Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 23L’ABSENCE

L’absence est le plus grand des maux,

Nonpas pour vous cruelle !

LAFONTAINE.

Qui de nous n’a trouvé du charme à suivre desyeux les nuages du ciel ? qui ne leur a envié la liberté deleurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse parles vents et colorés par le soleil, ils s’avancent paisiblementcomme une flotte de sombres navires dont la proue seraitdorée ; soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissentavec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de passage,transparents comme de vastes opales détachées du trésor des cieux,ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts queles vents emportent sur leurs ailes ? L’homme est un lentvoyageur qui envie ces passagers rapides ; rapides moinsencore que son imagination ; ils ont vu pourtant, en un seuljour, tous les lieux qu’il aime par le souvenir ou l’espérance,ceux qui furent témoins de son bonheur ou de ses peines, et cespays si beaux que l’on ne connaît pas, et où l’on croit toutrencontrer à la fois. Il n’est pas un endroit de la terre, sansdoute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avecindifférence, qui n’ait été consacré dans la vie d’un homme et nese peigne dans ses souvenirs ; car, pareils à des vaisseauxdélabrés, avant de trouver l’infaillible naufrage, nous laissons undébris de nous-mêmes sur tous les écueils.

Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cetorage des Pyrénéen ? C’est le vent d’Afrique qui les poussedevant lui avec une haleine enflammée ; ils volent, ilsroulent sur eux-mêmes en grondant, jettent des éclairs devant eux,comme leurs flambeaux, et laissent prendre à leur suite une longuetraînée de pluie comme une robe vaporeuse. Dégagés avec efforts desdéfilés de rochers qui avaient un moment arrêté leur course, ilsarrosent, dans le Béarn, le pittoresque patrimoine deHenry IV ; en Guienne, les conquêtes deCharles VII ; dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine,celles de Charles V et de Philippe-Auguste, et, seralentissant enfin au-dessus du vieux domaine de Hugues Capet,s’arrêtèrent en murmurant sur les tours de Saint-Germain.

– Oh ! madame, disait Marie deMantoue à la Reine, voyez-vous quel orage vient du Midi ?

– Vous regardez souvent de ce côté, machère, répondit Anne d’Autriche, appuyée sur le balcon.

– C’est le côté du soleil, madame.

– Et des tempêtes, dit la Reine, vous levoyez ; croyez-en mon amitié, mon enfant, ces nuages nepeuvent avoir rien vu d’heureux pour vous. J’aimerais mieux vousvoir tourner les yeux vers le côté de la Pologne. Regardez à quelbeau peuple vous pourriez commander.

En ce moment, pour éviter la pluie quicommençait, le prince Palatin passait rapidement sous les fenêtresde la Reine avec une suite nombreuse de jeunes Polonais àcheval ; leurs vestes turques, couvertes de boutons dediamants, d’émeraudes et de rubis, leurs manteaux verts et gris delin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air d’aventure lesfaisaient briller d’un singulier éclat auquel la cour s’étaithabituée sans peine. Ils s’arrêtèrent un moment, et le prince saluadeux fois, pendant que le léger animal qu’il montait marchait decôté, tournant toujours le front vers les princesses ; secabrant et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblaitsaluer en mettant sa tête entre ses jambes ; toute sa suiterépéta cette même évolution en passant. La princesse Marie s’étaitd’abord jetée en arrière, de peur que l’on ne distinguât les larmesde ses yeux ; mais ce spectacle brillant et flatteur la fitrevenir sur le balcon, et elle ne put s’empêcher des’écrier :

– Que le Palatin monte avec grâce ce jolicheval ! Il semble n’y pas songer.

La Reine sourit :

– Il songe à celle qui serait sa reinedemain si elle voulait faire un signe de tête et laisser tomber surce trône un regard de ses grands yeux noirs en amande, au lieud’accueillir toujours ces pauvres étrangers avec ce petit airboudeur, et en faisant la moue comme à présent.

Anne d’Autriche donnait en parlant un petitcoup d’éventail sur les lèvres de Marie, qui ne put s’empêcher desourire aussi ; mais à l’instant elle baissa la tête en se lereprochant, et se recueillit pour reprendre sa tristesse quicommençait à lui échapper. Elle eut même besoin de contemplerencore les gros nuages qui planaient sur le château.

– Pauvre enfant, continua la Reine, tufais tout ce que tu peux pour être bien fidèle et te bien maintenirdans la mélancolie de ton roman ; tu te fais mal en ne dormantplus pour pleurer, et en cessant de manger à table ; tu passesla nuit à rêver ou à écrire ; mais, je t’en avertis, tu neréussiras à rien, si ce n’est à maigrir, à être moins belle et àn’être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s’estperdu.

Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoirpour pleurer encore, Anne d’Autriche rentra un moment dans sachambre en la laissant au balcon, et feignit de s’occuper àchercher des bijoux dans sa toilette ; elle revint bientôtlentement et gravement se remettre à la fenêtre ; Marie étaitplus calme, et regardait tristement la campagne, les collines del’horizon, et l’orage qui s’étendait peu à peu.

La Reine reprit avec un ton plusgrave :

– Dieu a eu plus de bonté pour vous quevos imprudences ne le méritaient peut-être, Marie ; il vous asauvée d’un grand péril ; vous aviez voulu faire de grandssacrifices, mais heureusement ils ne sont pas accomplis comme vousl’aviez cru. L’innocence vous a sauvée de l’amour ; vous êtescomme une personne qui, croyant se donner un poison mortel,n’aurait pris qu’une eau pure et sans danger.

– Hélas ! Madame, que voulez-vous medire ? ne suis-je pas assez malheureuse ?

– Ne m’interrompez pas, dit laReine ; vous allez voir avec d’autres yeux votre positionprésente. Je ne veux point vous accuser d’ingratitude envers leCardinal ; j’ai trop de raisons de ne pas l’aimer ! j’aimoi-même vu naître la conjuration. Cependant vous pourriez, machère, vous rappeler qu’il fut le seul en France à vouloir, contrel’avis de la Reine mère et de la cour, la guerre du duché deMantoue, qu’il arracha à l’Empire et à l’Espagne et rendit au ducde Nevers votre père ; ici, dans ce château même deSaint-Germain, fut signé le traité qui renversait le duc deGuastalla[25]. Vous étiez bien jeune alors… On a dûvous l’apprendre pourtant. Voici toutefois que, par amouruniquement (je veux le croire comme vous), un jeune homme devingt-deux ans est prêt à le faire assassiner…

– Oh ! madame, il en estincapable ! Je vous jure qu’il l’a refusé…

– Je vous ai priée, Marie, de me laisserparler. Je sais qu’il est généreux et loyal ; je veux croireque, contre l’usage de notre temps, il ait assez de modération pourne pas aller jusque-là, et le tuer froidement, comme le chevalierde Guise a tué le vieux baron de Luz, dans la rue. Mais sera-t-ille maître de l’empêcher s’il le fait prendre à force ouverte ?C’est ce que nous ne pouvons savoir plus que lui ! Dieu seulsait l’avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il l’attaque, et,pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate peut-être àl’heure même où nous parlons, une guerre sans succès ! Dequelque manière qu’elle tourne, il ne peut réussir qu’à faire dumal, car MONSIEUR va abandonner la conjuration.

– Quoi ! Madame…

– Écoutez-moi, vous dis-je, j’en suiscertaine, je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Que fera legrand Écuyer ? Le Roi, il l’a bien jugé, est allé consulter leCardinal. Le consulter, c’est lui céder ; mais le traitéd’Espagne a été signé : s’il est découvert, que fera seulM. de Cinq-Mars ? Ne tremblez pas ainsi, nous lesauverons, nous sauverons ses jours, je vous le promets ; ilen est temps… j’espère…

– Ah ! Madame ! vousespérez ! je suis perdue ! s’écria Marie affaiblie ets’évanouissant à moitié.

– Asseyons-nous, dit la Reine.

Et, se plaçant près de Marie, à l’entrée de lachambre, elle poursuivit :

– Sans doute MONSIEUR traitera pour tousles conjurés en traitant pour lui, mais l’exil sera leur moindrepeine, l’exil perpétuel. Voilà donc la duchesse de Nevers et deMantoue, la princesse Marie de Gonzague, femme de M. Henryd’Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé !

– Eh bien, Madame ! je le suivraidans l’exil : c’est mon devoir, je suis sa femme !…s’écria Marie en sanglotant ; je voudrais déjà l’y savoir ensûreté.

– Rêves de dix-huit ans ! dit laReine en soutenant Marie. Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous,il le faut ; je ne veux nier aucune des qualités deM. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un espritvaste, un grand courage ; mais il ne peut plus être rien pourvous, et heureusement vous n’êtes ni sa femme ni même safiancée.

– Je suis à lui, madame, à lui seul…

– Mais sans bénédiction, reprit Anned’Autriche, sans mariage enfin : aucun prêtre ne l’eûtosé ; le vôtre même ne l’a pas fait, et me l’a dit.Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur labouche de Marie, taisez-vous ! Vous allez me dire que Dieu aentendu vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vosdestinées sont inséparables, que la mort seule peut briser votreunion : propos de votre âge, délicieuses chimères d’un momentdont vous sourirez un jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurertoute votre vie. De toutes ces jeunes femmes si brillantes que vousvoyez autour de moi, à la cour, il n’en est pas une qui n’ait eu, àvotre âge, quelque beau songe d’amour comme le vôtre, qui n’aitformé de ces liens que l’on croit indissolubles, et n’ait fait ensecret d’éternels serments. Eh bien, ces songes sont évanouis, cesnœuds rompus, ces serments oubliés ; et pourtant vous lesvoyez femmes et mères heureuses, entourées des honneurs de leurrang, elles viennent rire et danser tous les soirs… Je devineencore ce que vous voulez me dire… Elles n’aimaient pas autant quevous, n’est-ce pas ? Eh bien, vous vous trompez, ma chèreenfant ; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins.Mais c’est ici que je dois vous apprendre à connaître ce grandmystère qui fait votre désespoir, parce que vous ignorez le mal quivous dévore. Notre existence est double, mon amie : notre vieintérieure, celle de nos sentiments, nous travaille avec violence,tandis que la vie extérieure nous domine malgré nous. On n’estjamais indépendante des hommes, et surtout dans une conditionélevée. Seule, on se croit maîtresse de sa destinée ; mais lavue de trois personnes qui surviennent nous rend toutes nos chaînesen nous rappelant notre rang et notre entourage. Que dis-je ?soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous ferontnaître de résolutions courageuses et extraordinaires, voussuggéreront de sacrifices merveilleux, il suffira d’un laquais quiviendra vous demander vos ordres pour rompre le charme et vousrappeler votre existence réelle. C’est ce combat entre vos projetset votre position qui vous tue ; vous vous en voulezintérieurement, vous vous faites d’amers reproches.

Marie détourna la tête.

– Oui, vous vous croyez bien criminelle.Pardonnez-vous, Marie : tous les hommes sont des êtrestellement relatifs et dépendants les uns des autres, que je ne saissi les grandes retraites du monde, que nous voyons quelquefois, nesont pas faites pour le monde même : le désespoir a sarecherche et la solitude sa coquetterie. On prétend que les plussombres ermites n’ont pu se retenir de s’informer de ce qu’ondisait d’eux. Ce besoin de l’opinion générale est un bien, en cequ’il combat presque toujours victorieusement ce qu’il y a dedéréglé dans notre imagination, et vient à l’aide des devoirs quel’on oublie trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j’espère,en reprenant son sort tel qu’il doit être, après le sacrifice de cequi détournait de la raison, la satisfaction d’un exilé qui rentredans sa famille, d’un malade qui revoit le jour et le soleil aprèsune nuit troublée par le cauchemar. C’est ce sentiment d’un êtrerevenu, pour ainsi dire, à son état naturel, qui donne le calme quevous voyez dans bien des yeux qui ont eu leurs larmes aussi ;car il est peu de femmes qui n’aient connu les vôtres. Vous voustrouveriez parjure en renonçant à Cinq-Mars ? Mais rien nevous lie ; vous vous êtes plus qu’acquittée envers lui enrefusant, durant plus de deux années, les mains royales qui vousétaient présentées. Eh ! qu’a-t-il fait, après tout, cet amantsi passionné ? Il s’est élevé pour vous atteindre ; maisl’ambition, qui vous semble ici avoir aidé l’amour, nepourrait-elle pas s’être aidée de lui ? Ce jeune homme mesemble être bien profond, bien calme dans ses ruses politiques,bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans ses monstrueusesentreprises, pour que je le croie uniquement occupé de satendresse. Si vous n’aviez été qu’un moyen au lieu d’un but, quediriez-vous ?

– Je l’aimerais encore, répondit Marie.Tant qu’il vivra, je lui appartiendrai, Madame.

– Mais tant que je vivrai, moi, dit laReine avec fermeté, je m’y opposerai.

À ces derniers mots, la pluie et la grêletombèrent sur le balcon avec violence ; la Reine en profitapour quitter brusquement la porte et rentrer dans les appartements,où la duchesse de Chevreuse, Mazarin, Mme deGuéménée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. LaReine marcha au-devant d’eux. Marie se plaça dans l’ombre près d’unrideau, afin qu’on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle nevoulut point d’abord se mêler à la conversation trop enjouée ;cependant quelques mots attirèrent son attention. La Reine montraità la princesse de Guéménée des diamants qu’elle venait de recevoirde Paris.

– Quant à cette couronne, elle nem’appartient pas, le Roi a voulu la faire préparer pour la futureReine de Pologne ; on ne sait qui ce sera.

Puis, se tournant vers le princePalatin :

– Nous vous avons vu passer,prince ; chez qui donc alliez-vous ?

– Chez Mlle la duchessede Rohan, répondit le Polonais.

L’insinuant Mazarin, qui profitait de toutpour chercher à deviner les secrets et à se rendre nécessaire pardes confidences arrachées, dit en s’approchant de laReine :

– Cela vient à propos quand nous parlionsde la couronne de Pologne.

Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce motdevant elle, et dit à Mme de Guéménée, qui était àses côtés :

– Est-ce que M. de Chabot estroi de Pologne ?

La Reine entendit ce mot, et se réjouit de celéger mouvement d’orgueil. Pour en développer le germe, elleaffecta une attention approbative pour la conversation qui suivitet qu’elle encourageait.

La princesse de Guéménée serécriait :

– Conçoit-on un semblable mariage ?on ne peut le lui ôter de la tête. Enfin, cette mêmeMlle de Rohan, que nous vîmes toutes si fière,après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le ducde Nemours, n’épouser qu’un gentilhomme ! cela fait pitié, envérité ! Où allons-nous ? on ne sait ce que celadeviendra.

Mazarin ajoutait d’un ton équivoque :

– Eh quoi ! est-ce bien vrai ?aimer ! à la cour ! un amour véritable, profond !cela peut-il se croire ?

Pendant ceci, la Reine continuait à fermer etrouvrir, en jouant, la nouvelle couronne.

– Les diamants ne vont bien qu’auxcheveux noirs, dit-elle ; voyons, donnez votre front, Marie…Mais elle va à ravir, continua-t-elle.

– On la croirait faite pour madame laprincesse, dit le Cardinal.

– Je donnerais tout mon sang pour qu’elledemeurât sur ce front, dit le prince Palatin.

Marie laissa voir, à travers les larmesqu’elle avait encore sur les joues, un sourire enfantin etinvolontaire, comme un rayon de soleil à travers la pluie ;puis, tout à coup, devenant d’une excessive rougeur, elle se sauvaen courant dans les appartements.

On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit,donna sa main à baiser à l’ambassadeur polonais, et se retira pourécrire une lettre.

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