Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 16LA CONFUSION

Ilfaut, en France, beaucoup de fermeté et
une grande étendue d’esprit pour se passer
des charges et des emplois, et consentir ainsi
à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne,
presque, n’a assez de mérite pour jouer ce rôle
avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le
vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle
les affaires.

Ilne manque cependant à l’oisiveté du sage
qu’un meilleur nom, et que méditer, parler,
lire et être tranquille, s’appelât travailler.

LABRUYÈRE.

Pendant cette même matinée dont nous avons vules effets divers chez Gaston d’Orléans et chez la Reine, le calmeet le silence de l’étude régnaient dans un cabinet modeste d’unegrande maison voisine du Palais de Justice. Une lampe de cuivred’une forme gothique y luttait avec le jour naissant, et jetait salumière rougeâtre sur un amas de papiers et de livres quicouvraient une grande table ; elle éclairait le buste deL’Hospital, celui de Montaigne, du président de Thou l’historien,et du roi Louis XIII ; une cheminée assez haute pourqu’un homme pût y entrer, et même s’y asseoir, était remplie par ungrand feu brûlant sur d’énormes chenets de fer. Sur l’un de ceschenets était appuyé le pied du studieux de Thou, qui, déjà levé,examinait avec attention les œuvres nouvelles de Descartes et deGrotius ; il écrivait, sur son genou, ses notes sur ces livresde philosophie et de politique qui faisaient alors le sujet detoutes les conversations ; mais en ce moment lesMéditations métaphysiques absorbaient toute sonattention ; le philosophe de la Touraine enchantait le jeuneconseiller. Souvent, dans son enthousiasme, il frappait sur lelivre en jetant des cris d’admiration ; quelquefois il prenaitune sphère placée près de lui, et, la tournant longtemps sous sesdoigts, s’enfonçait dans les plus profondes rêveries de lascience ; puis, conduit par leur profondeur à une élévationplus grande, se jetait à genoux tout à coup devant le crucifixplacé sur la cheminée, parce qu’aux bornes de l’esprit humain ilavait rencontré Dieu. En d’autres instants, il s’enfonçait dans lesbras de son grand fauteuil de manière à être presque assis sur ledos, et, mettant ses deux mains sur ses yeux, suivait dans sa têtela trace des raisonnements de René Descartes, depuis cette idée dela première méditation :

« Supposons que nous sommes endormis, etque toutes ces particularités, savoir : que nous ouvrons lesyeux, remuons la tête, étendons le bras, ne sont que de faussesillusions… »

Jusqu’à cette sublime conclusion de latroisième :

« Il ne reste à dire qu’une chose :c’est que, semblable à l’idée de moi-même, celle de Dieu est née etproduite avec moi dès lors que j’ai été créé. Et, certes, on nedoit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moicette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur sonouvrage. »

Ces pensées occupaient entièrement l’âme dujeune conseiller, lorsqu’un grand bruit se fit entendre sous sesfenêtres ; il crut que le feu d’une maison excitait ces crisprolongés, et se hâta de regarder vers l’aile du bâtiment occupépar sa mère et ses sœurs ; mais tout y paraissait dormir, etles cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui attestâtle réveil des habitants : il en bénit le ciel ; et,courant à une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissonsles exploits se presser vers les rues étroites qui mènent au quai.Après avoir examiné cette cohue de femmes et d’enfants, l’enseigneridicule qui les guidait, et les grossiers travestissements deshommes : « C’est quelque fête populaire ou quelquecomédie de carnaval, » se dit-il ; et, s’étant placé denouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la tableet se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait cejour-là. Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant auquatrième jour de ce mois le nom de sainte Barbe,il se rappela qu’il venait de voir passer des espèces de petitscanons et caissons, et, parfaitement satisfait de l’explicationqu’il se donnait à lui-même, se hâta de chasser l’idée qui venaitde le distraire, et se renfonça dans sa douce étude, se levantseulement quelquefois pour aller prendre un livre aux rayons de sabibliothèque, et, après y avoir lu une phrase, une ligne ouseulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou sur leparquet, encombré ainsi de papiers qu’il se gardait bien de mettreà leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries.

Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquementla porte, un nom qu’il avait distingué parmi tous ceux du barreau,et un homme que ses relations dans la magistrature lui avaient faitconnaître particulièrement.

– Eh ! par quel hasard, à cinqheures du matin, vois-je entrer M. Fournier ?s’écria-t-il ; y a-t-il quelques malheureux à défendre,quelques familles à nourrir des fruits de son talent ? a-t-ilquelque erreur à détruire parmi nous, quelque vertu à réveillerdans nos cœurs ? car ce sont là de ses œuvres accoutumées.Vous venez peut-être m’apprendre quelque nouvelle humiliation denotre parlement ; hélas ! les chambres secrètes del’Arsenal sont plus puissantes que l’antique magistraturecontemporaine de Clovis ; le parlement s’est mis à genoux,tout est perdu, à moins qu’il ne se remplisse tout à coup d’hommessemblables à vous.

– Monsieur, je ne mérite pas vos éloges,dit l’avocat en entrant accompagné d’un homme grave et âgé,enveloppé comme lui d’un grand manteau ; je mérite aucontraire tout votre blâme, et j’en suis presque au repentir, ainsique M. le comte du Lude, que voici. Nous venons vous demanderasile pour la journée.

– Asile ! et contre qui ? ditde Thou en le faisant asseoir.

– Contre le plus bas peuple de Paris, quinous veut pour chefs, et que nous fuyons ; il estodieux : la vue, l’odeur, l’ouïe et le contact surtout sontpar trop blessés, dit M. du Lude avec une gravitécomique : c’est trop fort.

– Ah ! ah ! vous dites donc quec’est trop fort ? dit de Thou très-étonné, mais ne voulant pasen faire semblant.

– Oui, reprit l’avocat ; vraiment,entre nous, M. le Grand va trop loin.

– Oui, il pousse trop vite leschoses ; il fera avorter nos projets, ajouta soncompagnon.

– Ah ! ah ! vous dites doncqu’il va trop loin ? répondit, en se frottant le menton, deThou toujours plus surpris.

Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars nel’était venu voir, et lui, sans s’inquiéter beaucoup, le sachant àSaint-Germain, fort en faveur, et ne quittant pas le Roi, étaittrès-reculé pour les nouvelles de la cour. Livré à ses gravesétudes, il ne savait jamais les événements publics que lorsqu’onl’y obligeait à force de bruit ; il n’était au courant de lavie qu’à la dernière extrémité, et donnait souvent un spectacleassez divertissant à ses amis intimes par ses étonnements naïfs,d’autant plus que, par un petit amour-propre mondain, il voulaitavoir l’air de s’entendre aux choses publiques, et tentait decacher la surprise qu’il éprouvait à chaque nouvelle. Cette fois ilétait encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joignait celuide l’amitié ; il ne voulait pas laisser croire que Cinq-Mars yeût manqué à son égard, et, pour l’honneur même de son ami, voulaitparaître instruit de ses projets.

– Vous savez bien où nous ensommes ? continua l’avocat.

– Oui, sans doute ; poursuivez.

– Lié comme vous l’êtes avec lui, vousn’ignorez pas que tout s’organise depuis un an…

– Certainement… tout s’organise… maisallez toujours…

– Vous conviendrez avec nous, monsieur,que M. le Grand est dans son tort…

– Ah ! ah ! c’est selon ;mais expliquez-vous, je verrai…

– Eh bien, vous savez de quoi on étaitconvenu à la dernière conférence dont il vous a renducompte ?

– Ah ! c’est-à-dire… pardonnez-moi,je vois bien à peu près ; mais remettez-moi sur la voie.

– C’est inutile ; vous n’avez pasoublié sans doute ce que lui-même nous recommanda chez MarionDelorme ?

– De n’ajouter personne à notre liste,dit M. du Lude.

– Ah ! oui, oui, j’entends, dit deThou ; cela me semble raisonnable, fort raisonnable, envérité.

– Eh bien, poursuivit Fournier, c’estlui-même qui a enfreint cette convention ; car, ce matin,outre les drôles que ce furet de Gondi nous a amenés, on a vu je nesais quel vagabond capitan qui, pendant la nuit, frappaità coups d’épée et de poignard des gentilshommes des deux partis encriant à tue-tête : À moi, d’Aubijoux ! tu m’as gagnétrois mille ducats, voilà trois coups d’épée. À moi, LaChapelle ! j’aurai dix gouttes de ton sang en échange de mesdix pistoles ; et je l’ai vu de mes yeux attaquer cesmessieurs et plusieurs autres encore des deux partis, assezloyalement, il est vrai, car il ne les frappait qu’en face et bienen garde, mais avec beaucoup de bonheur et une impartialitérévoltante.

– Oui, monsieur, et j’allais lui en diremon avis, reprit du Lude, quand je l’ai vu s’évader dans la foulecomme un écureuil, et riant beaucoup avec quelques inconnus àfigures basanées ; je ne doute pas cependant queM. de Cinq-Mars ne l’ait envoyé, car il donnait desordres à cet Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnierespagnol, ce vaurien qu’il a pris pour domestique. Ma foi, je suisdégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être confondu aveccette canaille.

– Ceci, monsieur, reprit Fournier, estfort différent de l’affaire de Loudun. Le peuple ne fit que sesoulever, sans se révolter réellement : dans ce pays, c’étaitla partie saine et estimable de la population, indignée d’unassassinat, et non animée par le vin et l’argent. C’était un crijeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l’organehonorablement, et non pas ces hurlements de l’hypocrisie factieuseet d’un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomispar ses égouts. J’avoue que je suis très-las de ce que je vois, etje suis venu aussi pour vous prier d’en parler à M. leGrand.

De Thou était fort embarrassé pendant ces deuxdiscours, et cherchait en vain à comprendre ce que Cinq-Marspouvait avoir à démêler avec le peuple, qui lui avait semblé seréjouir : d’un autre côté, il persistait à ne pas vouloirfaire l’aveu de son ignorance ; elle était totale cependant,car, la dernière fois qu’il avait vu son ami, il ne parlait que deschevaux et des écuries du Roi, de la chasse au faucon et del’importance du grand veneur dans les affaires de l’État, ce qui nesemblait pas annoncer de vastes projets où le peuple pût entrer.Enfin il se hasarda timidement à leur dire :

– Messieurs, je vous promets de fairevotre commission ; en attendant, je vous offre ma table et deslits pour le temps que vous voudrez. Mais pour vous dire mon avisdans cette occasion, cela m’est difficile. Ah çà, dites-moi un peu,on n’a donc pas fêté, la Sainte-Barbe ?

– La Sainte-Barbe ! ditFournier.

– La Sainte-Barbe ! dit du Lude.

– Oui, oui, on a brûlé de lapoudre ; c’est ce que veut dire M. de Thou, repritle premier en riant. Ah ! c’est fort drôle ! fortdrôle ! Oui, effectivement, je crois que c’est aujourd’hui laSainte-Barbe.

Cette fois de Thou fut confondu de leurétonnement et réduit au silence ; pour eux, voyant qu’ils nes’entendaient pas avec lui, ils prirent le parti de se taire demême.

Ils se taisaient encore, lorsque la portes’ouvrit à l’ancien gouverneur de Cinq-Mars, l’abbé Quillet, quientra en boitant un peu. Il avait l’air soucieux, et n’avait rienconservé de son ancienne gaieté dans son air et ses propos ;seulement son regard était vif et sa parole très-brusque.

– Pardon, pardon, mon cher de Thou, si jevous trouble si tôt dans vos occupations ; c’est étonnant,n’est-ce pas de la part d’un goutteux ? Ah ! c’est que letemps s’avance ; il y a deux ans je ne boitais pas ;j’étais au contraire fort ingambe lors de mon voyage enItalie : il est vrai que la peur donne des jambes.

En disant cela, il se jeta au fond d’unecroisée, et, faisant signe à de Thou d’y venir lui parler, ilcontinua tout bas :

– Que je vous dise, mon ami, à vous quiêtes dans leurs secrets ; je les ai fiancés il y a quinzejours, comme ils vous l’ont raconté.

– Oui, vraiment ! dit le pauvre deThou, tombant de Charybde en Scylla dans un autre étonnement.

– Allons, faites donc le surpris ?vous savez bien qui, continua l’abbé. Mais, ma foi, je crainsd’avoir eu trop de complaisance pour eux, quoique ces deux enfantssoient vraiment intéressants par leur amour. J’ai peur de lui plusque d’elle ; je crois qu’il fait des sottises, d’aprèsl’émeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là-dessus.

– Mais, dit de Thou très-gravement, je nesais pas, d’honneur, ce que vous voulez dire. Qui donc fait dessottises ?

– Allons donc, mon cher !voulez-vous faire encore le mystérieux avec moi ? C’estinjurieux, dit le bonhomme, commençant à se fâcher.

– Non, vraiment ! Mais qui avez-vousfiancé ?

– Encore ! fi donc,monsieur !

– Mais quelle est donc cette émeute de cematin ?

– Vous vous jouez de moi. Je sors, ditl’abbé en se levant.

– Je vous jure que je ne comprends rien àtout ce qu’on me dit aujourd’hui. Est-ceM. de Cinq-Mars ?

– À la bonne heure, monsieur, vous metraitez en Cardinaliste ; eh bien, quittons-nous, dit l’abbéQuillet furieux.

Et il reprit sa canne à béquille et sortittrès-vite, sans écouter de Thou, qui le poursuivit jusqu’à savoiture en cherchant à l’apaiser, mais sans y réussir, parce qu’iln’osait nommer son ami sur l’escalier devant ses gens et ne pouvaits’expliquer. Il eut le déplaisir de voir s’en aller son vieux abbéencore tout en colère, et lui cria : – À demain ! pendantque le cocher partait, et sans qu’il y répondît.

Il lui fut utile, cependant, d’être descendujusqu’au bas des degrés de sa maison, car il vit des groupes hideuxde gens du peuple qui revenaient du Louvre, et fut à même alors dejuger de l’importance de leur mouvement dans la matinée ; ilentendit des voix grossières crier comme en triomphe :

– Elle a paru tout de même, la petiteReine ! – Vive le bon duc de Bouillon, qui nous arrive !Il a cent mille hommes avec lui, qui viennent en radeau sur laSeine. Le vieux Cardinal de la Rochelle est mort. – Vive leRoi ! vive M. le Grand !

Les cris redoublèrent à l’arrivée d’unevoiture à quatre chevaux, dont les gens portaient la livrée du roi,et qui s’arrêta devant la porte du conseiller. Il reconnutl’équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio descendit ouvrir les grandsrideaux, comme les avaient les carrosses de cette époque. Le peuples’était jeté entre le marchepied et les premiers degrés de laporte, de sorte qu’il lui fallut de véritables efforts pourdescendre et se débarrasser des femmes de la Halle, qui voulaientl’embrasser en criant :

– Te voilà donc, mon cœur, mon petitami ! Tu arrives donc, mon mignon ! Voyez comme il estjoli, c’t amour avec sa grande collerette ! Ça ne vaut-il pasmieux que c’t autre avec sa moustache blanche ? Viens, monfils, apporte-nous du bon vin comme ce matin.

Henry d’Effiat serra, en rougissant, la mainde son ami, qui se hâta de faire fermer ses portes. – Cette faveurpopulaire est un calice qu’il faut boire, dit-il en entrant…

– Il me semble, répondit gravement deThou, que vous le buvez même jusqu’à la lie.

– Je vous expliquerai ce bruit, réponditCinq-Mars un peu embarrassé. À présent, si vous m’aimez,habillez-vous pour m’accompagner à la toilette de la Reine.

– Je vous ai promis bien del’aveuglement, dit le conseiller ; cependant il ne peut seprolonger plus longtemps, en bonne foi…

– Encore une fois, je vous parlerailonguement en revenant de chez la Reine. Mais dépêchez-vous, il estdix heures bientôt.

J’y vais avec vous, dit de Thou en le faisantentrer dans son cabinet, où se trouvaient le comte du Lude etFournier. Et il passa lui-même dans un autre appartement.

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