Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 26LA FÊTE

MonDieu ! qu’est-ce que ce monde ?

Dernières paroles deM. Cinq-Mars.

Le jour même du cortège sinistre de Lyon, etdurant les scènes que nous venons de voir, une fête magnifique sedonnait à Paris, avec tout le luxe et le mauvais goût du temps. Lepuissant Cardinal avait voulu remplir à la fois de ses pompes lesdeux premières villes de France.

Sous le nom d’ouverture du Palais-Cardinal, onannonça cette fête donnée au Rai et à toute la cour. Maître del’empire par la force, il voulut encore l’être des esprits par laséduction, et, las de dominer, il espéra plaire. La tragédie deMirame allait être représentée dans une salle construiteexprès pour ce grand jour : ce qui éleva les frais de cettesoirée, dit Pélisson, à trois cent mille écus.

La garde entière du premier ministre[39] était sous les armes ; ses quatrecompagnies de Mousquetaires et de Gens d’armes étaient rangées enhaie sur les vastes escaliers et à l’entrée des longues galeries duPalais-Cardinal[40]. Ce brillant Pandémonium,où les péchés mortels ont un temple à chaque étage, n’appartint cejour-là qu’à l’orgueil, qui l’occupait de haut en bas. Sur chaquemarche était posté l’un des arquebusiers de la garde du Cardinal,tenant une torche à la main et une longue carabine dansl’autre ; la foule de ses gentilshommes circulait entre cescandélabres vivants, tandis que dans le grand jardin, entouréd’épais marronniers, remplacés aujourd’hui par les arcades, deuxcompagnies de Chevau-légers à cheval, le mousquet au poing, setenaient prêtes au premier ordre et à la première crainte de leurmaître.

Le Cardinal, porté et suivi par sestrente-huit pages, vint se placer dans sa loge tendue de pourpre,en face de celle où le Roi était couché à demi, derrière desrideaux verts qui le préservaient de l’éclat des flambeaux. Toutela cour était entassée dans les loges, et se leva lorsqu’ilparut ; la musique commença une ouverture brillante, et l’onouvrit le parterre à tous les hommes de la ville et de l’armée quise présentèrent. Trois flots impétueux de spectateurs s’yprécipitèrent, et le remplirent en un instant ; ils étaientdebout et tellement pressés, que le mouvement d’un bras suffisaitpour causer sur toute la foule le balancement d’un champ de blé. Onvit tel homme dont la tête décrivait ainsi un cercle assez étendu,comme celle d’un compas, sans que ses pieds eussent quitté le pointoù ils étaient fixés, et on emporta quelques jeunes gens évanouis.Le ministre, contre sa coutume, avança sa tête décharnée hors de satribune, et salua l’assemblée d’un air qui voulait être gracieux.Cette grimace n’obtint de réponse qu’aux loges, le parterre futsilencieux. Richelieu avait voulu montrer qu’il ne craignait pas lejugement public pour son ouvrage et avait permis que l’onintroduisît sans choix tous ceux qui se présenteraient. Ilcommençait à s’en repentir, mais trop tard. En effet, cetteimpartiale assemblée fut aussi froide que latragédie-pastorale l’était elle-même ; envain les bergères du théâtre, couvertes de pierreries,exhaussées sur des talons rouges, portant du bout des doigts deshoulettes ornées de rubans, et suspendant des guirlandes de fleurssur leurs robes que soulevaient les vertugadins, semouraient d’amour en longue tirade de deux cents verslangoureux ; en vain des amants parfaits(car c’était le beau idéal de l’époque) se laissaient dépérir defaim dans un antre solitaire, et déploraient leur mort avecemphase, en attachant à leurs cheveux des rubans de la couleurfavorite de leur belle ; en vain les femmes de la courdonnaient des signes de ravissement, penchées au bord de leursloges, et tentaient même l’évanouissement le plus flatteur :le morne parterre ne donnait d’autre signe de vie que lebalancement perpétuel des têtes noires à longs cheveux. Le Cardinalmordait ses lèvres et faisait le distrait pendant le premier acteet le second ; le silence avec lequel s’écoulèrent letroisième et le quatrième fit une telle blessure à son cœurpaternel, qu’il se fit soulever à demi hors de son balcon, et, danscette incommode et ridicule attitude, faisait signe à ses amis dela cour de remarquer les plus beaux endroits, et donnait le signaldes applaudissements ; on y répondait de quelques loges, maisl’impassible parterre était plus silencieux que jamais ;laissant la scène se passer entre le théâtre et les régionssupérieures, il s’obstinait à demeurer neutre. Le maître del’Europe et de la France, jetant alors un regard de feu sur cepetit amas d’hommes qui osaient ne pas admirer son œuvre, sentitdans son cœur le vœu de Néron, et pensa un moment combien il seraitheureux qu’il n’y eût là qu’une tête.

Tout à coup cette masse noire et immobiles’anima, et des salves interminables d’applaudissements éclatèrent,au grand étonnement des loges, et surtout du ministre. Il sepencha, saluant avec reconnaissance ; mais il s’arrêta enremarquant que les battements de mains interrompaient les acteurstoutes les fois qu’ils voulaient recommencer. Le roi fit ouvrir lesrideaux de sa loge, fermés jusque-là, pour voir ce qui excitaittant d’enthousiasme ; toute la cour se pencha hors descolonnes : on aperçut alors dans la foule des spectateurs,assis sur le théâtre, un jeune homme humblement vêtu, qui venait dese placer avec peine ; tous les regards se portaient sur lui.Il en paraissait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de sonpetit manteau noir trop court. LeCid !le Cid ! cria leparterre, ne cessant d’applaudir. Corneille, effrayé, se sauva dansles coulisses, et tout retomba dans le silence.

Le Cardinal, hors de lui, fit fermer lesrideaux de sa loge et se fit emporter dans ses galeries.

Ce fut là que s’exécuta une autre scènepréparée dès longtemps par les soins de Joseph, qui avait sur cepoint endoctriné les gens de sa suite avant de quitter Paris. Lecardinal Mazarin, s’écriant qu’il était plus prompt de faire passerSon Éminence par une longue fenêtre vitrée qui ne s’élevait qu’àdeux pieds de terre, et conduisait de sa loge aux appartements, lafit ouvrir, et les pages y tirent passer le fauteuil. Aussitôt centvoix s’élevèrent pour dire et proclamer l’accomplissement de lagrande prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix : Lebonnet rouge, c’est Monseigneur ;quarante onces, c’est Cinq-Mars ;tout finira, c’était de Thou : quel heureux coup duciel ! Son Éminence règne sur l’avenir comme sur leprésent !

Il s’avançait ainsi sur son trône ambulantdans de longues et resplendissantes galeries, écoutant ce douxmurmure d’une flatterie nouvelle ; mais, insensible à ce bruitdes voix qui divinisaient son génie, il eût donné tous leurs propospour un seul mot, un seul geste de ce public immobile etinflexible, quand même ce mot eût été un cri de haine ; car onétouffe les clameurs, mais comment se venger du silence ? Onempêche un peuple de frapper, mais qui l’empêcherad’attendre ? Poursuivi par le fantôme importun de l’opinionpublique, le sombre ministre ne se crut en sûreté qu’arrivé au fondde son palais, au milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dontles adorations lui firent bientôt oublier que quelques hommesavaient osé ne pas l’admirer. Il se fit placer comme un roi aumilieu de ses vastes appartements, et, regardant autour de lui, semit à compter attentivement les hommes puissants et soumis quil’entouraient : il les compta et s’admira. Les chefs de toutesles grandes familles, les princes de l’Église, les présidents detous les parlements, les gouverneurs des provinces, les maréchauxet les généraux en chef des armées, le nonce, les ambassadeurs detous les royaumes, les députés et les sénateurs des républiques,étaient immobiles, soumis et rangés autour de lui, comme attendantses ordres. Plus un regard qui osât soutenir son regard, plus uneparole qui osât s’élever sans sa volonté, plus un projet qu’on osâtformer dans le repli le plus secret du cœur, plus une pensée qui neprocédât de la sienne. L’Europe muette l’écoutait parreprésentants. De loin en loin il élevait une voix impérieuse, etjetait une parole satisfaite au milieu de ce cercle pompeux, commeun denier dans la foule des pauvres. On pouvait alors reconnaître,à l’orgueil qui s’allumait dans ses regards et à la joie de sacontenance, celui des princes sur qui venait de tomber une tellefaveur ; celui-là se trouvait même transformé tout à coup enun autre homme, et semblait avoir fait un pas dans la hiérarchiedes pouvoirs, tant on entourait d’adorations inespérées et desoudaines caresses ce fortuné courtisan, dont le Cardinaln’apercevait pas même le bonheur obscur. Le frère du Roi et le ducde Bouillon étaient debout dans la foule, d’où le ministre nedaigna pas les tirer ; seulement il affecta de dire qu’ilserait bon de démanteler quelques places fortes, parla longuementde la nécessité des pavés et des quais dans les rues de Paris, etdit en deux mots à Turenne qu’on pourrait l’envoyer à l’arméed’Italie, près du prince Thomas, pour chercher son bâton demaréchal.

Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans sesmains puissantes les plus grandes et les moindres choses del’Europe, au milieu d’une fête bruyante dans son magnifique palais,on avertissait la Reine au Louvre que l’heure était venue de serendre chez le Cardinal, où le Roi l’attendait après la tragédie.La sérieuse Anne d’Autriche n’assistait à aucun spectacle ;mais elle n’avait pu refuser la fête du premier ministre. Elleétait dans son oratoire, prête à partir et couverte de perles, saparure favorite ; debout près d’une grande glace avec Marie deMantoue, elle se plaisait à terminer la toilette de la jeuneprincesse, qui, vêtue d’une longue robe rose, contemplait elle-mêmeavec attention, mais un peu d’ennui et d’un air boudeur, l’ensemblede sa toilette.

La Reine considérait son propre ouvrage dansMarie, et, plus troublée qu’elle, songeait avec crainte au momentoù cesserait cette éphémère tranquillité, malgré la profondeconnaissance qu’elle avait du caractère sensible mais léger deMarie. Depuis la conversation de Saint-Germain, depuis la lettrefatale, elle n’avait pas quitté un seul instant la jeune princesse,et avait donné tous ses soins à conduire son esprit dans la voiequ’elle avait tracée d’avance ; car le trait le plus prononcédu caractère d’Anne d’Autriche était une invincible obstinationdans ses calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous lesévénements et toutes les passions avec une exactitude géométrique,et c’est sans doute à cet esprit positif et sans mobilité que l’ondoit attribuer tous les malheurs de sa régence. La sinistre réponsede Cinq-Mars, son arrestation, son jugement, tout avait été caché àla princesse Marie, dont la faute première, il est vrai, avait étéun mouvement d’amour-propre et un instant d’oubli. Cependant laReine était bonne, et s’était amèrement repentie de saprécipitation à écrire de si décisives paroles, dont lesconséquences avaient été si graves ; et tous ses effortsavaient tendu à en atténuer les suites. En envisageant son actiondans ses rapports avec le bonheur de la France, elles’applaudissait d’avoir étouffé ainsi tout à coup le germe d’uneguerre civile qui eût ébranlé l’État jusque dans sesfondements ; mais, lorsqu’elle s’approchait de sa jeune amieet considérait cet être charmant qu’elle brisait dans sa fleur, etqu’un vieillard sur un trône ne dédommagerait pas de la pertequ’elle avait faite pour toujours ; quand elle songeait àl’entier dévouement, à cette totale abnégation de soi-même qu’ellevenait de voir dans un jeune homme de vingt-deux ans, d’un si grandcaractère et presque maître du royaume, elle plaignait Marie, etadmirait du fond de l’âme l’homme qu’elle avait si mal jugé.

Elle aurait voulu du moins faire connaîtretout ce qu’il valait à celle qu’il avait tant aimée, et qui ne lesavait pas ; mais elle espérait encore en ce moment que tousles conjurés, réunis à Lyon, parviendraient à le sauver, et, unefois le sachant en pays étranger, elle pourrait alors tout dire àsa chère Marie.

Quant à celle-ci, elle avait d’abord redoutéla guerre ; mais, entourée de gens de la Reine, qui n’avaientlaissé parvenir jusqu’à elle que des nouvelles dictées par cetteprincesse, elle avait su ou cru savoir que la conjuration n’avaitpas eu d’exécution ; que le Roi et le Cardinal étaient d’abordrevenus à Paris presque ensemble ; que MONSIEUR, éloignéquelque temps, avait reparu à la cour ; que le duc deBouillon, moyennant la cession de Sedan, était aussi rentré engrâce ; et que, si le grand Écuyer ne paraissait pas encore,le motif en était la haine plus prononcée du Cardinal contre lui etla grande part qu’il avait dans la conjuration. Mais le simple bonsens et le sentiment naturel de la justice disaient assez que,n’ayant agi que sous les ordres du frère du Roi, son pardon devaitsuivre celui du prince. Tout avait donc calmé l’inquiétude premièrede son cœur, tandis que rien n’avait adouci une sorte deressentiment orgueilleux qu’elle avait contre Cinq-Mars, assezindifférent pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa retraite,ignoré de la Reine même et de toute la cour, tandis qu’elle n’avaitsongé qu’à lui, disait-elle. Depuis deux mois, d’ailleurs, les balset les carrousels s’étaient si rapidement succédé, et tant dedevoirs impérieux l’avaient entraînée, qu’il lui restait àpeine, pour s’attrister et se plaindre, le temps de sa toilette, oùelle était presque seule. Elle commençait bien chaque soir cetteréflexion générale sur l’ingratitude et l’inconstance des hommes,pensée profonde et nouvelle, qui ne manque jamais d’occuper la têted’une jeune personne à l’âge du premier amour ; mais lesommeil ne lui permettait jamais de l’achever ; et la fatiguede la danse fermait ses grands yeux noirs avant que ses idéeseussent trouvé le temps de se classer dans sa mémoire, et de luiprésenter des images bien nettes du passé. Dès son réveil, elle sevoyait entourée des jeunes princesses de la cour, et, à peine enétat de paraître, elle était forcée de passer chez la Reine, oùl’attendaient les éternels mais moins désagréables hommages duprince Palatin ; les Polonais avaient eu le temps d’apprendreà la cour de France cette réserve mystérieuse et ce silenceéloquent qui plaisent tant aux femmes, parce qu’ils accroissentl’importance des secrets toujours cachés, et rehaussent les êtresque l’on respecte assez pour ne pas oser même souffrir en leurprésence. On regardait Marie comme accordée au roi Uladislas ;et elle-même, il faut le confesser, s’était si bien faite à cetteidée, que le trône de Pologne occupé par une autre reine lui eûtparu une chose monstrueuse : elle ne voyait pas avec bonheurle moment d’y monter, mais avait cependant pris possession deshommages qu’on lui rendait d’avance. Aussi, sans se l’avouer àelle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts de Cinq-Marsque la Reine lui avait dévoilés à Saint-Germain.

– Vous êtes fraîche comme les roses de cebouquet, dit la Reine ; allons, ma chère enfant, êtes-vousprête ? Quel est ce petit air boudeur ? Venez, que jereferme cette boucle d’oreilles… N’aimez-vous pas cestopazes ? Voulez-vous une autre parure ?

– Oh ! non, madame, je pense que jene devrais pas me parer, car personne ne sait mieux que vouscombien je suis malheureuse. Les hommes sont bien cruels enversnous ! Je réfléchis encore à tout ce que vous m’avez dit, ettout m’est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien vrai qu’il nem’aimait pas ; car enfin, s’il m’avait aimée, d’abord il eûtrenoncé à une entreprise qui me faisait tant de peine, comme je lelui avais dit ; je me rappelle même, ce qui est bien plusfort, ajouta-t-elle d’un air important et même solennel, que je luidis qu’il serait rebelle ; oui, madame, rebelle, jele lui dis à Saint-Eustache. Mais je vois que Votre Majesté avaitbien raison : je suis bien malheureuse ! il avait plusd’ambition que d’amour.

Ici une larme de dépit s’échappa de ses yeuxet roula vite et seule sur sa joue, comme une perle sur unerose.

– Oui, c’est bien certain…continua-t-elle en attachant ses bracelets ; et la plus grandepreuve, c’est que depuis deux mois qu’il a renoncé à son entreprise(comme vous m’avez dit que vous l’aviez fait sauver), il auraitbien pu me faire savoir où il s’est retiré. Et moi, pendant cetemps-là, je pleurais, j’implorais toute votre puissance en safaveur ; je mendiais un mot qui m’apprit une de sesactions ; je ne pensais qu’à lui ; et encore à présent jerefuse tous les jours le trône de Pologne, parce que je veuxprouver jusqu’à la fin que je suis constante, que vous-même nepouvez me faire manquer à mon attachement, bien plus sérieux que lesien, et que nous valons mieux que les hommes ; mais, dumoins, je crois que je puis bien aller ce soir à cette fête,puisque ce n’est pas un bal.

– Oui, oui, ma chère enfant, venez vite,dit la Reine, voulant faire cesser ce langage enfantin quil’affligeait, et dont elle avait causé les erreurs ingénues ;venez, vous verrez l’union qui règne entre les princes et leCardinal, et nous apprendrons peut-être quelques bonnesnouvelles.

Elles partirent.

Lorsque les deux princesses entrèrent dans leslongues galeries du Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluéesfroidement par le Roi et le ministre, qui, entourés et pressés parune foule de courtisans silencieux, jouaient aux échecs sur unetable étroite et basse. Toutes les femmes qui entrèrent avec laReine, ou après elle, se répandirent dans les appartements, etbientôt une musique fort douce s’éleva dans l’une des salles, commeun accompagnement à mille conversations particulières quis’engagèrent autour des tables de jeu.

Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deuxjeunes et nouveaux mariés, l’heureux Chabot et la belle duchesse deRohan ; ils semblaient éviter la foule et chercher à l’écartle moment de se parler d’eux-mêmes. Tout le monde les accueillaiten souriant et les voyait avec envie : leur félicité se lisaitsur le visage des autres autant que sur le leur.

Marie les suivit des yeux : – Ils sontheureux pourtant, dit-elle à la Reine, se rappelant le blâme quel’on avait voulu jeter sur eux.

Mais, sans lui répondre, Anne d’Autrichecraignant que, dans la foule, un mot inconsidéré ne vînt apprendrequelque funeste événement à sa jeune amie, se plaça derrière le Roiavec elle. Bientôt MONSIEUR, le prince Palatin et le duc deBouillon vinrent lui parler d’un air libre et enjoué. Cependant lesecond, jetant sur Marie un regard sévère et scrutateur, luidit : « Madame la princesse, vous êtes ce soir d’unebeauté et d’une gaieté surprenantes. »

Elle fut interdite de ces paroles, et de levoir s’éloigner d’un air sombre ; elle parla au duc d’Orléans,qui ne répondit pas et sembla ne pas entendre. Marie regarda laReine, et crut remarquer de la pâleur et de l’inquiétude sur sestraits. Cependant personne n’osait approcher le Cardinal-Duc, quiméditait lentement ses coups d’échecs ; Mazarin seul, appuyésur le bras de son fauteuil, et suivant les coups avec uneattention servile, faisait des gestes d’admiration toutes les foisque le Cardinal avait joué. L’application sembla dissiper un momentle nuage qui couvrait le front du ministre : il venaitd’avancer une tour qui mettait le roi deLouis XIII dans cette fausse position qu’on nommePat, situation où ce roi d’ébène, sans être attaquépersonnellement, ne peut cependant ni reculer ni avancer dans aucunsens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et semit à sourire d’un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-êtres’interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeuxéteints et la figure mourante du prince, il se pencha à l’oreillede Mazarin, et lui dit :

– Je crois, ma foi, qu’il partira avantmoi ; il est bien changé.

En même temps, il lui prit une longue etviolente toux ; souvent il sentait en lui cette douleur aiguëet persévérante ; à cet avertissement sinistre il porta à saboucha un mouchoir qu’il en retira sanglant ; mais, pour lecacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant sévèrementautour de lui, comme pour défendre l’inquiétude.

Louis XIII, parfaitement insensible, nefit pas le plus léger mouvement, et rangea ses pièces pour uneautre partie avec une main décharnée et tremblante. Ces deuxmourants semblaient tirer au sort leur dernière heure.

En cet instant une horloge sonna minuit. LeRoi leva la tête :

– Ah ! ah ! dit-il froidement,ce matin, à la même heure, M. le Grand, notre cher ami, apassé un mauvais moment.

Un cri perçant partit auprès de lui ; ilfrémit et se jeta de l’autre côté, renversant le jeu. Marie deMantoue, sans connaissance, était dans les bras de la Reine ;celle-ci, pleurant amèrement, dit à l’oreille du Roi :

– Ah ! Sire, vous avez une hache àdeux tranchants !

Elle donnait ensuite des soins et des baisersmaternels à la jeune princesse, qui, entourée de toutes les femmesde la cour, ne revint de son évanouissement que pour verser destorrents de larmes. Sitôt qu’elle rouvrit les yeux :

– Hélas ! oui, mon enfant, lui ditAnne d’Autriche, ma pauvre enfant, vous êtes reine de Pologne.

*

**

Il est arrivé souvent que le même événementqui faisait couler des larmes dans le palais des rois a répandul’allégresse au dehors ; car le peuple croit toujours que lajoie habite avec les fêtes. Il y eut cinq jours de réjouissancespour le retour du ministre, et chaque soir, sous les fenêtres duPalais-Cardinal et sous celles du Louvre, se pressaient leshabitants de Paris ; les dernières émeutes les avaient, pourainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics ; ilscouraient d’une rue à l’autre avec une curiosité quelquefoisinsultante et hostile, tantôt marchant en processions silencieuses,tantôt poussant de longs éclats de rire ou des huées prolongéesdont on ignorait le sens. Des bandes de jeunes hommes se battaientdans les carrefours, et dansaient en rond sur les places publiques,comme pour manifester quelque espérance inconnue de plaisir etquelque joie insensée qui serrait le cœur. Il était remarquable quele silence le plus triste régnait justement dans les lieux que lesordres du ministre avaient préparés pour les réjouissances, et quel’on passait avec dédain devant les façades illuminées de sonpalais. Si quelques voix s’élevaient, c’était pour lire et reliresans cesse avec ironie les légendes et les inscriptions dontl’idiote flatterie de quelques écrivains obscurs avait entouré lesportraits du Cardinal-Duc. L’une de ces images était gardée par desarquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres que luilançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait leCardinal généralissime portant un casque entouré de lauriers. Onlisait au-dessus :

Grand duc ! c’est justement que la Francet’honore :

Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t’adore[41].

Ces belles choses ne persuadaient pas aupeuple qu’il fut heureux ; et en effet il n’adorait pas plusle Cardinal que le dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à titrede désordre. Tout Paris était en rumeur, et des hommes à longuebarbe, portant des torches, des pots remplis de vin, et des verresd’étain qu’ils choquaient à grand bruit, se tenaient sous le bras,et chantaient à l’unisson, avec des voix rudes et grossières, uneancienne ronde de la Ligue :

Reprenons la danse,

Allons, c’est assez :

Le printemps commence,

Les Rois sont passés.

Prenons quelque trêve,

Nous sommes lassés ;

Les Rois de la fève

Nous ont harassés.

Allons, Jean du Mayne,

Les Rois sont passés[42].

Les bandes effrayantes qui hurlaient cesparoles traversèrent les quais et le Pont-Neuf, froissant, contreles hautes maisons qui les couvraient alors, quelques bourgeoispaisibles, attirés par la curiosité. Deux jeunes gens enveloppésdans des manteaux furent jetés l’un contre l’autre et sereconnurent à la lueur d’une torche placée au pied de la statue deHenry IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils setrouvaient.

– Quoi ! encore à Paris,monsieur ? dit Corneille à Milton ; je vous croyais àLondres.

– Entendez-vous ce peuple,monsieur ? l’entendez-vous ? quel est ce refrainterrible :

Les Rois sont passés ?

– Ce n’est rien encore, monsieur ;faites attention à leurs propos.

– Le Parlement est mort, disait l’un deshommes, les seigneurs sont morts : dansons, nous sommes lesmaîtres ; le vieux Cardinal s’en va, il n’y a plus que le Roiet nous.

– Entendez-vous ce misérable,monsieur ? reprit Corneille ; tout est là, toute notreépoque est dans ce mot.

– Eh quoi ! est-ce là l’œuvre de ceministre que l’on appelle grand parmi vous, et même chezles autres peuples ? Je ne comprends pas cet homme.

– Je vous l’expliquerai tout à l’heure,lui répondit Corneille : mais, avant cela, écoutez la fin decette lettre que j’ai reçue aujourd’hui. Approchons-nous de cettelanterne, sous la statue du feu roi… Nous sommes seuls, la fouleest passée, écoutez :

« … C’est par l’une de ces imprévoyancesqui empêchent l’accomplissement des plus généreuses entreprises quenous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nouseussions dû penser que, préparés à la mort par de longuesméditations, ils refuseraient nos secours ; mais cette idée nevint à aucun de nous ; dans la précipitation de nos mesures,nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer dans la foule,ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution subite. J’étaisplacé, pour mon malheur, près de l’échafaud, et je vis s’avancerjusqu’au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre abbéQuillet, destiné à voir mourir son élève, qu’il avait vu naître. Ilsanglotait et n’avait que la force de baiser les mains des deuxamis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardesau signal convenu ; mais je vis avec douleurM. de Cinq-Mars jeter son chapeau loin de lui d’un air dedédain. On avait remarqué notre mouvement, et la garde catalane futdoublée autour de l’échafaud. Je ne pouvais plus voir ; maisj’entendais pleurer. Après les trois coups de trompette ordinaires,le greffier criminel de Lyon, étant à cheval assez près del’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni l’un ni l’autren’écoutèrent. M. de Thou dit àM. de Cinq-Mars : – Eh bien ! cher ami, quimourra le premier ? Vous souvient-il de saint Gervais et desaint Protais ?

« – Ce sera celui que vous jugerez àpropos, répondit Cinq-Mars.

« Le second confesseur, prenant laparole, dit à M. de Thou : – Vous êtes le plusâgé.

« – Il est vrai, ditM. de Thou, qui, s’adressant à M. le Grand, luidit : – Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien memontrer le chemin de la gloire du ciel ?

« – Hélas ! dit Cinq-Mars, je vousai ouvert celui du précipice ; mais précipitons-nous dans lamort généreusement, et nous surgirons dans la gloire et le bonheurdu ciel.

« Après quoi il l’embrassa et montal’échafaud avec une adresse et une légèreté merveilleuses. Il fitun tour sur l’échafaud, et considéra haut et bas toute cette grandeassemblée, d’un visage assuré et qui ne témoignait aucune peur, etd’un maintien grave et gracieux ; puis il fit un autre tour,saluant le peuple de tous côtés, sans paraître reconnaître aucun denous, mais avec une face majestueuse et charmante ; puis il semit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et luirecommandant sa fin : comme il baisait le crucifix, le pèrecria au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrantles bras, joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit lamême demande au peuple. Puis il s’alla jeter de bonne grâce àgenoux devant le bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, levales yeux au ciel, et demanda au confesseur : – Mon père,serai-je bien ainsi ? Puis, tandis que l’on coupait sescheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en soupirant : – MonDieu, qu’est-ce que ce monde ? mon Dieu, je vous offre monsupplice en satisfaction de mes péchés.

« – Qu’attends-tu ? que fais-tulà ? dit-il ensuite à l’exécuteur qui était là, et n’avait pasencore tiré son couperet d’un méchant sac qu’il avait apporté. Sonconfesseur, s’étant approché, lui donna une médaille ; et lui,d’une tranquillité d’esprit incroyable, pria le père de tenir lecrucifix devant ses yeux, qu’il ne voulut point avoir bandés.J’aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé Quillet, quiélevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et pure commecelle d’un ange entonna l’Ave, marisStella. Dans le silence universel, je reconnus la voix deM. de Thou, qui attendait au pied de l’échafaud ; lepeuple répéta le chant sacré. M. de Cinq-Mars embrassaplus étroitement le poteau, et je vis s’élever une hache faite à lafaçon des haches d’Angleterre. Un cri effroyable du peuple, jeté dela place, des fenêtres et des tours, m’avertit qu’elle étaitretombée et que la tête avait roulé jusqu’à terre ; j’eusencore la force, heureusement, de penser à son âme et de commencerune prière pour lui ; je la mêlai avec celle que j’entendaisprononcer à haute voix par notre malheureux et pieux ami de Thou.Je me relevai, et le vis s’élancer sur l’échafaud avec tant depromptitude, qu’on eût dit qu’il volait. Le père et lui récitèrentles psaumes ; il les disait avec une ardeur de séraphin, commesi son âme eût emporté son corps vers le ciel ; puis,s’agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme celui d’unmartyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu voulutlui accorder cette grâce : mais je vis avec horreur lebourreau, effrayé sans doute du premier coup qu’il avait porté, lefrapper sur le haut de la tête, où le malheureux jeune homme portala main ; le peuple poussa un long gémissement, et s’avançacontre le bourreau : ce misérable, tout troublé, lui porta unsecond coup, qui ne fit encore que l’écorcher et l’abattre sur lethéâtre, où l’exécuteur se roula sur lui pour l’achever. Unévénement étrange effrayait le peuple autant que l’horriblespectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars, tenantson cheval comme à un convoi funèbre, s’était arrêté au pied del’échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maîtrejusqu’à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache,tomba mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.

« Je vous écris à la hâte ces tristesdétails à bord d’une galère de Gênes, où Fontrailles, Gondi,d’Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et tous les conjurés, sommesretirés. Nous allons en Angleterre attendre que le temps aitdélivré la France du tyran que nous n’avons pu détruire.J’abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous atrahis.

« MONTRÉSOR. »

– Telle vient d’être, poursuivitCorneille, la fin de ces deux jeunes gens que vous vîtes naguère sipuissants. Leur dernier soupir a été celui de l’anciennemonarchie ; il ne peut plus régner ici qu’une courdorénavant ; les Grands et les Sénats sont anéantis[43].

– Et voilà donc ce prétendu grandhomme ! reprit Milton. Qu’a-t-il voulu faire ? Il veutdonc créer des républiques dans l’avenir, puisqu’il détruit lesbases de votre monarchie ?

– Ne le cherchez pas si loin, ditCorneille ; il n’a voulu que régner jusqu’à la fin de sa vie.Il a travaillé pour le moment, et non pour l’avenir ; il acontinué l’œuvre de Louis XI, et ni l’un ni l’autre n’ont suce qu’ils faisaient.

L’Anglais se prit à rire.

– Je croyais, dit-il, je croyais que levrai génie avait une autre marche. Cet homme a ébranlé ce qu’ildevait soutenir, et on l’admire ! Je plains votre nation.

– Ne la plaignez pas ! s’écriavivement Corneille ; un homme passe, mais un peuple serenouvelle. Celui-ci, monsieur, est doué d’une immortelle énergieque rien ne peut éteindre : souvent son imaginationl’égarera ; mais une raison supérieure finira toujours pardominer ses désordres.

Les deux jeunes et déjà grands hommes sepromenaient en parlant ainsi sur cet emplacement qui sépare lastatue de Henry IV de la place Dauphine, au milieu de laquelleils s’arrêtèrent un moment.

– Oui, monsieur, poursuivit Corneille, jevois tous les soirs avec quelle vitesse une pensée généreuseretentit dans les cœurs français, et tous les soirs je me retireheureux de l’avoir vu. La reconnaissance prosterne les pauvresdevant cette statue d’un bon roi ; qui sait quel autremonument élèverait une autre passion auprès de celui-ci ? quisait jusqu’où l’amour de la gloire conduirait notre peuple ?qui sait si, au lieu même où nous sommes, ne s’élèvera pas unepyramide arrachée à l’Orient ?

– Ce sont les secrets de l’avenir, ditMilton ; j’admire, comme vous, votre peuple passionné ;mais je le crains pour lui-même ; je le comprends mal aussi,et je ne reconnais pas son esprit, quand je le vois prodiguer sonadmiration à des hommes tels que celui qui vous gouverne. L’amourdu pouvoir est bien puéril, et cet homme en est dévoré sans avoirla force de le saisir tout entier. Chose risible ! il esttyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vientd’être presque renversé sous le doigt d’un enfant. Est-ce là legénie ? non, non ! Lorsqu’il daigne quitter ses hautesrégions pour une passion humaine, du moins doit-il l’envahir.Puisque ce Richelieu ne voulait que le pouvoir, que ne l’a-t-ildonc pris par le sommet au lieu de l’emprunter à une faible tête deRoi qui tourne et qui fléchit ? Je vais trouver un homme quin’a pas encore paru, et que je vois dominé par cette misérableambition ; mais je crois qu’il ira plus loin. Il se nommeCromwell.

Écrit en 1826.

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