Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 20LA LECTURE

Lescirconstances dévoilent pour ainsi dire
la royauté du génie, dernière ressource des
peuples éteints. Les grands écrivains…, ces
rois qui n’en ont pas le nom, mais qui règnent
véritablement par la force du caractère et la
grandeur des pensées, sont élus par les événements
auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres et
sans postérité, seuls de leur race, leur mission remplie,
ils disparaissent, en laissant à l’avenir des ordres
qu’il exécutera fidèlement.

F.DE LAMENNAIS.

À peu de temps de là, un soir, au coin de laplace Royale, près d’une petite maison assez jolie, on vits’arrêter beaucoup de carrosses et s’ouvrir souvent une petiteporte où l’on montait par trois degrés de pierre. Les voisins semirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour se plaindre du bruitqui se faisait encore à cette heure de la nuit, malgré la craintedes voleurs, et les gens du guet s’étonnèrent et s’arrêtèrentsouvent, ne se retirant que lorsqu’ils voyaient auprès de chaquevoiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant destorches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra endemandant mademoiselle de Lorme ; il portait une longuerapière ornée de rubans roses ; d’énormes nœuds de la mêmecouleur, placés sur ses souliers à talons hauts, cachaient presqueentièrement ses pieds, qu’il tournait fort en dehors, selon lamode. Il retroussait souvent une petite moustache frisée, etpeignait, avant d’entrer, sa barbe légère et pointue. Ce ne futqu’un cri lorsqu’on l’annonça.

– Enfin le voilà donc ! s’écria unevoix jeune et éclatante ; il s’est bien fait attendre, cetaimable Desbarreaux. Allons, vite un siège, placez-vous près decette table, et lisez.

Celle qui parlait était une femme devingt-quatre ans environ, grande, belle, malgré des cheveux noirstrès-crépus et un teint olivâtre. Elle avait dans les manièresquelque chose de mâle qu’elle semblait tenir de son cercle, composéd’hommes uniquement ; elle leur prenait le bras assezbrusquement en parlant avec une liberté qu’elle leur communiquait.Ses propos étaient animés plutôt qu’enjoués ; souvent ilsexcitaient le rire autour d’elle, mais c’était à force d’espritqu’elle faisait de la gaieté (si l’on peut s’exprimer ainsi) ;car sa figure, toute passionnée qu’elle était, semblait incapablede se ployer au sourire ; et ses yeux grands et bleus, sousdes cheveux de jais, lui donnaient d’abord un aspect étrange.

Desbarreaux lui baisa la main d’un air galantet cavalier ; puis il fit avec elle, en lui parlant toujours,le tour d’un salon assez grand où étaient assemblés trentepersonnages à peu près ; les uns assis sur de grandsfauteuils, les autres debout sous la voûte de l’immense cheminée,d’autres causant dans l’embrasure des croisées, sous de largestapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort illustres àprésent ; les autres, des hommes illustres, fort obscurs pournous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondémentMM. d’Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d’autresgentilshommes très-brillants, qui se trouvaient là pourjuger ; serra la main tendrement et avec estime àMM. de Monteruel, de Sirmond, de Malleville, Baro,Gombauld, et d’autres savants, presque tous appelés grands hommesdans les annales de l’Académie, dont ils étaient fondateurs, etnommée elle-même alors tantôt l’Académie desbeaux esprits, tantôt l’Académieéminente. Mais M. Desbarreaux fit à peine un signe detête protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avecun étranger et un adolescent qu’il présentait à la maîtresse de lamaison sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambretapissier, du Roi. L’un était Molière, et l’autre Milton[11].

Avant la lecture que l’on attendait du jeunesybarite, une grande contestation s’éleva entre lui et d’autrespoëtes ou prosateurs du temps ; ils parlaient entre eux avecbeaucoup de facilité, échangeant de vives répliques, un langageinconcevable pour un honnête homme qui fût tombé tout à coup parmieux sans être initié, se serrant vivement la main avec d’affectueuxcompliments et des allusions sans nombre à leurs ouvrages.

– Ah ! vous voilà donc, illustreBaro ! s’écria le nouveau venu ; j’ai lu votre derniersixain. Ah ! quel sixain ! comme il est poussé dans legalant et le tendre !

– Que dites-vous du Tendre ?interrompit Marion de Lorme. Avez-vous jamais connu ce pays ?Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit et à celui deJolis-Vers, mais vous n’avez pas été plus loin. Si monsieur legouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde veut nous montrer sa nouvellecarte, je vous dirai où vous en êtes.

Scudéry se leva d’un air fanfaron etpédantesque, et, déroulant sur la table une sorte de cartegéographique ornée de rubans bleus, il démontra lui-même les lignesd’encre rose qu’il y avait tracées.

– Voici le plus beau morceau de laClélie, dit-il ; on trouve généralement cette cartefort galante, mais ce n’est qu’un simple enjouement de l’esprit,pour plaire à notre petite cabale littéraire. Cependant,comme il y a d’étranges personnes par le monde, j’appréhende quetous ceux qui la verront n’aient pas l’esprit assez bien tournépour l’entendre. Ceci est le chemin que l’on doit suivre pour allerde Nouvelle Amitié à Tendre ; etremarquez, messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d’Ionie,Cumes sur la mer Tyrrhène, on diraTendre-sur-Inclination,Tendre-sur-Estime etTendre-sur-Reconnaissance. Il faudracommencer par habiter les villages de Grand-Cœur,Générosité, Exactitude,Petits-Soins, Billet-Galant,puis Billetdoux !…

– Oh ! c’est du dernieringénieux ! criaient Vaugelas, Colletet et tous lesautres.

– Et remarquez, poursuivait l’auteur,enflé de ce succès, qu’il faut passer par Complaisance etSensibilité, et que, si l’on ne prend cette route, oncourt le risque de s’égarer jusqu’à Tiédeur,Oubli, et l’on tombe dans le lacd’Indifférence.

– Délicieux ! délicieux !galant au suprême ! s’écriaient tous lesauditeurs. On n’a pas plus de génie !

– Eh bien, madame, reprenait Scudéry, jele déclare chez vous : cet ouvrage, imprimé sous mon nom, estde ma sœur ; c’est elle qui a traduit Sapho d’unemanière si agréable. Et, sans en être prié, il déclama d’un tonemphatique des vers qui finissaient par ceux-ci :

L’amour est un mal agréable[12]

Dont mon cœur ne saurait guérir ;

Mais quand il serait guérissable,

Il est bien plus doux d’en mourir.

– Comment ! cette Grecque avait tantd’esprit que cela ? Je ne puis le croire ! s’écria Marionde Lorme ; combien Mlle de Scudéry luiétait supérieure ! Cette idée lui appartient ; qu’elleles mette dans Clélie, je vous en prie, ces verscharmants ; que cela figurera bien dans cette histoireromaine !

– À merveille ! c’est parfait,dirent tous les savants : Horace, Arunce et l’aimable Porsennasont des amants si galants !

Ils étaient tous penchés sur la carte deTendre, et leurs doigts se croisaient et se heurtaient en suivanttous les détours des fleuves amoureux. Le jeune Poquelin osa éleverune voix timide et son regard mélancolique et fin, et leurdit :

– À quoi cela sert-il ? est-ce àdonner du bonheur ou du plaisir ? Monsieur ne me semble pasbien heureux, et je ne me sens pas bien gai.

Il n’obtint pour réponse que des regards dedédain, et se consola en méditant les Précieusesridicules.

Desbarreaux se préparait à lire un sonnetpieux qu’il s’accusait d’avoir fait dans sa maladie ; ilparaissait honteux d’avoir songé un moment à Dieu en voyant letonnerre, et rougissait de cette faiblesse ; la maîtresse dela maison l’arrêta :

– Il n’est pas temps encore de dire vosbeaux vers, vous seriez interrompu ; nous attendons M. legrand Écuyer et d’autres gentilshommes ; ce serait un meurtreque de laisser parler un grand esprit pendant ce bruit et cesdérangements. Mais voici un jeune Anglais qui vient de voyager enItalie et retourne à Londres. On m’a dit qu’il composait un poëme,je ne sais lequel ; il va nous en dire quelques vers. Beaucoupde ces messieurs de la Compagnie Éminente savent l’anglais ;et, pour les autres, il a fait traduire, par un ancien secrétairedu duc de Buckingham, les passages qu’il nous lira, et en voici descopies en français sur cette table.

En parlant ainsi, elle les prit et lesdistribua à tous ses érudits. On s’assit, et l’on fit silence. Ilfallut quelque temps pour décider le jeune étranger à parler et àquitter l’embrasure de la croisée, où il semblait s’entendre fortbien avec Corneille. Il s’avança enfin jusqu’au fauteuil placé prèsde la table ; il semblait d’une santé faible, et tomba sur cesiège plutôt qu’il ne s’y assit. Il appuya son coude sur la table,et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux, mais à demi ferméset rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses fragments demémoire ; ses auditeurs défiants le regardaient d’un air dehauteur ou du moins de protection ; d’autres parcouraientnonchalamment la traduction de ses vers.

Sa voix, d’abord étouffée, s’épura par lecours même de son harmonieux récit ; le souffle del’inspiration poétique l’enleva bientôt à lui-même, et son regard,élevé au ciel, devint sublime comme celui du jeune évangélistequ’inventa Raphaël, car la lumière s’y réfléchissait encore. Ilannonça dans ses vers la première désobéissance de l’homme, etinvoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un cœursimple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance duTemps.

Un profond silence accueillit ce début, et unléger murmure s’éleva après la dernière pensée. Il n’entendait pas,il ne voyait qu’à travers un nuage, il était dans le monde de sacréation ; il poursuivit.

Il dit l’esprit infernal attaché dans un feuvengeur par des chaînes de diamants ; le Temps partageant neuffois le jour et la nuit aux mortels pendant sa chute ;l’obscurité visible des prisons éternelles et l’océan flamboyant oùflottaient les anges déchus ; sa voix tonnante commença lediscours du prince des démons : « Es-tu, disait-il, es-tucelui qu’entourait une lumière éblouissante dans les royaumesfortunés du jour ? Oh ! combien tu es déchu !… Viensavec moi… Et qu’importe ce champ de nos célestes batailles ?tout est-il perdu ? Une indomptable volonté, l’esprit immuablede la vengeance, une haine mortelle, un courage qui ne sera jamaisployé, conserver cela, n’est-ce pas une victoire ? »

Ici un laquais annonça d’une voix éclatanteMM. de Montrésor et d’Entraigues. Ils saluèrent,parlèrent, dérangèrent les fauteuils, et s’établirent enfin. Lesauditeurs en profitèrent pour entamer dix conversationsparticulières ; on n’y entendait guère que des paroles deblâme et des reproches de mauvais goût ; quelques hommesd’esprit engourdis par la routine s’écriaient qu’ils necomprenaient pas, que c’était au-dessus de leur intelligence (necroyant pas dire si vrai), et par cette fausse humilités’attiraient un compliment, et au poëte une injure : doubleavantage. Quelques voix prononcèrent même le mot deprofanation.

Le poëte, interrompu, mit sa tête dans sesdeux mains et ses coudes sur la table pour ne pas entendre tout cebruit de politesses et de critiques. Trois hommes seuls serapprochèrent de lui : c’était un officier, Poquelin etCorneille ; celui-ci dit à l’oreille de Milton :

– Changez de tableau, je vous leconseille ; vos auditeurs ne sont pas à la hauteur decelui-ci.

L’officier serra la main du poëte anglais, etlui dit :

– Je vous admire de toute la puissance demon âme.

L’Anglais, étonné, le regarda et vit un visagespirituel, passionné et malade.

Il lui fit un signe de tête, et chercha à serecueillir pour continuer. Sa voix reprit une expression très-douceà l’oreille et un accent paisible ; il parlait du bonheurchaste des deux plus belles créatures ; il peignit leurmajestueuse nudité, la candeur et l’autorité de leur regard, puisleur marche au milieu des tigres et des lions qui se jouaientencore à leurs pieds ; il dit aussi la pureté de leur prièrematinale, leurs sourires enchanteurs, les folâtres abandons de leurjeunesse et l’amour de leurs propos si douloureux au prince desdémons.

De douces larmes bien involontaires coulaientdes yeux de la belle Marion de Lorme : la nature avait saisison cœur malgré son esprit ; la poésie la remplit de penséesgraves et religieuses dont l’enivrement des plaisirs l’avaittoujours détournée, l’idée de l’amour dans la vertu lui apparutpour la première fois avec toute sa beauté, et elle demeura commefrappée d’une baguette magique et changée en une pâle et bellestatue.

Corneille, son jeune ami et l’officier étaientpleins d’une silencieuse admiration qu’ils n’osaient exprimer, cardes voix assez élevées couvrirent celle du poëte surpris.

– On n’y tient pas ! s’écriaitDesbarreaux : c’est d’un fade à faire mal au cœur !

– Et quelle absence de gracieux, degalant et de belle flamme ! disait froidement Scudéry.

– Ce n’est pas là notre immorteld’Urfé ! disait Baro le continuateur.

– Où est l’Ariane ? où estl’Astrée ? s’écriait en gémissant Godeaul’annotateur.

Toute l’assemblée se soulevait ainsi avecd’obligeantes remarques, mais faites de manière à n’être entenduesdu poëte que comme un murmure dont le sens était incertain pourlui ; il comprit pourtant qu’il ne produisait pasd’enthousiasme, et se recueillit avant de toucher une autre cordede sa lyre.

En ce moment on annonça le conseiller de Thou,qui, saluant modestement, se glissa en silence derrière l’auteur,près de Corneille, de Poquelin et du jeune officier. Milton repritses chants.

Il raconta l’arrivée d’un hôte céleste dansles jardins d’Eden comme une seconde aurore au milieu dujour ; secouant les plumes de ses ailes divines, ilremplissait les airs d’une odeur ineffable, et venait révéler àl’homme l’histoire des cieux ; la révolte de Lucifer revêtud’une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme lesoleil, gardé par d’étincelants chérubins, et marchant contrel’Éternel. Mais Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, etles deux mille tonnerres de sa main droite roulent jusqu’à l’enfer,avec un bruit épouvantable, l’armée maudite confondue sous lesimmenses décombres du ciel démantelé.

Cette fois on se leva, et tout fut interrompu,car les scrupules religieux étaient venus se liguer avec le fauxgoût ; on n’entendait que des exclamations qui obligèrent lamaîtresse de la maison à se lever aussi pour s’efforcer de lescacher à l’auteur. Ce ne fut pas difficile, car il était toutentier absorbé par la hauteur de ses pensées ; son génien’avait plus rien de commun avec la terre dans ce moment ; et,quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l’entouraient, il trouvaprès de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux entendreque celle de l’assemblée.

Corneille lui dit cependant :

– Écoutez-moi. Si vous voulez la gloireprésente, ne l’espérez pas d’un aussi bel ouvrage. La poésie pureest sentie par bien peu d’âmes ; il faut, pour le vulgaire deshommes, qu’elle s’allie à l’intérêt presque physique du drame.J’avais été tenté de faire un poëme de Polyeucte ;mais je couperai ce sujet : j’en retrancherai les cieux, et cene sera qu’une tragédie.

– Que m’importe la gloire dumoment ! répondit Milton ; je ne songe point ausuccès : je chante parce que je me sens poëte ; je vaisoù l’inspiration m’entraîne ; ce qu’elle produit est toujoursbien. Quand on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort,je les ferais toujours.

– Ah ! moi, je les admire avantqu’ils ne soient écrits, dit le jeune officier ; j’y vois leDieu dont j’ai trouvé l’image innée dans mon cœur.

– Qui me parle donc d’une manière siaffable ? dit le poëte.

– Je suis René Descartes, repritdoucement le militaire.

– Quoi ! monsieur ! s’écria deThou, seriez-vous assez heureux pour appartenir à l’auteur desPrincipes ?

– J’en suis l’auteur, dit-il.

– Vous, monsieur ! mais… cependant…pardonnez-moi… mais… n’êtes-vous pas homme d’épée ? dit leconseiller rempli d’étonnement.

– Eh ! monsieur, qu’a de commun lapensée avec l’habit du corps ? Oui, je porte l’épée, etj’étais au siège de La Rochelle ; j’aime la profession desarmes, parce qu’elle soutient l’âme dans une région d’idées noblespar le sentiment continuel du sacrifice de la vie ; cependantelle n’occupe pas tout un homme ; on ne peut pas y appliquerses pensées continuellement : la paix les assoupit. D’ailleurson a aussi à craindre de les voir interrompues par un coup obscurou un accident ridicule et intempestif ; et si l’homme est tuéau milieu de l’exécution de son plan, là postérité conserve de luil’idée qu’il n’en avait pas, ou en avait conçu un mauvais ; etc’est désespérant.

De Thou sourit de plaisir en entendant celangage simple de l’homme supérieur, celui qu’il aimait le mieuxaprès le langage du cœur ; il serra la main du jeune sage dela Touraine, et l’entraîna dans un cabinet voisin avec Corneille,Milton et Molière, et là ils eurent de ces conversations qui fontregarder comme perdu le temps qui les précéda et le temps qui doitles suivre.

Il y avait deux heures qu’ils s’enchantaientde leurs discours, lorsque le bruit de la musique, des guitares etdes flûtes, qui jouaient des menuets, des sarabandes, desallemandes et des danses espagnoles que la jeune Reine avait misesà la mode, le passage continuel des groupes de jeunes femmes etleurs éclats de rire, tout annonça qu’un bal commençait. Unetrès-jeune et belle personne, tenant un grand éventail comme unsceptre, et entourée de dix jeunes gens, entra dans leur petitsalon retiré, avec sa cour brillante, qu’elle dirigeait comme unereine, et acheva de mettre en déroute les studieux causeurs.

– Adieu, messieurs : dit deThou : je cède la place à mademoiselle de Lenclos et à sesmousquetaires.

– Vraiment, messieurs, dit la jeuneNinon, vous faisons-nous peur ? vous ai-je troublés ?vous avez l’air de conspirateurs !

– Nous le sommes peut-être plus que cesmessieurs, tout en dansant ! dit Olivier d’Entraigues qui luidonnait la main.

– Oh ! votre conjuration est contremoi, monsieur le page, répondit Ninon, tout en regardant un autrechevau-léger et abandonnant à un troisième le bras qui lui restait,tandis que les autres cherchaient à se placer sur le chemin de sesœillades errantes ; car elle promenait sur eux ses regardsbrillants comme la flamme légère que l’on voit courir surl’extrémité des flambeaux qu’elle allume tour à tour.

De Thou s’esquiva sans que personne songeât àl’arrêter, et descendait le grand escalier, lorsqu’il y vit monterle petit abbé de Gondi, tout rouge, en sueur et essoufflé, quil’arrêta brusquement avec un air animé et joyeux.

– Eh bien ! eh bien ! où allez-vousdonc ? laissez aller les étrangers et les savants, vous êtesdes nôtres. J’arrive un peu tard, mais notre belle Aspasie mepardonnera. Pourquoi donc vous en allez-vous ? est-ce que toutest fini ?

– Mais il paraît que oui ; puisquel’on danse, la lecture est faite.

– La lecture, oui ; mais lesserments ? dit tout bas l’abbé.

– Quels serments ? dit de Thou.

– M. le Grand n’est-il pasvenu ?

– Je croyais le voir ; mais je pensequ’il n’est pas venu ou qu’il est parti.

– Non, non, venez avec moi, ditl’étourdi, vous êtes des nôtres, parbleu ! Il est impossibleque vous n’en soyez pas, venez.

De Thou, n’osant refuser et avoir l’air derenier ses amis, même pour des parties de plaisir qui luidéplaisaient, le suivit, ouvrit deux cabinets et descendit un petitescalier dérobé. À chaque pas qu’il faisait, il entendait plusdistinctement des voix d’hommes assemblés. Gondi ouvrit la porte.Un spectacle inattendu s’offrit à ses yeux.

La chambre où il entrait, éclairée par undemi-jour mystérieux, semblait l’asile des plus voluptueuxrendez-vous ; on voyait d’un côté un lit doré, chargé d’undais de tapisseries, empanaché de plumes, couvert de dentelles etd’ornements ; tous les meubles, ciselés et dorés, étaientd’une soie grisâtre richement brodée, des carreaux de velourss’étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur d’épais tapis. Depetits miroirs, unis l’un à l’autre par des ornements d’argent,simulaient une glace entière, perfection alors inconnue, etmultipliaient partout leurs facettes étincelantes. Nul bruitextérieur ne pouvait parvenir dans ce lieu de délices ; maisles gens qu’il rassemblait paraissaient bien éloignés des penséesqu’il pouvait donner. Une foule d’hommes, qu’il reconnut pour despersonnages de la cour ou des armées, se pressaient à l’entrée decette chambre et se répandaient dans un appartement voisin quiparaissait plus vaste ; attentifs, ils dévoraient des yeux lespectacle qu’offrait le premier salon. Là, dix jeunes gens deboutet tenant à la main leurs épées nues, dont la pointe était baisséevers la terre, étaient rangés autour d’une table : leursvisages tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu’ils venaient delui adresser leur serment ; le grand Écuyer était seul, devantla cheminée, les bras croisés et l’air profondément absorbé dansses réflexions. Debout près de lui, Marion de Lorme, grave,recueillie, semblait lui avoir présenté ces gentilshommes.

Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il seprécipita vers la porte qu’il ouvrait, en jetant un regard irrité àGondi, et saisit de Thou par les deux bras en l’arrêtant sur ledernier degré :

– Que faites-vous ici ? lui dit-ild’une voix étouffée, qui vous amène ? que mevoulez-vous ? vous êtes perdu si vous entrez.

– Que faites-vous vous-même ? quevois-je dans cette maison ?

– Les conséquences de ce que voussavez ; retirez-vous, vous dis-je ; cet air estempoisonné pour tous ceux qui sont ici.

– Il n’est plus temps, on m’a déjàvu ; que dirait-on si je me retirais ? je lesdécouragerais, vous seriez perdu.

Tout ce dialogue s’était dit à demi-voix etprécipitamment ; au dernier mot, de Thou, poussant son ami,entra, et d’un pas ferme traversa l’appartement pour aller vers lacheminée.

Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendresa place, baissa la tête, se recueillit, et, relevant bientôt unvisage plus calme, continua un discours que l’entrée de son amiavait interrompu :

– Soyez donc des nôtres, messieurs :mais il n’est plus besoin de tant de mystères ; souvenez-vousque lorsqu’un esprit ferme embrasse une idée, il doit la suivredans toutes ses conséquences. Vos courages vont avoir un plus vastechamp que celui d’une intrigue de cour. Remerciez-moi : enéchange d’une conjuration, je vous donne une guerre.M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête de sonarmée d’Italie ; dans deux jours, et avant le Roi, je quitteParis pour Perpignan ; venez-y tous, les Royalistes de l’arméenous y attendent.

Ici, il jeta autour de lui des regardsconfiants et calmes ; il vit des éclairs de joie etd’enthousiasme dans tous les yeux de ceux qui l’entouraient. Avantde laisser gagner son propre cœur par la contagieuse émotion quiprécède les grandes entreprises, il voulut s’assurer d’eux encore,et répéta d’un air grave :

– Oui, la guerre, messieurs, songez-y,une guerre ouverte. La Rochelle et la Navarre se préparent au grandréveil de leurs religionnaires, l’armée d’Italie entrera d’un côté,le frère du Roi viendra nous joindre de l’autre : l’homme seraentouré, vaincu, écrasé. Les Parlements marcheront à notrearrière-garde, apportant leur supplique au Roi, arme aussi forteque nos épées ; et, après la victoire, nous nous jetterons auxpieds de Louis XIII, notre maître, pour qu’il nous fasse grâceet nous pardonne de l’avoir délivré d’un ambitieux sanguinaire etde hâter sa résolution.

Ici, regardant autour de lui, il vit encoreune assurance croissante dans les regards et l’attitude de sescomplices.

– Quoi ! reprit-il, croisant sesbras et contenant encore avec effort sa propre émotion, vous nereculez pas devant cette résolution qui paraîtrait une révolte àd’autres hommes qu’à vous ? Ne pensez-vous pas que j’aie abusédes pouvoirs que vous m’aviez remis ? J’ai porté loin leschoses ; mais il est des temps où les rois veulent être serviscomme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez. Sedan nous ouvrirases portes, et nous sommes assurés de l’Espagne.

Douze mille hommes de vieilles troupesentreront avec nous jusqu’à Paris. Aucune place pourtant ne seralivrée à l’étranger ; elles auront toutes garnison française,et seront prises au nom du Roi.

– Vive le Roi ! vive l’Union !la nouvelle Union, la sainte Ligue ! s’écrièrent tous lesjeunes gens de rassemblée.

– Le voici venu, s’écria Cinq-Mars avecenthousiasme, le voici, le plus beau jour de ma vie ! Ôjeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante et légère desiècle en siècle ! de quoi t’accuse-t-on aujourd’hui ?Avec un chef de vingt-deux ans s’est conçue, mûrie, et vas’exécuter la plus vaste, la plus juste, la plus salutaire desentreprises. Amis, qu’est-ce qu’une grande vie, sinon une pensée dela jeunesse exécutée par l’âge mûr ? La jeunesse regardefixement l’avenir avec son œil d’aigle, y trace un large plan, yjette une pierre fondamentale ; et tout ce que peut fairenotre existence entière, c’est d’approcher de ce premier dessein.Ah ! quand pourraient naître les grands projets, sinon lorsquele cœur bat fortement dans la poitrine ? L’esprit n’ysuffirait pas, il n’est rien qu’un instrument.

Une nouvelle explosion de joie suivait cesparoles, lorsqu’un vieillard à barbe blanche sortit de lafoule.

– Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà levieux chevalier de Guise qui va radoter et nous refroidir.

En effet, le vieillard, serrant la main deCinq-Mars, dit lentement et péniblement, après s’être placé près delui :

– Oui, mon enfant, et vous, mes enfants,je vois avec joie que mon vieil ami Bassompierre sera délivré parvous, et que vous allez venger le comte de Soissons et le jeuneMontmorency… Mais il convient à la jeunesse, tout ardente qu’elleest, d’écouter ceux qui ont beaucoup vu. J’ai vu la Ligue, mesenfants, et je vous dis que vous ne pourrez pas prendre cette fois,comme on fit alors, le titre de sainte Ligue,sainte Union, de Protecteurs desaint Pierre et Piliers del’Église, parce que je vois que vous comptez sur l’appuides huguenots ; vous ne pourrez pas non plus mettresur votre grand sceau de cire verte un trône vide, puisqu’il estoccupé par un roi.

– Vous pouvez dire par deux, interrompitGondi en riant.

– Il est pourtant d’une grandeimportance, poursuivait le vieux Guise au milieu de ces jeunes gensen tumulte, il est pourtant d’une grande importance de prendre unnom auquel s’attache le peuple ; celui de Guerredu bien public a été pris autrefois,Princes de la Paixdernièrement ; il faudrait en trouver un…

– Eh bien, la Guerre duRoi, dit Cinq-Mars…

– Oui, c’est cela ! Guerredu Roi, dirent Gondi et tous les jeunes gens.

– Mais, reprit encore le vieux ligueur,il serait essentiel aussi de se faire approuver par la Facultéthéologique de Sorbonne, qui sanctionna autrefois même leshaut-gourdierset les sorgueurs[13], et remettre en vigueur sa deuxièmeproposition : qu’il est permis au peuple de désobéir auxmagistrats et de les pendre.

– Hé ! chevalier, s’écria Gondi, ilne s’agit plus de cela ; laissez parler M. leGrand ; nous ne pensons pas plus à la Sorbonne à présent qu’àvotre saint Jacques Clément.

On rit, et Cinq-Mars reprit :

– J’ai voulu, messieurs, ne vous riencacher des projets de MONSIEUR, de ceux du duc de Bouillon et desmiens, parce qu’il est juste qu’un homme qui joue sa vie sache àquel jeu ; mais je vous ai mis sous les yeux les chances lesplus malheureuses, et je ne vous ai pas détaillé nos forces, parcequ’il n’est pas un de vous qui n’en sache le secret. Est-ce à vous,messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal, que j’apprendrai lesrichesses que MONSIEUR met à notre disposition ? Est-ce àvous, monsieur d’Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai combien dejeunes gentilshommes ont voulu s’adjoindre à vos compagnies de gensd’armes et de chevau-légers, pour combattre lesCardinalistes ? combien en Touraine et dans l’Auvergne, oùsont les terres de la maison d’Effiat, et d’où vont sortir deuxmille seigneurs avec leurs vassaux ? Baron de Beauvau, vousferai-je redire le zèle et la valeur des cuirassiers que vousdonnâtes au malheureux comte de Soissons, dont la cause était lanôtre, et que vous vîtes assassiner au milieu de son triomphe parcelui qu’il avait vaincu avec vous ? Dirai-je à ces messieursla joie du Comte-Duc[14] à lanouvelle de nos dispositions, et les lettres du Cardinal-Infant auduc de Bouillon ? Parlerai-je de Paris à l’abbé de Gondi, àd’Entraigues, et à vous, messieurs, qui voyez tous les jours sonmalheur, son indignation et son besoin d’éclater ? Tandis quetous les royaumes étrangers demandent la paix, que le Cardinal deRichelieu détruit toujours par sa mauvaise foi (comme il l’a faiten rompant le traité de Ratisbonne), tous les ordres de l’Étatgémissent de ses violences et redoutent cette colossale ambition,qui ne tend pas moins qu’au trône temporel et même spirituel de laFrance.

Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars.On se tut un moment, et l’on entendit le son des instruments à ventet le trépignement mesuré du pied des danseurs.

Ce bruit causa un instant de distraction etquelques rires dans les plus jeunes gens de rassemblée.

Cinq-Mars en profita, et levant lesyeux :

– Plaisirs de la jeunesse, s’écria-t-il,amours, musique, danses joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nosloisirs ! que n’êtes-vous nos seules ambitions ! Qu’ilnous faut de ressentiments pour que nous venions faire entendre noscris d’indignation à travers les éclats de la joie, nos redoutablesconfidences dans l’asile des entretiens du cœur, et nos serments deguerre et de mort au milieu de l’enivrement des fêtes de lavie !

Malheur à celui qui attriste la jeunesse d’unpeuple ! Quand les rides sillonnent le front de l’adolescent,on peut dire hardiment que le doigt d’un tyran les a creusées. Lesautres peines du jeune âge lui donnent le désespoir, et non laconsternation. Voyez passer en silence, chaque matin, ces étudiantstristes et mornes, dont le front est jauni, dont la démarche estlente et la voix basse ; on croirait qu’ils craignent de vivreet de faire un pas vers l’avenir. Qu’y a-t-il donc en France ?Un homme de trop.

Oui, continua-t-il, j’ai suivi pendant deuxannées la marche insidieuse et profonde de son ambition. Sesétranges procédures, ses commissions secrètes, ses assassinatsjuridiques, vous sont connus : princes, pairs, maréchaux, touta été écrasé par lui ; il n’y a pas une famille de France quine puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage. S’ilnous regarde tous comme ennemis de son autorité, c’est qu’il neveut laisser en France que sa maison, qui ne tenait, il y a vingtans, qu’un des plus petits fiefs du Poitou.

Les Parlements humiliés n’ont plus devoix ; les présidents de Mesmes, de Novion, de Bellièvre, vousont-ils révélé leur courageuse mais inutile résistance pourcondamner à mort le duc de La Valette ?

Les présidents et conseils des courssouveraines ont été emprisonnés, chassés, interdits, choseinouïe ! lorsqu’ils ont parlé pour le Roi ou pour lepublic.

Les premières charges de justice, qui lesremplit ? des hommes infâmes et corrompus qui sucent le sanget l’or du pays. Paris et les villes maritimes taxées ; lescampagnes ruinées et désolées par les soldats, sergents et gardesdu scel ; les paysans réduits à la nourriture et à la litièredes animaux tués par la peste ou la faim, se sauvant en paysétranger : tel est l’ouvrage de cette nouvelle justice. Il estvrai que ces dignes agents ont fait battre monnaie à l’effigie duCardinal-Duc. Voici de ses pièces royales.

Ici le grand Écuyer jeta sur le tapis unevingtaine de doublons en or où Richelieu était représenté. Unnouveau murmure de haine pour le Cardinal s’éleva dans la salle. –Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mécontent ? Non.Les évêques ont été jugés contre les lois de l’État et le respectdû à leurs personnes sacrées. On a vu des corsaires d’Algercommandés par un archevêque. Des gens de néant ont été élevés aucardinalat. Le ministre même, dévorant les choses les plus saintes,s’est fait élire général des ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré,jetant dans les prisons les religieux qui lui refusaient leursvoix. Jésuites, Carmes, Cordeliers, Augustins, Jacobins ont étéforcés d’élire en France des vicaires généraux pour ne pluscommuniquer à Rome avec leurs propres supérieurs, parce qu’il veutêtre patriarche en France et chef de l’Église gallicane.

– C’est un schismatique, unmonstre ! s’écrièrent plusieurs voix.

– Sa marche est donc visible,messieurs ; il est prêt à saisir le pouvoir temporel etspirituel ; il s’est cantonné, peu à peu, contre le Roi même,dans les plus fortes places de la France ; saisi desembouchures des principales rivières, des meilleurs ports del’Océan, des salines et de toutes les sûretés du royaume ;c’est donc le Roi qu’il faut délivrer de cette oppression.Le Roi et la Paix seranotre cri. Le reste à la Providence.

Cinq-Mars étonna beaucoup toute l’assemblée etde Thou lui-même par ce discours. Personne ne l’avait entendujusque-là parler longtemps de suite, même dans les conversationsfamilières ; et jamais il n’avait laissé entrevoir par un seulmot la moindre aptitude à connaître les affaires publiques ;il avait au contraire affecté une insouciance très-grande aux yeuxmême de ceux qu’il disposait à servir ses projets, ne leur montrantqu’une indignation vertueuse contre les violences du ministre, maisaffectant de ne mettre en avant aucune de ses propres idées, pourne pas faire voir son ambition personnelle comme but de sestravaux. La confiance qu’on lui témoignait reposait sur sa faveuret sur sa bravoure. La surprise fut donc assez grande pour causerun moment de silence ; ce silence fut bientôt rompu par tousces transports communs aux Français, jeunes ou vieux, lorsqu’onleur présente un avenir de combats, quel qu’il soit.

Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main dujeune chef de parti, l’abbé de Gondi bondissait comme unchevreau.

– J’ai déjà enrôlé mon régiment !cria-t-il, j’ai des hommes superbes !

Puis, s’adressant à Marion de Lorme :

– Parbleu, mademoiselle, je veux portervos couleurs ; votre ruban gris de lin et votre ordre del’Allumette. La devise en est charmante :

Nous ne brûlons que pour brûler les autres,

et je voudrais que vous pussiez voir tout ceque nous ferons de beau, si par bonheur on en vient aux mains.

La belle Marion, qui l’aimait peu, se mit àparler par-dessus sa tête à M. de Thou, mortification quiexaspérait toujours le petit abbé ; aussi la quitta-t-ilbrusquement en se redressant et relevant dédaigneusement samoustache.

Tout à coup un mouvement de silence subit sefit dans l’assemblée : un papier roulé avait frappé le plafondet était venu tomber aux pieds de Cinq-Mars. Il le ramassa et ledéplia, après avoir regardé vivement autour de lui ; onchercha en vain d’où il pouvait être venu ; tous ceux quis’avancèrent n’avaient sur le visage que l’expression del’étonnement et d’une grande curiosité.

– Voici mon nom mal écrit, dit-ilfroidement.

ÀCINQ-MARCS.

CENTURIE DE NOSTRADAMUS[15].

Quand bonnet rouge passera par la fenêtre,

À quarante onces on coupera la tête,

Et tout finira.

Il y a un traître parmi nous, messieurs,ajouta-t-il en jetant ce papier. Mais que nous importe ! Nousne sommes pas gens à nous effrayer de ces sanglants jeux demots.

– Il faut le chercher et le jeter par lafenêtre ! dirent les jeunes gens.

Cependant rassemblée avait éprouvé unesensation fâcheuse, on ne se parlait plus qu’à l’oreille, et chacunregardait son voisin avec méfiance. Quelques personnes seretirèrent : la réunion s’éclaircit. Marion de Lorme necessait de dire à chacun qu’elle chasserait ses gens, qui seulsdevaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il régna dans cetinstant quelque froideur dans la salle. Les premières phrases dudiscours de Cinq-Mars laissaient aussi de l’incertitude sur lesintentions du Roi, et cette franchise intempestive avait un peuébranlé les caractères les moins fermes.

Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.

– Écoutez, lui dit-il tout bas :croyez-moi, j’ai étudié avec soin les conspirations et lesassemblées ; il y a des choses purement mécaniques qu’il fautsavoir ; suivez mon avis ici : je suis vraiment devenuassez fort dans cette partie. Il leur faut encore un petit mot, etemployez l’esprit de contradiction ; cela réussit toujours enFrance ; vous les réchaufferez ainsi. Ayez l’air de ne pasvouloir les retenir malgré eux, ils resteront.

Le grand Écuyer trouva la recette bonne, ets’avançant vers ceux qu’il savait les plus engagés, leurdit :

– Du reste, messieurs, je ne veux forcerpersonne à me suivre ; assez de braves nous attendent àPerpignan, et la France entière est de notre opinion. Si quelqu’unveut s’assurer une retraite, qu’il parle ; nous lui donneronsles moyens de se mettre dès à présent en sûreté.

Nul ne voulut entendre parler de cetteproposition, et le mouvement qu’elle occasionna fit renouveler lesserments de haine contre le Cardinal-Duc.

Cinq-Mars continua pourtant à interrogerquelques personnes qu’il choisissait bien, car il finit parMontrésor, qui cria qu’il se passerait son épée à travers le corpss’il en avait eu la seule pensée, et par Gondi, qui, se dressantfièrement sur les talons, dit :

– Monsieur le grand Écuyer, ma retraite àmoi, c’est l’archevêché de Paris et l’île Notre-Dame ; j’enferai une place assez forte pour qu’on ne m’enlève pas.

– La vôtre ? dit-il à de Thou.

– À vos côtés, répondit celui-cidoucement en baissant les yeux, ne voulant pas même donner del’importance à sa résolution par la fermeté du regard.

– Vous le voulez ? eh bien,j’accepte, dit Cinq-Mars ; mon sacrifice est plus grand que levôtre en cela.

Puis, se retournant versl’assemblée :

– Messieurs, dit-il, je vois en vous lesderniers hommes de la France ; car, après les Montmorency etles Soissons, vous, seuls osez encore lever une tête libre et dignede notre vieille franchise. Si Richelieu triomphe, les antiquesmonuments de la monarchie crouleront avec nous ; la courrégnera seule à la place des Parlements, antiques barrières et enmême temps puissants appuis de l’autorité royale ; mais soyonsvainqueurs, et la France nous devra la conservation de sesanciennes mœurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il seraitfâcheux de gâter un bal pour cela ; vous entendez lamusique ; ces dames vous attendent ; allons danser.

– Le Cardinal payera les violons, ajoutaGondi.

Les jeunes gens applaudirent en riant, et tousremontèrent vers la salle de danse comme ils auraient été sebattre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer