Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 7LE CABINET

Leshommes ont rarement le courage d’être
tout à fait bons ou tout à fait méchants.

MACHIAVEL.

Laissons notre jeune voyageur endormi. Bientôtil va suivre en paix une grande et belle route. Puisque nous avonsla liberté de promener nos yeux sur tous les points de la carte,arrêtons-les sur la ville de Narbonne.

Voyez la Méditerranée, qui étend, non loin delà, ses flots bleuâtres sur des rives sablonneuses. Pénétrez danscette cité semblable à celle d’Athènes ; mais pour trouvercelui qui y règne, suivez cette rue inégale et obscure, montez lesdegrés du vieux archevêché, et entrons dans la première et la plusgrande des salles.

Elle était fort longue, mais éclairée par unesuite de hautes fenêtres en ogive, dont la partie supérieureseulement avait conservé les vitraux bleus, jaunes et rouges, quirépandaient une lueur mystérieuse dans l’appartement. Une tableronde énorme la remplissait dans toute sa largeur, du côté de lagrande cheminée ; autour de cette table, couverte d’un tapisbariolé et chargée de papiers et de portefeuilles, étaient assis etcourbés sous leurs plumes huit secrétaires occupés à copier deslettres qu’on leur passait d’une table plus petite. D’autres hommesdebout rangeaient les papiers dans les rayons d’une bibliothèque,que les livres reliés en noir ne remplissaient pas tout entière, etils marchaient avec précaution sur le tapis dont la salle étaitgarnie.

Malgré cette quantité de personnes réunies, oneût entendu les ailes d’une mouche. Le seul bruit qui s’élevâtétait celui des plumes qui couraient rapidement sur le papier, etune voix grêle qui dictait, en s’interrompant pour tousser. Ellesortait d’un immense fauteuil à grands bras, placé au coin du feu,allumé en dépit des chaleurs de la saison et du pays. C’était un deces fauteuils qu’on voit encore dans quelques vieux châteaux, etqui semblent faits pour s’endormir en lisant, sur eux, quelquelivre que ce soit, tant chaque compartiment est soigné : uncroissant de plumes y soutient les reins ; si la tête sepenche, elle trouve ses joues reçues par des oreillers couverts desoie, et le coussin du siège déborde tellement les coudes, qu’ilest permis de croire que les prévoyants tapissiers de nos pèresavaient pour but d’éviter que le livre ne fît du bruit et ne lesréveillât en tombant.

Mais quittons cette digression pour parler del’homme qui s’y trouvait et qui n’y dormait pas. Il avait le frontlarge et quelques cheveux fort blancs, des yeux grands et doux, unefigure pâle et effilée à laquelle une petite barbe blanche etpointue donnait cet air de finesse que l’on remarque dans tous lesportraits du siècle de Louis XIII. Une bouche presque sanslèvres, et nous sommes forcé d’avouer que Lavater regarde ce signecomme indiquant la méchanceté à n’en pouvoir douter ; unebouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux petitesmoustaches grises et par une royale, ornement alors à lamode, et qui ressemble assez à une virgule par sa forme. Cevieillard avait sur la tête une calotte rouge et était enveloppédans une vaste robe de chambre et portait des bas de soie pourprée,et n’était rien moins qu’Armand Duplessis, cardinal deRichelieu.

Il avait très près de lui, autour de la pluspetite table dont il a été question, quatre jeunes gens de quinze àvingt ans : ils étaient pages ou domestiques, selonl’expression du temps, qui signifiait alors familier, ami de lamaison. Cet usage était un reste de patronage féodal demeuré dansnos mœurs. Les cadets gentilshommes des plus hautes famillesrecevaient des gages des grands seigneurs, et leur étaientdévoués en toute circonstance, allant appeler en duel le premiervenu au moindre désir de leur patron. Les pages dont nous parlonsrédigeaient des lettres dont le Cardinal leur avait donné lasubstance ; et, après un coup d’œil du maître, ils lespassaient aux secrétaires, qui les mettaient au net. LeCardinal-duc, de son côté, écrivait sur son genou des notessecrètes sur de petits papiers, qu’il glissait dans presque tousles paquets avant de les fermer de sa propre main. Il y avaitquelques instants qu’il écrivait, lorsqu’il aperçut, dans une glaceplacée en face de lui, le plus jeune de ses pages traçant quelqueslignes interrompues, sur une feuille d’une taille inférieure àcelle du papier ministériel ; il se hâtait d’y mettre quelquesmots, puis la glissait rapidement sous la grande feuille qu’ilétait chargé de remplir à son grand regret ; mais, placéderrière le Cardinal, il espérait que sa difficulté à se retournerl’empêcherait de s’apercevoir du petit manège qu’il semblaitexercer avec assez d’habitude. Tout à coup, Richelieu, luiadressant la parole sèchement, lui dit :

– Venez ici, monsieur Olivier.

Ces deux mots furent comme un coup de foudrepour ce pauvre enfant, qui paraissait n’avoir que seize ans. Il seleva pourtant très-vite, et vint se placer debout devant leministre, les bras pendants et la tête baissée.

Les autres pages et les secrétaires neremuèrent pas plus que des soldats lorsque l’un d’eux tombe frappéd’une balle, tant ils étaient accoutumés à ces sortes d’appels.Celui-ci pourtant s’annonçait d’une manière plus vive que lesautres.

– Qu’écrivez-vous là ?

– Monseigneur… ce que votre Éminence medicte.

– Quoi ?

– Monseigneur… la lettre à don Juan deBragance.

– Point de détours, monsieur, vous faitesautre chose.

– Monseigneur, dit alors le page leslarmes aux yeux, c’était un billet à une de mes cousines.

– Voyons-le.

Alors un tremblement universel l’agita, et ilfut obligé de s’appuyer sur la cheminée en disant àdemi-voix :

– C’est impossible.

– Monsieur le vicomte Olivierd’Entraigues, dit le ministre sans marquer la moindre émotion, vousn’êtes plus à mon service. Et le page sortit ; il savait qu’iln’y avait pas à répliquer ; il glissa son billet dans sapoche, et, ouvrant la porte à deux battants, justement assez pourqu’il y eût place pour lui, il s’y glissa comme un oiseau quis’échappe de sa cage.

Le ministre continua les notes qu’il traçaitsur son genou.

Les secrétaires redoublaient de silence etd’ardeur, lorsque, la porte s’ouvrant rapidement de chaque côté, onvit paraître debout, entre les deux battants, un capucin qui,s’inclinant les bras croisés sur la poitrine, semblait attendrel’aumône ou l’ordre de se retirer. Il avait un teint rembruni,profondément sillonné par la petite vérole ; des yeux assezdoux, mais un peu louches et toujours couverts par des sourcils quise joignaient au milieu du front ; une bouche dont le sourireétait rusé, malfaisant et sinistre ; une barbe plate et rousseà l’extrémité, et le costume de l’ordre de Saint-François danstoute son horreur, avec des sandales et des pieds nus quiparaissaient fort indignes de s’essuyer sur un tapis.

Tel qu’il était, ce personnage parut faire unegrande sensation dans toute la salle ; car, sans achever laphrase, la ligne ou le mot commencé, chaque écrivain se leva etsortit par la porte, où il se tenait toujours debout, les uns lesaluant en passant, les autres détournant la tête, les jeunes pagesse bouchant le nez, mais par derrière lui, car ils paraissaient enavoir peur en secret. Lorsque tout le monde eut défilé, il entraenfin, faisant une profonde révérence, parce que la porte étaitencore ouverte ; mais sitôt qu’elle fut fermée, marchant sanscérémonie, il vint s’asseoir auprès du Cardinal, qui, l’ayantreconnu au mouvement qui se faisait, lui fit une inclination detête sèche et silencieuse, le regardant fixement comme pourattendre une nouvelle, et ne pouvant s’empêcher de froncer lesourcil, comme à l’aspect d’une araignée ou de quelque autre animaldésagréable.

Le Cardinal n’avait pu résister à ce mouvementde déplaisir, parce qu’il se sentait obligé, par la présence de sonagent, à rentrer dans ces conversations profondes et pénibles dontil s’était reposé pendant quelques jours dans un pays dont l’airpur lui était favorable, et dont le calme avait un peu ralenti lesdouleurs de sa maladie ; elle s’était changée en une fièvrelente ; mais ses intervalles étaient assez longs pour qu’ilpût oublier, pendant son absence, qu’elle devait revenir. Donnantdonc un peu de repos à son imagination jusqu’alors infatigable, ilattendait sans impatience, pour la première fois de ses jourspeut-être, le retour des courriers qu’il avait fait partir danstoutes les directions, comme les rayons d’un soleil qui donnaitseul la vie et le mouvement à la France. Il ne s’attendait pas à lavisite qu’il recevait alors, et la vue d’un de ces hommes qu’iltrempait dans le crime, selonsa propre expression, lui rendit toutes les inquiétudes habituellesde sa vie plus présentes, sans dissiper entièrement le nuage demélancolie qui venait d’obscurcir ses pensées.

Le commencement de sa conversation futempreint de la couleur sombre de ses dernières rêveries ; maisbientôt il en sortit plus vif et plus fort que jamais, quand lavigueur de son esprit rentra forcément dans le monde réel.

Son confident, voyant qu’il devait rompre lesilence le premier, le fit ainsi assez brusquement :

– Eh bien ! monseigneur, à quoipensez-vous ?

– Hélas ! Joseph, à quoi devons-nouspenser tous tant que nous sommes, sinon à notre bonheur futur dansune vie meilleure que celle-ci ? Je songe, depuis plusieursjours, que les intérêts humains m’ont trop détourné de cette uniquepensée ; et je me repens d’avoir employé quelques instants deloisir à des ouvrages profanes, tels que mes tragédiesd’Europe et de Mirame, malgré la gloire que j’enai tirée déjà parmi nos plus beaux esprits, gloire qui se répandradans l’avenir.

Le père Joseph, plein des choses qu’il avait àdire, fut d’abord surpris de ce début ; mais il connaissaittrop son maître pour en rien témoigner, et, sachant bien par où ille ramènerait à d’autres idées, il entra dans les siennes sanshésiter.

– Le mérite en est pourtant bien grand,dit-il avec un air de regret, et la France gémira de ce que cesœuvres immortelles ne sont pas suivies de productionssemblables.

– Oui, mon cher Joseph, c’est en vain quedes hommes tels que Boisrobert, Claveret, Colletet, Corneille, etsurtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces tragédies les plusbelles de toutes celles que les temps présents et passés ont vureprésenter ; je me les reproche, je vous jure, comme un vraipéché mortel, et je ne m’occupe, dans mes heures de repos, que dema Méthode des controverses, et du livresur la Perfection du chrétien. Je songeque j’ai cinquante-six ans et une maladie qui ne pardonneguère.

– Ce sont des calculs que vos ennemisfont aussi exactement que Votre Éminence, dit le père, à qui cetteconversation commençait à donner de l’humeur, et qui voulait ensortir au plus vite.

Le rouge monta au visage du Cardinal.

– Je le sais, je le sais bien, dit-il, jeconnais toute leur noirceur, et je m’attends à tout. Mais qu’ya-t-il donc de nouveau ?

– Nous étions convenus déjà, monseigneur,de remplacer mademoiselle d’Hautefort ; nous l’avons éloignéecomme mademoiselle de La Fayette, c’est fort bien ; mais saplace n’est pas remplie, et le Roi…

– Eh bien ?

– Le Roi a des idées qu’il n’avait paseues encore.

– Vraiment ? et qui ne viennent pasde moi ? Voilà qui va bien, dit le ministre avec ironie.

– Aussi, monseigneur, pourquoi laissersix jours entiers la place de favori vacante ? Ce n’est pasprudent, permettez que je le dise.

– Il a des idées, des idées !répétait Richelieu avec une sorte d’effroi ; etlesquelles ?

– Il a parlé de rappeler la Reine mère,dit le capucin à voix basse, de la rappeler de Cologne.

– Marie de Médicis ! s’écria leCardinal en frappant sur les bras de son fauteuil avec ses deuxmains. Non, par le Dieu vivant ! elle ne rentrera pas sur lesol de France, d’où je l’ai chassée pied par pied !L’Angleterre n’a pas osé la garder exilée par moi ; laHollande a craint de crouler sous elle, et mon royaume larecevrait ! Non, non, cette idée n’a pu lui venir parlui-même. Rappeler mon ennemie, rappeler sa mère, quelleperfidie ! non, il n’aurait jamais osé y penser…

Puis, après avoir rêvé un instant, il ajoutaen fixant un regard pénétrant et encore plein du feu de sa colèresur le père Joseph :

– Mais… dans quels termes a-t-il expriméce désir ? Dites-moi les mots précis.

– Il a dit assez publiquement, et enprésence de Monsieur : « Je sens bien que l’un despremiers devoirs d’un chrétien est d’être bon fils, et je nerésisterai pas longtemps aux murmures de ma conscience. »

– Chrétien ! conscience ! ce nesont pas ses expressions ; c’est le père Caussin, c’est sonconfesseur qui me trahit ! s’écria le Cardinal. Perfidejésuite ! je t’ai pardonné ton intrigue de La Fayette ;mais je ne te passerais pas tes conseils secrets. Je ferai chasserce confesseur, Joseph, il est l’ennemi de l’État, je le vois bien.Mais aussi j’ai agi avec négligence depuis quelques jours ; jen’ai pas assez hâté l’arrivée de ce petit d’Effiat, qui réussirasans doute : il est bien fait et spirituel, dit-on. Ah !quelle faute ! je méritais une bonne disgrâce moi-même.Laisser près du Roi ce renard de jésuite, sans lui avoir donné mesinstructions secrètes, sans avoir un otage, un gage de sa fidélitéà mes ordres ! quel oubli ! Joseph, prenez une plume, etécrivez vite ceci pour l’autre confesseur que nous choisironsmieux. Je pense au père Sirmond…

Le père Joseph se mit devant la grande table,prêt à écrire, et le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvellenature, que, peu de temps après, il osa faire remettre au Roi, quiles reçut, les respecta, et les apprit par cœur comme lescommandements de l’Église. Ils nous sont demeurés comme un monumenteffrayant de l’empire qu’un homme peut arracher à force de temps,d’intrigues et d’audace :

I. Un prince doit avoir un premier ministre,et ce premier ministre trois qualités : 1° qu’il n’ait pasd’autre passion que son prince ; 2° qu’il soit habile etfidèle ; 3° qu’il soit ecclésiastique.

II. Un prince doit parfaitement aimer sonpremier ministre.

III. Ne doit jamais changer son premierministre.

IV. Doit lui dire toutes choses.

V. Lui donner libre accès auprès de sapersonne.

VI. Lui donner une souveraine autorité sur lepeuple.

VII. De grands honneurs et de grandsbiens.

VIII. Un prince n’a pas de plus riche trésorque son premier ministre.

IX. Un prince ne doit pas ajouter foi à cequ’on dit contre son premier ministre, ni se plaire à en entendremédire.

X. Un prince doit révéler à son premierministre tout ce qu’on a dit contre lui, quandmême on aurait exigédu prince qu’il garderaitle secret.

XI. Un prince doit non-seulement préférer lebien de son État, mais son premier ministre à tous ses parents.

Tels étaient les commandements du dieu de laFrance, moins étonnants encore que la terrible naïveté qui lui faitléguer lui-même ses ordres à la postérité, comme si elle aussidevait croire en lui.

Tandis qu’il dictait son instruction, en lalisant sur un petit papier écrit de sa main, une tristesse profondeparaissait s’emparer de lui à chaque mot ; et, lorsqu’il futau bout, il tomba au fond de son fauteuil, les bras croisés et latête penchée sur son estomac.

Le père Joseph, interrompant son écriture, seleva, et allait lui demander s’il se trouvait mal, lorsqu’ilentendit sortir du fond de sa poitrine ces paroles lugubres etmémorables :

– Quel ennui profond ! quellesinterminables inquiétudes ! Si l’ambitieux me voyait, ilfuirait dans un désert. Qu’est-ce que ma puissance ? Unmisérable reflet du pouvoir royal ; et que de travaux pourfixer sur mon étoile ce rayon qui flotte sans cesse ! Depuisvingt ans je le tente inutilement. Je ne comprends rien à cethomme ! il n’ose pas me fuir ; mais on me l’enlève :il me glisse entre les doigts… Que de choses j’aurais pu faire avecses droits héréditaires, si je les avais eus ! Mais employertant de calculs à se tenir en équilibre ! que reste-t-il degénie pour les entreprises ? J’ai l’Europe dans ma main, et jesuis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu’ai-je affaire de portermes regards sur les cartes du monde, si tous mes intérêts sontrenfermés dans son étroit cabinet ? Ses six pieds d’espace medonnent plus de peine à gouverner que toute la terre. Voilà donc cequ’est un premier ministre ! Enviez-moi mes gardes àprésent !

Ses traits étaient décomposés de manière àfaire craindre quelque accident, et il lui prit une toux violenteet longue, qui finit par un léger crachement de sang. Il vit que lepère Joseph, effrayé, allait saisir une clochette d’or posée sur latable, et se levant tout à coup avec la vivacité d’un jeune homme,il l’arrêta et lui dit :

– Ce n’est rien, Joseph, je me laissequelquefois aller au découragement ; mais ces moments sontcourts, et j’en sors plus fort qu’avant. Pour ma santé, je saisparfaitement où j’en suis ; mais il ne s’agit pas de cela.Qu’avez-vous fait à Paris ? Je suis content de voir le Roiarrivé dans le Béarn comme je le voulais : nous le veilleronsmieux. Que lui avez-vous montré pour le faire partir ?

– Une bataille à Perpignan.

– Allons, ce n’est pas mal. Eh bien, nouspouvons, la lui arranger ; autant vaut cette occupation qu’uneautre à présent. Mais la jeune Reine, la jeune Reine, quedit-elle ?

– Elle est encore furieuse contre vous.Sa correspondance découverte, l’interrogatoire que vous lui fîtessubir !

– Bah ! un madrigal et un moment desoumission lui feront oublier que je l’ai séparée de sa maisond’Autriche et du pays de son Buckingham. Mais quefait-elle ?

– D’autres intrigues avec Monsieur. Mais,comme toutes ses confidences sont à nous, en voici les rapportsjour par jour.

– Je ne me donnerai pas la peine de leslire : tant que le duc de Bouillon sera en Italie, je necrains rien de là ; elle peut rêver de petites conjurationsavec Gaston au coin du feu ; il s’en tient toujours auxaimables intentions qu’il a quelquefois, et n’exécute bien que sessorties du royaume ; il en est à la troisième. Je luiprocurerai la quatrième quand il voudra ; il ne vaut pas lecoup de pistolet que tu fis donner au comte de Soissons. Ce pauvrecomte n’avait cependant guère plus d’énergie.

Ici le Cardinal, se rasseyant dans sonfauteuil, se mit à rire assez gaiement pour un homme d’État.

– Je rirai toute ma vie de leurexpédition d’Amiens. Ils me tenaient là tous les deux. Chacun avaitbien cinq cents gentilshommes autour de lui, armés jusqu’aux dents,et tout prêts à m’expédier comme Concini ; mais le grand Vitryn’était plus là ; ils m’ont laissé parler une heure forttranquillement avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, et ni l’unni l’autre n’a osé faire un signe à tous ces coupe-jarrets. Nousavons su depuis par Chavigny qu’ils attendaient depuis deux moiscet heureux moment. Pour moi, en vérité, je ne remarquai rien dutout, si ce n’est ce petit brigand d’abbé de Gondi qui rôdaitautour de moi, et avait l’air de cacher quelque chose dans samanche ; ce fut ce qui me fit monter en carrosse.

– À propos, monseigneur, la Reine veut lefaire coadjuteur absolument.

– Elle est folle ! il la perdra sielle s’y attache : c’est un mousquetaire manqué, un diable ensoutane ; lisez son Histoire deFiesque, vous l’y verrez lui-même. Il ne sera rien tantque je vivrai.

– Eh quoi ! vous jugez si bien, etvous faites venir un autre ambitieux de son âge ?

– Quelle différence ! Ce sera unepoupée, mon ami, une vraie poupée, que ce jeune Cinq-Mars ; ilne pensera qu’à sa fraise et à ses aiguillettes ; sa jolietournure m’en répond, et je sais qu’il est doux et faible. Je l’aipréféré pour cela à son frère aîné ; il fera ce que nousvoudrons.

– Ah ! monseigneur, dit le père d’unair de doute, je ne me suis jamais fié aux gens dont les formessont si calmes, la flamme intérieure en est plus dangereuse.Souvenez-vous du maréchal d’Effiat, son père.

– Mais, encore une fois, c’est un enfant,et je l’élèverai ; au lieu que le Gondi est déjà un factieuxaccompli, un audacieux que rien n’arrête ; il a osé medisputer madame de La Meilleraie, concevez-vous cela ? est-cecroyable, à moi ? un petit prestolet, qui n’a d’autre méritequ’un mince babil assez vif et un air cavalier. Heureusement que lemari a pris soin lui-même de l’éloigner.

Le père Joseph, qui n’aimait pas mieux sonmaître lorsqu’il parlait de ses bonnes fortunes que de ses vers,fit une grimace qu’il voulait rendre fine et qui ne fut que laideet gauche : il s’imagina que l’expression de sa bouche tordue,comme celle d’un singe, voulait dire : Ah !qui peut résister amonseigneur ? mais monseigneur y lut :Je suis un cuistre quine sais rien du grandmonde, et, sans transition, il dit tout à coup, en prenantsur la table une lettre de dépêches :

– Le duc de Rohan est mort, c’est unebonne nouvelle ; voilà les huguenots perdus. Il a eu bien dubonheur : je l’avais fait condamner par le parlement deToulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt tranquillementsur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais qu’importe ? lerésultat est le même. Voilà encore une grande tête par terre !Comme elles sont tombées depuis celle de Montmorency ! Je n’envois plus guère qui ne s’inclinent devant moi. Nous avons déjà àpeu près puni toutes nos dupes de Versailles ; certes, on n’arien à me reprocher : j’exerce contre eux la loi du talion, etje les traite comme ils ont voulu me faire traiter au conseil de laReine mère. Le vieux radoteur de Bassompierre en sera quitte pourla prison perpétuelle, ainsi que l’assassin maréchal de Vitry, carils n’avaient voté que cette peine pour moi. Quant au Marillac, quiconseilla la mort, je la lui réserve au premier faux pas, et terecommande, Joseph, de me le rappeler ; il faut être justeavec tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de Bouillon, àqui son Sedan donne de l’orgueil ; mais je le lui ferai bienrendre. C’est une chose merveilleuse que leur aveuglement !ils se croient tous libres de conspirer, et ne voient pas qu’ils nefont que voltiger au bout des fils que je tiens d’une main, et quej’allonge quelquefois pour leur donner de l’air et de l’espace. Etpour la mort de leur cher duc, les huguenots ont-ils bien criécomme un seul homme ?

– Moins que pour l’affaire de Loudun, quis’est pourtant terminée heureusement.

– Quoi !heureusement ? J’espère que Grandier estmort ?

– Oui ; c’est ce que je voulaisdire. Votre Éminence doit être satisfaite ; tout a été finidans les vingt-quatre heures ; on n’y pense plus. SeulementLaubardemont a fait une petite étourderie, qui était de rendre laséance publique ; c’est ce qui a causé un peu detumulte ; mais nous avons les signalements des perturbateursque l’on suit.

– C’est bien, c’est très-bien. Urbainétait un homme trop supérieur pour le laisser là ; il tournaitau protestantisme ; je parierais qu’il aurait fini parabjurer ; son ouvrage contre le célibat des prêtres me l’afait conjecturer ; et, dans le doute, retiens ceci,Joseph : il vaut toujours mieux couper l’arbre avant que lefruit soit poussé. Ces huguenots, vois-tu, sont une vraierépublique dans l’État : si une fois ils avaient la majoritéen France, la monarchie serait perdue ; ils établiraientquelque gouvernement populaire qui pourrait être durable.

– Et quelles peines profondes ils causenttous les jours a notre saint-père le pape ! dit Joseph.

– Ah ! interrompit le Cardinal, jete vois venir : tu veux me rappeler son entêtement à ne pas tedonner le chapeau. Sois tranquille, j’en parlerai aujourd’hui aunouvel ambassadeur que nous envoyons. Le maréchal d’Estréesobtiendra en arrivant ce qui traîne depuis deux ans, que noust’avons nommé au cardinalat ; je commence aussi à trouver quela pourpre t’irait bien, car les taches de sang ne s’y voientpas.

Et tous deux se mirent à rire, l’un comme unmaître qui accable de tout son mépris le sicaire qu’il paye,l’autre comme un esclave résigné à toutes les humiliations parlesquelles on s’élève.

Le rire qu’avait excité la sanglanteplaisanterie du vieux ministre durait encore lorsque la porte ducabinet s’ouvrit, et un page annonça plusieurs courriers quiarrivaient à la fois de divers points ; le père Joseph seleva, et, se plaçant debout, le dos appuyé contre le mur, comme unemomie égyptienne, ne laissa plus paraître sur son visage qu’unestupide contemplation. Douze messagers entrèrent successivement,revêtus de déguisements divers : l’un semblait un soldatsuisse ; un autre un vivandier ; un troisième, un maîtremaçon ; on les faisait entrer dans le palais par un escalieret un corridor secrets, et ils sortaient du cabinet par une porteopposée à celle qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer nise communiquer rien de leurs dépêches. Chacun d’eux déposait unpaquet de papiers roulés ou plies sur la grande table, parlait uninstant au Cardinal dans l’embrasure d’une croisée, et partait.Richelieu s’était levé brusquement dès l’entrée du premiermessager, et, attentif à tout faire par lui-même, il les reçuttous, les écouta et referma de sa main sur eux la porte de sortie.Il fit signe au père Joseph quand le dernier fut parti, et, sansparler, tous deux ouvrirent ou plutôt arrachèrent les paquets desdépêches, et se dirent, en deux mots, le sujet des lettres.

– Le duc de Weimar poursuit sesavantages ; le duc Charles est battu ; l’esprit de notregénéral est assez bon ; voici de bons propos qu’il a tenus àdîner. Je suis content.

– Monseigneur, le vicomte de Turenne arepris les places de Lorraine ; voici ses conversationsparticulières…

– Ah ! passez, passez cela ;elles ne peuvent pas être dangereuses. Ce sera toujours un bon ethonnête homme, ne se mêlant point de politique ; pourvu qu’onlui donne une petite armée à disposer comme une partie d’échecs,n’importe contre qui, il est content ; nous serons toujoursbons amis.

– Voici le long Parlement qui dure encoreen Angleterre. Les Communes poursuivent leur projet : voicides massacres en Irlande… Le comte de Strafford est condamné àmort.

– À mort ! quelle horreur !

– Je lis : « Sa Majesté CharlesIer n’a pas eu le courage de signer l’arrêt, mais il adésigné quatre commissaires… »

– Roi faible, je t’abandonne. Tu n’aurasplus notre argent. Tombe, puisque tu es ingrat !… Ô malheureuxWentworth !

Et une larme parut aux yeux deRichelieu ; ce même homme qui venait de jouer avec la vie detant d’autres pleura un ministre abandonné de son prince. Lerapport de cette situation à la sienne l’avait frappé, et c’étaitlui-même qu’il pleurait dans cet étranger. Il cessa de lire à hautevoix les dépêches qu’il ouvrait, et son confident l’imita. Ilparcourut avec une scrupuleuse attention tous les rapportsdétaillés des actions les plus minutieuses et les plus secrètes detout personnage un peu important ; rapports qu’il faisaittoujours joindre à ses nouvelles par ses habiles espions. Onattachait ces rapports secrets aux dépêches du Roi, qui devaienttoutes passer par les mains du Cardinal, et être soigneusementrepliées, pour arriver au prince épurées et telles qu’on voulaitles lui faire lire. Les notes particulières furent toutes brûléesavec soin par le Père, quand le Cardinal en eut prisconnaissance ; et celui-ci cependant ne paraissait pointsatisfait : il se promenait fort vite en long et en large dansl’appartement avec des gestes d’inquiétude, lorsque la portes’ouvrit, et un treizième courrier entra. Ce nouveau messager avaitl’air d’un enfant de quatorze ans à peine ; il tenait sous lebras un paquet cacheté de noir pour le Roi, et ne donna au Cardinalqu’un petit billet sur lequel un regard dérobé de Joseph ne putentrevoir que quatre mots. Le Duc tressaillit, le déchira en millepièces, et, se courbant à l’oreille de l’enfant, lui parla assezlongtemps sans réponse ; tout ce que Joseph entendit fut,lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle :Fais-y bien attention,pas avant douze heuresd’ici.

Pendant cet aparté du Cardinal,Joseph s’était occupé à soustraire de sa vue un nombre infini delibelles qui venaient de Flandre et d’Allemagne, et que le ministrevoulait voir, quelque amers qu’ils fussent pour lui. Il affectait acet égard une philosophie qu’il était loin d’avoir, et, pour faireillusion à ceux qui l’entouraient, il feignait quelquefois detrouver que ses ennemis n’avaient pas tout à fait tort, et de rirede leurs plaisanteries ; cependant ceux qui avaient uneconnaissance plus approfondie de son caractère démêlaient une rageprofonde sous cette apparente modération et savaient qu’il n’étaitsatisfait que lorsqu’il avait fait condamner par le Parlement lelivre ennemi à être brûlé en place de Grève, commeinjurieux au Roi en lapersonne de son ministrel’illustrissime Cardinal, comme on le voit dansles arrêts du temps, et que son seul regret était que l’auteur nefût pas à la place de l’ouvrage : satisfaction qu’il sedonnait quand il le pouvait, comme il le fit pour UrbainGrandier.

C’était son orgueil colossal qu’il vengeaitainsi sans se l’avouer à lui-même, et travaillant longtemps, un anquelquefois, à se persuader que l’intérêt de l’État y était engagé.Ingénieux à rattacher ses affaires particulières à celles de laFrance, il s’était convaincu lui-même qu’elle saignait desblessures qu’il recevait. Joseph, très-attentif à ne pas provoquersa mauvaise humeur dans ce moment, mit à part et déroba un livreintitulé : Mystères politiques duCardinal de la Rochelle ;un autre, attribué à un moine de Munich, dont le titre était :Questions quolibétiques, ajustéesau temps présent, etImpiété sanglante du dieuMars. L’honnête avocat Aubery, qui nous a transmis une desplus fidèles histoires de l’éminentissime Cardinal, esttransporté de fureur au seul titre du premier de ces livres, ets’écrie que le grand ministre eutbien sujet de seglorifier que ces ennemis,inspirés contre leur grédu même enthousiasme quia fait rendre desoracles à l’ânesse deBalaam, à Caïphe etautres qui semblaient plusindignes du don de laprophétie, l’appelaient à bontitre Cardinal de laRochelle, puisqu’il avait,trois ans après leursécrits, réduit cetteville ; de même queScipion a été nommél’Africain pour avoir subjuguécette PROVINCE. Peu s’en fallut que le père Joseph, quiétait nécessairement dans les mêmes idées, n’exprimât dans lesmêmes termes son indignation ; car il se rappelait avecdouleur la part de ridicule qu’il avait prise dans le siège de laRochelle, qui, tout en n’étant pas une province commel’Afrique, s’était permis de résister à l’éminentissimeCardinal, quoique le père Joseph eût voulu faire passer les troupespar un égout, se piquant d’être assez habile dans l’art des sièges.Cependant il se contint, et eut encore le temps de cacher lelibelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que leministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porteà la table.

– Le départ, Joseph, le départ !dit-il. Ouvre les portes à toute cette cour qui m’assiège, etallons trouver le Roi, qui m’attend à Perpignan ; je le tienscette fois pour toujours.

Le capucin se retira, et bientôt les pages,ouvrant les doubles portes dorées, annoncèrent successivement lesplus grands seigneurs de cette époque, qui avaient obtenu du Roi lapermission de le quitter pour venir saluer le ministre ;quelques-uns même, sous prétexte de maladie ou d’affaires deservice, étaient partis à la dérobée pour ne pas être les derniersdans son antichambre, et le triste monarque s’était trouvé presquetout seul, comme les autres rois ne se voient d’ordinaire qu’à leurlit de mort ; mais il semblait que le trône fût sa couchefunèbre aux yeux de la cour, son règne une continuelle agonie, etson ministre un successeur menaçant.

Deux pages des meilleures maisons de France setenaient près de la porte où des huissiers annonçaient chaquepersonnage qui, dans le salon précédent, avait trouvé le pèreJoseph. Le Cardinal, toujours assis dans son grand fauteuil,restait immobile pour le commun des courtisans, faisait uneinclination de tête aux plus distingués, et pour les princesseulement s’aidait de ses deux bras pour se souleverlégèrement ; chaque courtisan allait le saluer profondément,et, se tenant debout devant lui près de la cheminée, attendaitqu’il lui adressât la parole : ensuite, selon le signe duCardinal, il continuait à faire le tour du salon pour sortir par lamême porte par où l’on entrait, restait un moment à saluer le pèreJoseph, qui singeait son maître, et que l’on avait pour cela nommél’Éminence grise, et sortait enfin du palais, ou bien se rangeaitdebout derrière son fauteuil, si le ministre l’y engageait, ce quiétait une marque de la plus grande faveur.

Il laissa passer d’abord quelques personnagesinsignifiants et beaucoup de mérites inutiles, et n’arrêta cetteprocession qu’au maréchal d’Estrées, qui, partant pour l’ambassadede Rome, venait lui faire ses adieux : tout ce qui suivaitcessa d’avancer. Ce mouvement avertit dans le salon précédentqu’une conversation plus longue s’engageait, et le père Joseph,paraissant, échangea avec le Cardinal un regard qui voulait dired’une part : Souvenez-vous de la promesse que vous venez de mefaire ; de l’autre : Soyez tranquille. En même tempsl’adroit capucin fit voir à son maître qu’il tenait sous le brasune de ses victimes qu’il préparait à être un docileinstrument : c’était un jeune gentilhomme qui portait unmanteau vert très-court, et une veste de même couleur, un pantalonrouge fort serré, avec de brillantes jarretières d’or dessous,habit des pages de Monsieur. Le père Joseph lui parlait bien ensecret, mais point dans le sens de son maître ; il ne pensaitqu’à être cardinal, et se préparait d’autres intelligences en casde défection de la part du premier ministre.

– Dites à Monsieur qu’il ne se fie pasaux apparences, et qu’il n’a pas de plus fidèle serviteur que moi.Le Cardinal commence à baisser ; et je crois de ma conscienced’avertir de ses fautes celui qui pourrait hériter du pouvoir royalpendant la minorité. Pour donner à votre grand prince une preuve dema bonne foi, dites-lui qu’on veut faire arrêter Puy-Laurens, quiest à lui, qu’il le fasse cacher, ou bien le Cardinal le mettraaussi à la Bastille.

Tandis que le serviteur trahissait ainsi sonmaître, le maître ne restait pas en arrière et trahissait leserviteur. Son amour-propre et un reste de respect pour les chosesde l’Église le faisaient souffrir à l’idée de voir le méprisableagent couvert du même chapeau qui était une couronne pour lui, etassis aussi haut que lui-même, à cela près de l’emploi passager deministre. Parlant donc à demi voix au maréchal d’Estrées :

– Il n’est pas nécessaire, lui dit-il, depersécuter plus longtemps Urbain VIII en faveur de ce capucinque vous voyez là-bas ; c’est bien assez que Sa Majesté aitdaigné le nommer au cardinalat, nous concevons les répugnances deSa Sainteté à couvrir ce mendiant de la pourpre romaine.

Puis, passant de cette idée aux chosesgénérales :

– Je ne sais vraiment pas ce qui peutrefroidir Saint-Père à notre égard ; qu’avons-nous fait qui nefût pour la gloire de notre sainte mère l’Église catholique ?J’ai dit moi-même la première messe à la Rochelle, et vous le voyezpar vos yeux, monsieur le maréchal, notre habit est partout, etmême dans vos armées ; le cardinal de La Valette vient decommander glorieusement dans le Palatinat.

– Et vient de faire une très-belleretraite, dit le maréchal, appuyant légèrement sur le motretraite.

Le ministre continua, sans faire attention àce petit mot de jalousie de métier et en élevant la voix :

– Dieu a montré qu’il ne dédaignait pasd’envoyer l’esprit de victoire à ses Lévites, car le duc de Weimarn’aida pas plus puissamment à la conquête de la Lorraine que cepieux cardinal, et jamais une armée navale ne fut mieux commandéeque par notre archevêque de Bordeaux à la Rochelle.

On savait que dans ce moment le ministre étaitassez aigri contre ce prélat, dont la hauteur était telle et lesimpertinences si fréquentes, qu’il avait eu deux affaires assezdésagréables dans Bordeaux. Il y avait quatre ans, le ducd’Épernon, alors gouverneur de la Guyenne, suivi de tous sesgentilshommes et de ses troupes, le rencontrant au milieu de sonclergé dans une procession, l’appela insolent, et lui donna deuxcoups de canne très-vigoureux ; sur quoi l’archevêquel’excommunia ; et tout récemment encore, malgré cette leçon,il avait eu une querelle avec le maréchal de Vitry, dont il avaitreçu vingt coups de canneou de bâton, comme ilvous plaira, écrivait le Cardinal-Duc au cardinalde La Valette, et je croisqu’il veut remplir laFrance d’excommuniés. En effet, il excommuniaencore le bâton du maréchal, se souvenant qu’autrefois le papeavait forcé le duc d’Épernon à lui demander pardon ; maisVitry, qui avait fait assassiner le maréchal d’Ancre, était tropbien en cour pour cela, et l’archevêque fut battu, et de plusgrondé par le ministre.

M. d’Estrées pensa donc avec assez detact qu’il pouvait y avoir un peu d’ironie dans la manière dont leCardinal vantait les talents guerriers et maritimes del’archevêque, et lui répondit avec un sang-froidinaltérable :

– En effet, monseigneur, personne ne peutdire que ce soit sur mer qu’il ait été battu.

Son Éminence ne put s’empêcher de sourire,mais, voyant que l’impression électrique de ce sourire en avaitfait naître d’autres dans la salle, et des chuchotements et desconjectures, il reprit toute sa gravité sur-le-champ, et prenant lebras familièrement au maréchal :

– Allons, allons, monsieur l’ambassadeur,dit-il, vous avez la repartie bonne. Avec vous, je ne craindraispas le cardinal Albornos, ni tous les Borgia du monde, ni tous lesefforts de leur Espagne près du Saint-Père.

Puis, élevant la voix et regardant tout autourde lui comme pour s’adresser au salon silencieux etcaptivé :

– J’espère, continua-t-il, qu’on ne nouspersécutera plus comme l’on fit autrefois pour avoir fait une justealliance avec l’un des plus grands hommes de nos temps ; maisGustave-Adolphe est mort, le roi catholique n’aura plus de prétextepour solliciter l’excommunication du roi très-chrétien. N’êtes-vouspas de mon avis, mon cher seigneur ? dit-il en s’adressant aucardinal de La Valette qui s’approchait, et n’avait heureusementrien entendu sur son compte. Monsieur d’Estrées, restez près denotre fauteuil : nous avons encore bien des choses à vousdire, et vous n’êtes pas de trop dans toutes nos conversations, carnous n’avons point de secrets, notre politique est franche et augrand jour : l’intérêt de Sa Majesté et de l’État, voilàtout.

Le maréchal fit un profond salut, se rangeaderrière le siège du ministre, et laissa sa place au cardinal de LaValette, qui, ne cessant de se prosterner, et de flatter et dejurer dévouement et totale obéissance au Cardinal, comme pourexpier la roideur de son père, le duc d’Épernon, n’eut aussi de luique quelques mots vagues et une conversation distraite et sansintérêt, pendant laquelle il ne cessa de regarder à la porte quellepersonne lui succédait. Il eut même le chagrin de se voirinterrompu brusquement par le Cardinal-Duc, qui s’écria, au momentle plus flatteur de son discours mielleux :

– Ah ! c’est donc vous enfin, moncher Fabert ! Qu’il me tardait de vous voir pour vous parlerdu siège !

Le général salua d’un air brusque et assezgauchement le Cardinal généralissime, et lui présenta les officiersvenus du camp avec lui. Il parla quelque temps des opérations dusiège, et le Cardinal semblait lui faire, en quelque sorte, la courpour le préparer à recevoir plus tard ses ordres sur le champ debataille même ; il parla aux officiers qui le suivaient, lesappelant par leurs noms, et leur faisant des questions sur lecamp.

Ils se rangèrent tous pour laisser approcherle duc d’Angoulême ; ce Valois, après avoir lutté contreHenry IV, se prosternait devant Richelieu. Il sollicitait uncommandement qu’il n’avait eu qu’en troisième au siège de laRochelle. À sa suite parut le jeune Mazarin, toujours souple etinsinuant, mais déjà confiant dans sa fortune.

Le duc d’Halluin vint après eux : leCardinal interrompit les compliments qu’il leur adressait pour luidire à haute voix :

– Monsieur le duc, je vous annonce avecplaisir que le Roi a créé en votre faveur un office de maréchal deFrance ; vous signerez Schomberg, n’est-il pas vrai ? ÀLeucate, délivrée par vous, on le pense ainsi. Mais pardon, voiciM. de Montauron qui a sans doute quelque chosed’important à me dire.

– Oh ! mon Dieu, non, monseigneur,je voulais seulement vous dire que ce pauvre jeune homme, que vousavez daigné regarder comme à votre service, meurt de faim.

– Ah ! comment, dans ce moment-ci,me parlez-vous de choses semblables ! Votre petit Corneille neveut rien faire de bon ; nous n’avons vu que leCid et les Horaces encore ; qu’iltravaille, qu’il travaille, on sait qu’il est à moi, c’estdésagréable pour moi-même. Cependant, puisque vous vous yintéressez, je lui ferai une pension de cinq cents écus sur macassette.

Et le trésorier de l’épargne se retira, charméde la libéralité du ministre, et fut chez lui recevoir, avec assezde bonté, la dédicace de Cinna, où le grand Corneillecompare son âme à celle d’Auguste, et le remercie d’avoir faitl’aumône à quelques Muses.

Le Cardinal, troublé par cette importunité, sele disant que la matinée s’avançait, et qu’il était temps de partirpour aller trouver le Roi.

En cet instant même, et comme les plus grandsseigneurs s’approchaient pour l’aider à marcher, un homme en robede maître des requêtes s’avança vers lui en saluant avec un sourireavantageux et confiant qui étonna tous les gens habitués au grandmonde ; il semblait dire : Nous avonsdes affaires secrètesensemble ; vous allez voircomme il sera bienpour moi ; je suischez moi dans soncabinet. Sa manière lourde et gauche trahissait pourtantun être très-inférieur : c’était Laubardemont.

Richelieu fronça le sourcil en le voyant enface de lui, et lança un regard de feu à Joseph ; puis, setournant vers ceux qui l’entouraient, il dit avec un rireamer :

– Est-ce qu’il y a quelque criminelautour de nous ?

Puis, lui tournant le dos, le Cardinal lelaissa plus rouge que sa robe ; et, précédé de la foule despersonnages qui devaient l’escorter en voiture ou à cheval, ildescendit le grand escalier de l’archevêché.

Tout le peuple de Narbonne et ses autoritésregardèrent avec stupéfaction ce départ royal.

Le Cardinal seul entra dans une ample etspacieuse litière de forme carrée, dans laquelle il devait voyagerjusqu’à Perpignan, ses infirmités ne lui permettant ni d’aller envoiture, ni de faire toute cette route à cheval. Cette sorte dechambre nomade renfermait un lit, une table, et une petite chaisepour un page qui devait écrire ou lui faire la lecture. Cettemachine, couverte de damas couleur de pourpre, fut portée pardix-huit hommes qui, de lieue en lieue, se relevaient ; ilsétaient choisis dans ses gardes, et ne faisaient ce serviced’honneur que la tête nue, quelle que fût la chaleur ou la pluie.Le duc d’Angoulême, les maréchaux de Schomberg et d’Estrées, Fabertet d’autres dignitaires étaient à cheval aux portières. Ondistinguait le cardinal de La Valette et Mazarin parmi les plusempressés, ainsi que Chavigny et le maréchal de Vitry, quicherchait à éviter la Bastille, dont il était menacé,disait-on.

Deux carrosses suivaient pour les secrétairesdu Cardinal, ses médecins et son confesseur ; huit voitures àquatre chevaux pour ses gentilshommes, et vingt-quatre mulets pourses bagages ; deux cents mousquetaires à pied l’escortaient detrès près ; sa compagnie de gens d’armes de la garde et seschevau-légers, tous gentilshommes, marchaient devant et derrière cecortège, sur de magnifiques chevaux.

Ce fut dans cet équipage que le premierministre se rendit en peu de jours à Perpignan. La dimension de lalitière obligea plusieurs fois de faire élargir des chemins etabattre les murailles de quelques villes etvillages où elle ne pouvait entrer ; en sorte, disentles auteurs des manuscrits du temps, tout pleins d’une sincèreadmiration pour ce luxe, en sorte qu’ilsemblait un conquérant quientre par la brèche. Nous avonscherché en vain avec beaucoup de soin quelque manuscrit despropriétaires ou habitants des maisons qui s’ouvraient à sonpassage où la même admiration fut témoignée, et nous avouons nel’avoir pu trouver.

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