Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 4LE PROCÈS

Oh ! vendetta di Dio, quanto tu dei
Esser temuta da ciascun che legge
Cio, che fu manifesto agli occhi miei !

DANTE.

Ôvengeance de Dieu, combien tu
dois être redoutable à quiconque va lire
ceci, qui se manifesta sous mes yeux.

Malgré l’usage des séances secrètes, alors misen vigueur par Richelieu, les juges du curé de Loudun avaient vouluque la salle fût ouverte au peuple, et ne tardèrent pas à s’enrepentir. Mais d’abord ils crurent en avoir assez imposé à lamultitude par leurs jongleries, qui durèrent près de sixmois ; ils étaient tous intéressés à la perte d’UrbainGrandier, mais ils voulaient que l’indignation du pays sanctionnâten quelque sorte l’arrêt de mort qu’ils préparaient et qu’ilsavaient ordre de porter, comme l’avait dit le bon abbé à sonélève.

Laubardemont était une espèce d’oiseau deproie que le Cardinal envoyait toujours quand sa vengeance voulaitun agent sûr et prompt, et, en cette occasion, il justifia le choixqu’on avait fait de sa personne. Il ne fit qu’une faute, celle depermettre la séance publique, contre l’usage ; il avaitl’intention d’intimider et d’effrayer ; il effraya, mais fithorreur.

La foule que nous avons laissée à la porte yétait restée deux heures, pendant qu’un bruit sourd de marteauxannonçait que l’on achevait dans l’intérieur de la grande salle despréparatifs inconnus et faits à la hâte. Des archers firent tournerpéniblement sur leurs gonds les lourdes portes de la rue, et lepeuple avide s’y précipita. Le jeune Cinq-Mars fut jeté dansl’intérieur avec le second flot, et, placé derrière un pilier fortlourd de ce bâtiment, il y resta pour voir sans être vu. Ilremarqua avec déplaisir que le groupe noir des bourgeois était prèsde lui ; mais les grandes portes, en se refermant, laissèrenttoute la partie du local où était le peuple dans une telleobscurité, qu’on n’eût pu le reconnaître. Quoique l’on ne fût qu’aumilieu du jour, des flambeaux éclairaient la salle, mais étaientpresque tous placés à l’extrémité, où s’élevait l’estrade desjuges, rangés derrière une table fort longue ; les fauteuils,les tables, les degrés, tout était couvert de drap noir et jetaitsur les figures de livides reflets. Un banc réservé à l’accuséétait placé sur la gauche, et sur le crêpe qui le couvrait on avaitbrodé en relief des flammes d’or, pour figurer la cause del’accusation. Le prévenu y était assis, entouré d’archers, ettoujours les mains attachées par des chaînes que deux moinestenaient avec une frayeur simulée, affectant de s’écarter au plusléger de ses mouvements, comme s’ils eussent tenu en laisse untigre ou un loup enragé, ou que la flamme eût dû s’attacher à leursvêtements. Ils empêchaient aussi avec soin que le peuple ne pûtvoir sa figure.

Le visage impassible deM. de Laubardemont paraissait dominer les juges de sonchoix ; plus grand qu’eux presque de toute la tête, il étaitplacé sur un siège plus élevé que les leurs ; chacun de sesregards ternes et inquiets leur envoyait un ordre. Il était vêtud’une longue et large robe rouge, une calotte noire couvrait sescheveux ; il semblait occupé à débrouiller des papiers qu’ilfaisait passer aux juges et circuler dans leurs mains. Lesaccusateurs, tous ecclésiastiques, siégeaient à droite desjuges ; ils étaient revêtus d’aubes et d’étoles ; ondistinguait le père Lactance à la simplicité de son habit decapucin, à sa tonsure et à la rudesse de ses traits. Dans unetribune était caché l’évêque de Poitiers ; d’autres tribunesétaient pleines de femmes voilées. Aux pieds des juges, une fouleignoble de femmes et d’hommes de la lie du peuple s’agitaitderrière six jeunes religieuses des Ursulines dégoûtées de lesapprocher ; c’étaient les témoins.

Le reste de la salle était plein d’une fouleimmense, sombre, silencieuse, suspendue aux corniches, aux portes,aux poutres, et pleine d’une terreur qui en donnait aux juges, carcette stupeur venait de l’intérêt du peuple pour l’accusé. Desarchers nombreux, armés de longues piques, encadraient ce lugubretableau d’une manière digne de ce farouche aspect de lamultitude.

Au geste du président on fit retirer lestémoins, auxquels un huissier ouvrit une porte étroite. On remarquala supérieure des Ursulines, qui, en passant devantM. de Laubardemont, s’avança, et dit assez haut : –Vous m’avez trompée, monsieur. Il demeura impassible : ellesortit.

Un silence profond régnait dansl’assemblée.

Se levant avec gravité, mais avec un troublevisible, un des juges, nommé Houmain, lieutenant crimineld’Orléans, lut une espèce de mise en accusation d’une voixtrès-basse et si enrouée, qu’il était impossible d’en saisir aucuneparole. Cependant il se faisait entendre lorsque ce qu’il avait àdire devait frapper l’esprit du peuple. Il divisa les preuves duprocès en deux sortes : les unes résultant des dépositions desoixante-douze témoins ; les autres, et les plus certaines,des exorcismes des révérends pères ici présents, s’écria-t-il enfaisant le signe de la croix.

Les pères Lactance, Barré et Mignons’inclinèrent profondément en répétant aussi ce signe sacré. – Oui,messeigneurs, dit-il en s’adressant aux juges, on a reconnu etdéposé devant vous ce bouquet de roses blanches et ce manuscritsigné du sang du magicien, copie du pacte qu’il avait fait avecLucifer, et qu’il était forcé de porter sur lui pour conserver sapuissance. On lit encore avec horreur ces paroles écrites au bas duparchemin : La minute estaux enfers, dans lecabinet de Lucifer.

Un éclat de rire qui semblait sortir d’unepoitrine forte s’entendit dans la foule. Le président rougit, etfit signe à des archers, qui essayèrent en vain de trouver leperturbateur. Le rapporteur continua :

– Les démons ont été forcés de déclarerleurs noms par la bouche de leurs victimes. Ces noms et leurs faitssont déposés sur cette table : ils s’appellent Astaroth, del’ordre des Séraphins ; Easas, Celsus, Acaos, Cédron, Asmodée,de l’ordre des Trônes ; Alex, Zabulon, Cham, Uriel et Achas,des Principautés, etc. ; car le nombre en était infini. Quantà leurs actions, qui de nous n’en fut témoin ?

Un long murmure sortit de l’assemblée ;on imposa silence, quelques hallebardes s’avancèrent, tout setut.

– Nous avons vu avec douleur la jeune etrespectable supérieure des Ursulines déchirer son sein de sespropres mains et se rouler dans la poussière ; les autressœurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la modestie de leur sexe pardes gestes passionnés ou des rires immodérés. Lorsque des impiesont voulu douter de la présence des démons, et que nous-mêmes avonssenti notre conviction ébranlée, parce qu’ils refusaient des’expliquer devant des inconnus, soit en grec, soit en arabe, lesrévérends pères nous ont raffermi en daignant nous expliquer que,la malice des mauvais esprits étant extrême, il n’était passurprenant qu’ils eussent feint cette ignorance pour être moinspressés de questions ; qu’ils avaient même fait, dans leursréponses, quelques barbarismes, solécismes et autres fautes, pourqu’on les méprisât, et que par dédain les saints docteurs leslaissassent en repos ; et que leur haine était si forte, que,sur le point de faire un de leurs tours miraculeux, ils avaientfait suspendre une corde au plancher pour faire accuser desupercherie des personnages aussi révérés, tandis qu’il a étéaffirmé sous serment, par des personnes respectables, que jamais iln’y eut de corde en cet endroit.

Mais, messieurs, tandis que le ciels’expliquait ainsi miraculeusement par ses saints interprètes, uneautre lumière nous est venue tout à l’heure : à l’instant mêmeoù les juges étaient plongés dans leurs profondes méditations, ungrand cri a été entendu près de la salle du conseil ; et, nousétant transportés sur les lieux, nous avons trouvé le corps d’unejeune demoiselle d’une haute naissance ; elle venait de rendrele dernier soupir dans la voie publique, entre les mains durévérend père Mignon, chanoine ; et nous avons su de ce mêmepère, ici présent, et de plusieurs autres personnages graves, que,soupçonnant cette demoiselle d’être possédée, à cause du bruit quis’était répandu dès longtemps de l’admiration d’Urbain Grandierpour elle, il eut l’heureuse idée de l’éprouver, et lui dit tout àcoup en l’abordant : Grandier vientd’être mis à mort ; surquoi elle ne poussa qu’un seul grand cri, et tomba morte, privéepar le démon du temps nécessaire pour les secours de notre saintemère l’Église catholique.

Un murmure d’indignation s’éleva dans lafoule, où le mot d’assassin fut prononcé ; leshuissiers imposèrent silence à haute voix ; mais le rapporteurle rétablit en reprenant la parole, ou plutôt la curiosité généraletriompha.

– Chose infâme, messeigneurs,continua-t-il, cherchant à s’affermir par des exclamations, on atrouvé sur elle cet ouvrage écrit de la main d’Urbain Grandier.

Et il tira de ses papiers un livre couvert enparchemin.

– Ciel ! s’écria Urbain de sonbanc.

– Prenez garde ! s’écrièrent lesjuges aux archers qui l’entouraient.

– Le démon va sans doute se manifester,dit le Lactance d’une voix sinistre ; resserrez ses liens.

On obéit.

Le lieutenant criminel continua : – Ellese nommait Madeleine de Brou, âgée de dix-neuf ans.

– Ciel ! ô ciel ! c’en esttrop ! s’écria l’accusé, tombant évanoui sur le parquet.

L’assemblée s’émut en sens divers ; il yeut un moment de tumulte. – Le malheureux ! il l’aimait,disaient quelques-uns. Une demoiselle si bonne ! disaient lesfemmes. La pitié commençait à gagner. On jeta de l’eau froide surGrandier sans le faire sortir, et on l’attacha sur la banquette. Lerapporteur continua :

– Il nous est enjoint de lire le début dece livre à la cour. Et il lut ce qui suit :

« C’est pour toi, douce et belleMadeleine, c’est pour mettre en repos ta conscience troublée, quej’ai peint dans un livre une seule pensée de mon âme. Elles sonttoutes à toi, fille céleste, parce qu’elles y retournent comme aubut de toute mon existence ; mais cette pensée que je t’envoiecomme une fleur vient de toi, n’existe que par toi, et retourne àtoi seule.

« Ne sois pas triste parce que tum’aimes ; ne sois pas affligée parce que je t’adore. Les angesdu ciel, que font-ils ? et les âmes des bienheureux, que leurest-il promis ? Sommes-nous moins purs que les anges ?nos âmes sont-elles moins détachées de la terre qu’après lamort ? Ô Madeleine ! qu’y a-t-il en nous dont le regarddu Seigneur s’indigne ? Est-ce lorsque nous prions ensemble,et que, le front prosterné dans la poussière devant ses autels,nous demandons une mort prochaine qui nous vienne saisir durant lajeunesse et l’amour ? Est-ce au temps où, rêvant seuls sousles arbres funèbres du cimetière, nous cherchions une double tombe,souriant à notre mort et pleurant sur notre vie ? Serait-celorsque tu viens t’agenouiller devant moi-même au tribunal de lapénitence, et que, parlant en présence de Dieu, tu ne peux rientrouver de mal à me révéler, tant j’ai soutenu ton âme dans lesrégions pures du ciel ? Qui pourrait donc offenser notreCréateur ? Peut-être, oui, peut-être seulement, je le croîs,quelque esprit du ciel aurait pu m’envier ma félicité, lorsqu’aujour de Pâques je te vis prosternée devant moi, épurée par delongues austérités du peu de souillure qu’avait pu laisser en toila tache originelle. Que tu étais belle ! ton regard cherchaitton Dieu dans le ciel, et ma main tremblante l’apporta sur teslèvres pures que jamais lèvre humaine n’osa effleurer. Êtreangélique, j’étais seul à partager les secrets du Seigneur, ouplutôt l’unique secret de la pureté de ton âme ; je t’unissaisà ton Créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein. Hymenineffable dont l’Éternel fut le prêtre lui-même, vous étiez seulpermis entre la Vierge et le Pasteur ; la seule volupté dechacun de nous fut de voir une éternité de bonheur commencer pourl’autre, et de respirer ensemble les parfums du ciel, de prêterdéjà l’oreille à ses concerts, et d’être sûrs que nos âmesdévoilées à Dieu seul et à nous étaient dignes de l’adorerensemble.

« Quel scrupule pèse encore sur ton âme,ô ma sœur ? Ne crois-tu pas que j’aie rendu un culte tropgrand à ta vertu ? crains-tu qu’une si pure admiration nem’ait détourné de celle du Seigneur ?… »

Houmain en était là quand la porte parlaquelle étaient sortis les témoins s’ouvrit tout à coup. Lesjuges, inquiets, se parlèrent à l’oreille. Laubardemont, incertain,fit signe aux pères pour savoir si c’était quelque scène exécutéepar leur ordre ; mais, étant placés à quelque distance de lui,et surpris eux-mêmes, ils ne purent lui faire entendre que cen’était point eux qui avaient préparé cette interruption.D’ailleurs, avant que leurs regards eussent été échangés, l’on vit,à la grande stupéfaction de l’assemblée, trois femmes en chemise,pieds nus, la corde au cou, un cierge à la main, s’avancer jusqu’aumilieu de l’estrade. C’était la supérieure, suivie des sœurs Agnèset Claire. Toutes deux pleuraient ; la supérieure était fortpâle, mais son port était assuré et ses yeux fixes et hardis :elle se mit à genoux ; ses compagnes l’imitèrent ; toutfut si troublé que personne ne songea à l’arrêter, et d’une voixclaire et ferme, elle prononça ces mots, qui retentirent dans tousles coins de la salle :

– Au nom de la très-sainte Trinité, moi,Jeanne de Belfiel, fille du baron de Cose, moi, supérieure indignedu couvent des Ursulines de Loudun, je demande pardon à Dieu et auxhommes du crime que j’ai commis en accusant l’innocent UrbainGrandier. Ma possession était fausse, mes paroles suggérées, leremords m’accable…

– Bravo ! s’écrièrent les tribuneset le peuple en frappant des mains. Les juges se levèrent ;les archers, incertains, regardèrent le président : il frémitde tout son corps, mais resta immobile.

– Que chacun se taise ! dit-il d’unevoix aigre ; archers, faites votre devoir !

Cet homme se sentait soutenu par une main sipuissante, que rien ne l’effrayait, car la pensée du ciel ne luiétait jamais venue.

– Mes pères, que pensez-vous ?dit-il en faisant signe aux moines.

– Que le démon veut sauver son ami…Obmutesce, Satanas ! s’écria le pèreLactance d’une voix terrible, ayant l’air d’exorciser encore lasupérieure.

Jamais le feu mis à la poudre ne produisit uneffet plus prompt que celui de ce seul mot. Jeanne de Belfiel seleva subitement, elle se leva dans toute sa beauté de vingt ans,que sa nudité terrible augmentait encore ; on eût dit une âmeéchappée de l’enfer apparaissant à son séducteur ; ellepromena ses yeux noirs sur les moines, Lactance baissa lessiens ; elle fit deux pas vers lui avec ses pieds nus, dontles talons firent retentir fortement l’échafaudage ; soncierge semblait, dans sa main, le glaive de l’ange.

– Taisez-vous, imposteur ! dit-elleavec énergie, le démon qui m’a possédée, c’est vous : vousm’avez trompée, il ne devait pas être jugé ; d’aujourd’huiseulement je sais qu’il l’est ; d’aujourd’hui j’entrevois samort ; je parlerai.

– Femme, le démon vous égare !

– Dites que le repentir m’éclaire :filles aussi malheureuses que moi, levez-vous ; n’est-il pasinnocent ?

– Nous le jurons ! dirent encore àgenoux les deux jeunes sœurs laies en fondant en larmes, parcequ’elles n’étaient pas animées par une résolution aussi forte quecelle de la supérieure. Agnès même eut à peine dit ce mot que, setournant du côté du peuple : – Secourez-moi,s’écria-t-elle ; ils me puniront, ils me feront mourir !Et, entraînant sa compagne, elle se jeta dans la foule, qui lesaccueillit avec amour ; mille voix leur jurèrent protection,des imprécations s’élevèrent, les hommes agitèrent leurs bâtonscontre terre ; on n’osa pas empêcher le peuple de les fairesortir de bras en bras jusqu’à la rue.

Pendant cette nouvelle scène, les jugesinterdits chuchotaient, Laubardemont regardait les archers et leurindiquait les points où leur surveillance devait se porter ;souvent il montra du doigt le groupe noir. Les accusateursregardèrent à la tribune de l’évêque de Poitiers, mais ils netrouvèrent aucune expression sur sa figure apathique. C’était un deces vieillards dont la mort s’empare dix ans avant que le mouvementcesse tout à fait en eux ; sa vue semblait voilée par undemi-sommeil ; sa bouche béante ruminait quelques parolesvagues et habituelles de piété qui n’avaient aucun sens ; illui était resté assez d’intelligence pour distinguer le plus fortparmi les hommes et lui obéir, ne songeant même pas un moment àquel prix. Il avait donc signé la sentence des docteurs de Sorbonnequi déclarait les religieuses possédées, sans en tirer seulement laconséquence de la mort d’Urbain ; le reste lui semblait une deces cérémonies plus ou moins longues auxquelles il ne prêtaitaucune attention, accoutumé qu’il était à les voir et à vivre aumilieu de leurs pompes, en étant même une partie et un meubleindispensable. Il ne donna donc aucun signe de vie en cetteoccasion, mais il conserva seulement un air parfaitement noble etnul.

Cependant le père Lactance, ayant eu un momentpour se remettre de sa vive attaque, se tourna vers le président etdit :

– Voici une preuve bien claire que leciel nous envoie sur la possession, car jamais madame la supérieuren’avait oublié la modestie et la sévérité de son ordre.

– Que tout l’univers n’est-il ici pour mevoir ! dit Jeanne de Belfiel, toujours aussi ferme. Je ne puisêtre assez humiliée sur la terre, et le ciel me repoussera, carj’ai été votre complice.

La sueur ruisselait sur le front deLaubardemont. Cependant, essayant de se remettre : – Quelconte absurde ! et qui vous y força donc, ma sœur ?

La voix de la jeune fille devint sépulcrale,elle en réunit toutes les forces, appuya la main sur son cœur,comme si elle eût voulu l’arracher, et, regardant Urbain Grandier,elle répondit : – L’amour !

L’assemblée frémit ; Urbain, qui, depuisson évanouissement, était resté la tête baissée et comme mort, levalentement ses yeux sur elle et revint entièrement à la vie poursubir une douleur nouvelle. La jeune pénitente continua :

– Oui, l’amour qu’il a repoussé, qu’iln’a jamais connu tout entier, que j’avais respiré dans sesdiscours, que mes yeux avaient puisé dans ses regards célestes, queses conseils mêmes ont accru. Oui, Urbain est pur comme l’ange,mais bon comme l’homme qui a aimé ; je ne le savais pas qu’ileût aimé ! C’est vous, dit-elle alors plus vivement, montrantLactance, Barré et Mignon, et quittant l’accent de la passion pourcelui de l’indignation, c’est vous qui m’avez appris qu’il aimait,vous qui ce matin m’avez trop cruellement vengée en tuant ma rivalepar un mot ! Hélas ! je ne voulais que les séparer.C’était un crime ; mais je suis Italienne par ma mère ;je brûlais, j’étais jalouse ; vous me permettiez de voirUrbain, de l’avoir pour ami et de le voir tous les jours…

Elle se tut ; puis, criant : –Peuple, il est innocent ! Martyr, pardonne-moi !j’embrasse tes pieds ! Elle tomba aux pieds d’Urbain, et versaenfin des torrents de larmes.

Urbain éleva ses mains liées étroitement, et,lui donnant sa bénédiction, dit d’une voix douce, maisfaible :

– Allez, ma sœur, je vous pardonne au nomde Celui que je verrai bientôt ; je vous l’avais ditautrefois, et vous le voyez à présent, les passions font bien dumal quand on ne cherche pas à les tourner vers le ciel.

La rougeur monta pour la seconde fois sur lefront de Laubardemont : – Malheureux ! dit-il, tuprononces les paroles de l’Église.

– Je n’ai pas quitté son sein, ditUrbain.

– Qu’on emporte cette fille ! dit leprésident.

Quand les archers voulurent obéir, ilss’aperçurent qu’elle avait serré avec tant de force la cordesuspendue à son cou, qu’elle était rouge et presque sans vie.L’effroi fit sortir toutes les femmes de l’assemblée, plusieursfurent emportées évanouies ; mais la salle n’en fut pas moinspleine, les rangs se serraient, et les hommes de la rue débordaientdans l’intérieur.

Les juges épouvantés se levèrent, et leprésident essaya de faire vider la salle ; mais le peuple secouvrant, demeura dans une effrayante immobilité ; les archersn’étaient plus assez nombreux, il fallut céder, et Laubardemont,d’une voix troublée, dit que le conseil allait se retirer pour unedemi-heure. Il leva la séance ; le public, sombre, demeuradebout.

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