bien raffermir votre cœur,cependant, et vous accoutumer à eux, répondit Anne d’Autriche unpeu sèchement.

Puis tout à coup, craignant de l’avoiraffligée :

– Vous vous y accoutumerez comme nous,continua-t-elle avec gaieté ; et vous savez qu’en fait d’odeurje suis fort difficile. M. Mazarin m’a dit l’autre jour que mapunition en purgatoire serait d’en respirer de mauvaises, et decoucher dans des draps de toile de Hollande.

Malgré quelques mots enjoués, la Reine futcependant fort grave, et retomba dans le silence. S’enfonçant dansson carrosse, enveloppée de sa mante, et ne prenant en apparenceaucun intérêt à tout ce qui se passait autour d’elle, elle selaissait aller au balancement de la voiture. Marie, toujoursoccupée du Roi, parlait à demi-voix à la maréchale d’Effiat ;toutes deux cherchaient à se donner des espérances qu’ellesn’avaient pas, et se trompaient par amitié.

– Madame, je vous félicite ;M. le Grand est assis près du Roi ; jamais on n’a été siloin, disait Marie.

Puis elle se taisait longtemps, et la voitureroulait tristement sur des feuilles mortes et desséchées.

– Oui, je le vois avec une grandejoie ; le Roi est si bon ! répondait la maréchale.

Et elle soupirait profondément.

Un long et morne silence succéda encore ;toutes deux se regardèrent et se trouvèrent mutuellement les yeuxen larmes. Elles n’osèrent plus se parler, et Marie, baissant latête, ne vit plus que la terre brune et humide qui fuyait sous lesroues. Une triste rêverie occupait son âme ; et, quoiqu’elleeût sous les yeux le spectacle de la première cour de l’Europe auxpieds de celui qu’elle aimait, tout lui faisait peur, et de noirspressentiments la troublaient involontairement.

Tout à coup un cheval passa devant elle commele vent ; elle leva les yeux, et eut le temps de voir levisage de Cinq-Mars. Il ne la regardait pas ; il était pâlecomme un cadavre, et ses yeux se cachaient sous ses sourcilsfroncés et l’ombre de son chapeau abaissé. Elle le suivit du regarden tremblant ; elle le vit s’arrêter au milieu du groupe descavaliers qui précédaient les voitures, et qui le reçurent lechapeau bas. Un moment après, il s’enfonça dans un taillis avecl’un d’entre eux, la regarda de loin, et la suivit des yeux jusqu’àce que la voiture fût passée ; puis il lui sembla qu’ildonnait à cet homme un rouleau de papiers en disparaissant dans lebois. Le brouillard qui tombait l’empêcha de le voir plus loin.C’était une de ces brumes si fréquentes aux bords de la Loire. Lesoleil parut d’abord comme une petite lune sanglante, enveloppéedans un linceul déchiré, et se cacha en une demi-heure sous unvoile si épais, que Marie distinguait à peine les premiers chevauxdu carrosse, et que les hommes qui passaient à quelques pas luisemblaient des ombres grisâtres. Cette vapeur glacée devint unepluie pénétrante et en même temps un nuage d’une odeur fétide. LaReine fit asseoir la belle princesse près d’elle et voulutrentrer ; on retourna vers Chambord en silence et au pas.Bientôt on entendit les cors qui sonnaient le retour et rappelaientles meutes égarées, des chasseurs passaient rapidement près de lavoiture, cherchant leur chemin dans le brouillard, et s’appelant àhaute voix. Marie ne voyait souvent que la tête d’un cheval ou uncorps sombre sortant de la triste vapeur des bois, et cherchait envain à distinguer quelques paroles : Cependant son cœurbattit ; on appelait M. de Cinq-Mars :Le Roi demande M. leGrand, répétait-on ; où peutêtre allé M. le grandÉcuyer ? Une voix dit en passant près d’elle :Il s’est perdu tout àl’heure. Et ces paroles bien simples la firent frissonner,car son esprit affligé leur donnait un sens terrible. Cette penséela suivit jusqu’au château et dans ses appartements, où elle couruts’enfermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du Roi etde MONSIEUR, puis, dans la forêt, quelques coups de fusil dont onne voyait pas la lumière. Elle regardait en vain aux étroitsvitraux ; ils semblaient tendus au dehors d’un drap blanc quiôtait le jour.

Cependant à l’extrémité de la forêt, versMontfrault, s’étaient égarés deux cavaliers ; fatigués dechercher la route du château dans la monotone similitude des arbreset des sentiers, ils allaient s’arrêter près d’un étang, lorsquehuit ou dix hommes environ, sortant des taillis, se jetèrent sureux, et, avant qu’ils eussent le temps de s’armer, se pendirent àleurs jambes, à leurs bras et à la bride de leurs chevaux, demanière à les tenir immobiles. En même temps une voix rauque,partant du brouillard, cria :

– Êtes-vous Royalistes ouCardinalistes ? Criez : Vive le Grand ! ou vous êtesmorts.

– Vils coquins ! répondit le premiercavalier en cherchant à ouvrir les fontes de ses pistolets, je vousferai pendre pour abuser de mon nom !

– Dios etSeñor ! cria la même voix.

Aussitôt tous ces hommes lâchèrent leur proieet s’enfuirent dans les bois ; un éclat de rire sauvageretentit, et un homme seul s’approcha de Cinq-Mars.

– Amigo, ne me reconnaissez-vouspas ? C’est une plaisanterie de Jacques, le capitaineespagnol.

Fontrailles se rapprocha et dit tout bas augrand Écuyer :

– Monsieur, voilà un gaillardentreprenant ; je vous conseille de l’employer ; il nefaut rien négliger.

– Écoutez-moi, reprit Jacques deLaubardemont, et parlons vite. Je ne suis pas un faiseur de phrasescomme mon père, moi. Je me souviens que vous m’avez rendu quelquesbons offices, et dernièrement encore vous m’avez été utile, commevous l’êtes toujours, sans le savoir ; car j’ai un peu réparéma fortune dans vos petites émeutes. Si vous voulez, je puis vousrendre un important service ; je commande quelques braves.

– Quels services ? ditCinq-Mars ; nous verrons.

– Je commence par un avis. Ce matin,pendant que vous descendiez de chez le Roi par un côté del’escalier, le père Joseph y montait par l’autre.

– Ô ciel ! voilà donc le secret deson changement subit et inexplicable ! Se peut-il ? unRoi de France ! et il nous a laissés lui confier tous nosprojets !

– Eh bien ! voilà tout ! vousne me dites rien ? Vous savez que j’ai une vieille affaire àdémêler avec le capucin.

– Que m’importe ?

Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverieprofonde.

– Cela vous importe beaucoup, puisque, sivous dites un mot, je vous déferai de lui avant trente-six heuresd’ici, quoiqu’il soit à présent bien près de Paris. Nous pourrionsy ajouter le Cardinal, si l’on voulait.

– Laissez-moi : je ne veux point depoignards, dit Cinq-Mars.

– Ah ! oui, je vous comprends,reprit Jacques, vous avez raison : vous aimez mieux qu’on ledépêche à coups d’épée. C’est juste, il en vaut la peine, on doitcela au rang. Il convient mieux que ce soient des grands seigneursqui s’en chargent, et que celui qui l’expédiera soit en passed’être maréchal. Moi je suis sans prétention ; il ne faut pasavoir trop d’orgueil, quelque mérite qu’on puisse avoir dans saprofession : je ne dois pas loucher au Cardinal, c’est unmorceau de Roi.

– Ni à d’autres, dit le grand Écuyer.

– Ah ! laissez-nous le capucin,reprit en insistant le capitaine Jacques.

– Si vous refusez cette offre, vous aveztort, dit Fontrailles ; on n’en fait pas d’autres tous lesjours. Vitry a commencé sur Concini, et on l’a fait maréchal. Nousvoyons des gens fort bien en cour qui ont tué leurs ennemis de leurpropre main dans les rues de Paris, et vous hésitez à vous défaired’un misérable ! Richelieu a bien ses coquins, il faut quevous ayez les vôtres ; je ne conçois pas vos scrupules.

– Ne le tourmentez pas, lui dit Jacquesbrusquement ; je connais cela, j’ai pensé comme lui étantenfant, avant de raisonner. Je n’aurais pas tué seulement unmoine ; mais je vais lui parler, moi. Puis, se tournant ducôté de Cinq-Mars :

– Écoutez : quand on conspire, c’estqu’on veut la mort ou tout au moins la perte de quelqu’un…Hein ?

Et il fit une pause.

– Or, dans ce cas-là, on est brouilléavec le bon Dieu et d’accord avec le diable… Hein ?

Secundo, comme on dit à la Sorbonne,il n’en coûte pas plus, quand on est damné, de l’être pour beaucoupque pour peu… Hein ?

Ergo, il est indifférent d’en tuermille ou d’en tuer un. Je vous défie de répondre à cela.

– On ne peut pas mieux dire, docteur enestoc, répondit Fontrailles en riant à demi, et je vois que vousserez un bon compagnon de voyage. Je vous mène avec moi en Espagne,si vous voulez.

– Je sais bien que vous y allez porter letraité, reprit Jacques, et je vous conduirai dans les Pyrénées pardes chemins inconnus aux hommes ; mais je n’en aurai pas moinsun chagrin mortel de n’avoir pas tordu le cou, avant de partir, àce vieux bouc que nous laissons en arrière, comme un cavalier aumilieu d’un jeu d’échecs. Encore une fois, monseigneur,continua-t-il d’un air de componction en s’adressant de nouveau àCinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusezplus ; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens,Hurtado de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu’on peut tuer encachette son ennemi, puisque l’on évite par ce moyen deuxpéchés : celui d’exposer sa vie, et celui de se battre enduel. C’est d’après ce grand principe consolateur que j’ai toujoursagi.

– Laissez-moi, laissez-moi, dit encoreCinq-Mars d’une voix étouffée par la fureur ; je pense àd’autres choses.

– À quoi de plus important ? ditFontrailles ; cela peut être d’un grand poids dans la balancede nos destins.

– Je cherche combien y pèse le cœur d’unRoi, reprit Cinq-Mars.

– Vous m’épouvantez moi-même, répondit legentilhomme ; nous n’en demandons pas tant.

– Je n’en dis pas tant non plus que vouscroyez, monsieur, continua d’Effiat d’une voix sévère ; ils seplaignent quand un sujet les trahit : c’est à quoi je songe.Eh bien, la guerre ! la guerre ! Guerres civiles, guerresétrangères, que vos fureurs s’allument ! puisque je tiens laflamme, je vais l’attacher aux mines. Périsse l’État, périssentvingt royaumes s’il le Faut ! il ne doit pas arriver desmalheurs ordinaires lorsque le Roi trahit le sujet.Écoutez-moi.

Et il emmena Fontrailles à quelques pas.

– Je ne vous avais chargé que de préparernotre retraite et nos secours en cas d’abandon de la part du Roi.Tout à l’heure je l’avais pressenti à cause de ses amitiés forcées,et je m’étais décidé à vous faire partir, parce qu’il a fini saconversation par nous annoncer son départ pour Perpignan. Jecraignais Narbonne ; je vois à présent qu’il y va se rendrecomme prisonnier au Cardinal. Partez, et partez sur-le-champ.J’ajoute aux lettres que je vous ai données le traité quevoici ; il est sous des noms supposés, mais voici lacontre-lettre ; elle est signée de MONSIEUR, du duc deBouillon et de moi. Le comte-duc d’Olivarès ne désire que cela.Voici encore des blancs du duc d’Orléans que vousremplirez comme vous le voudrez. Partez, dans un mois je vousattends à Perpignan, et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept milleEspagnols sortis de Flandre.

Puis marchant vers l’aventurier quil’attendait :

– Pour vous, mon brave, puisque vousvoulez faire le capitan, je vous charge d’escorter cegentilhomme jusqu’à Madrid ; vous en serez récompensélargement. Jacques, frisant sa moustache, lui répondit :

– Vous n’êtes pas dégoûté enréemployant ! vous faites preuve de tact et de bon goût.Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m’a faitdemander, et voulait m’avoir près d’elle en qualité d’homme deconfiance ? Elle a été élevée au son du canon par leLion du Nord, Gustave-Adolphe, son père.Elle aime l’odeur de la poudre et les hommes courageux : maisje n’ai pas voulu la servir parce qu’elle est huguenote et que j’aide certains principes, moi, dont je ne m’écarte pas. Ainsi, parexemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire passermonsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement quedans ces bois, et de le défendre contre le diable s’il le faut,ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache niune déchirure. Pour les récompenses, je n’en veux point ; jeles trouve toujours dans l’action même. D’ailleurs, je ne reçoisjamais d’argent, car je suis gentilhomme. Les Laubardemont sonttrès-anciens et très-bons.

– Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars,partez. Après avoir serré la main à Fontrailles, il s’enfonça engémissant dans les bois pour retourner au château de Chambord.

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