Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 13L’ESPAGNOL

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.

LAFONTAINE.

Cependant une scène d’une autre nature sepassait sous la tente de Cinq-Mars ; les paroles du Roi,premier baume de ses blessures, avaient été suivies des soinsempressés des chirurgiens de la cour ; une balle morte,facilement extraite, avait causé seule son accident : levoyage lui était permis, tout était prêt pour l’accomplir. Lemalade avait reçu jusqu’à minuit des visites amicales etintéressées ; dans les premières furent celles du petit Gondiet de Fontrailles, qui se disposaient aussi à quitter Perpignanpour Paris ; l’ancien page Olivier d’Entraigues s’était jointà eux pour complimenter l’heureux volontaire que le Roi semblaitavoir distingué ; la froideur habituelle du prince envers toutce qui l’entourait ayant fait regarder, à tous ceux qui en furentinstruits, le peu de mots qu’il avait dits comme des signes assurésd’une haute faveur, tous étaient venus le féliciter.

Enfin il était seul, sur son lit decamp ; M. de Thou, près de lui, tenait sa main, etGrandchamp, à ses pieds, grondait encore de toutes les visites quiavaient fatigué son maître blessé et prêt à partir pour un longvoyage. Pour Cinq-Mars, il goûtait enfin un de ces instants decalme et d’espoir qui viennent en quelque sorte rafraîchir l’âme enmême temps que le sang ; la main qu’il ne donnait pas à sonami pressait en secret la croix d’or attachée sur son cœur, enattendant la main adorée qui l’avait donnée, et qu’il allaitbientôt presser elle-même. Il n’écoutait qu’avec le regard et lesourire les conseils du jeune magistrat, et rêvait au but de sonvoyage, qui était aussi le but de sa vie. Le grave de Thou luidisait d’une voix calme et douce :

– Je vous suivrai bientôt à Paris. Jesuis heureux plus que vous-même de voir le Roi vous y mener aveclui ; c’est un commencement d’amitié qu’il faut ménager, vousavez raison. J’ai réfléchi bien profondément aux causes secrètes devotre ambition, et je crois avoir deviné votre cœur. Oui, cesentiment d’amour pour la France, qui le faisait battre dans votrepremière jeunesse, a dû y prendre des forces plus grandes ;vous voulez approcher le Roi pour servir votre pays, pour mettre enaction ces songes dorés de nos premiers ans. Certes, la pensée estvaste et digne de vous ! Je vous admire ; jem’incline ! Abordez le monarque avec le dévouementchevaleresque de nos pères, avec un cœur plein de candeur et prêt àtous les sacrifices. Recevoir les confidences de son âme, verserdans la sienne celles de ses sujets, adoucir les chagrins du Roi enlui apprenant la confiance de son peuple en lui, fermer les plaiesdu peuple en les découvrant à son maître, et, par l’entremise devotre faveur, rétablir ainsi ce commerce d’amour du père auxenfants, qui fut interrompu pendant dix-huit ans par un homme aucœur de marbre ; s’exposer pour cette noble entreprise àtoutes les horreurs de sa vengeance, et bien plus encore braver lescalomnies perfides qui poursuivent le favori jusque sur les marchesdu trône : ce songe était digne de vous. Poursuivez, mon ami,ne soyez jamais découragé ; parlez hautement au Roi du mériteet des malheurs de ses plus illustres amis que l’on écrase ;dites-lui sans crainte que sa vieille Noblesse n’a jamais conspirécontre lui ; et que, depuis le jeune Montmorency jusqu’à cetaimable comte de Soissons, tous avaient combattu le ministre, etjamais le monarque ; dites-lui que les vieilles races deFrance sont nées avec sa race, qu’en les frappant il remue toute lanation, et que, s’il les éteint, la sienne en souffrira, qu’elledemeurera seule exposée au souffle du temps et des événements,comme un vieux chêne frissonne et s’ébranle au vent de la plaine,lorsque l’on a renversé la forêt qui l’entoure et le soutient. –Oui, s’écria de Thou en s’animant, ce but est noble et beau ;marchez dans votre route d’un pas inébranlable, chassez même cettehonte secrète, cette pudeur qu’une âme noble éprouve avant de sedécider à flatter, à faire ce que le monde appelle sacour. Hélas ! les rois sont accoutumés à ces parolescontinuelles de fausse admiration pour eux ; considérez-lescomme une langue nouvelle qu’il faut apprendre, langue bienétrangère à vos lèvres jusqu’ici, mais que l’on peut parlernoblement, croyez-moi, et qui saurait exprimer de belles etgénéreuses pensées.

Pendant le discours enflammé de son ami,Cinq-Mars ne put se défendre d’une rougeur subite, et il tourna sonvisage sur l’oreiller, du côté de la tente, et de manière à ne pasêtre vu. De Thou s’arrêta :

– Qu’avez-vous, Henry ? vous ne merépondez pas ; me serais-je trompé !

Cinq-Mars soupira profondément et se tutencore.

– Votre cœur n’est-il pas ému de cesidées que je croyais devoir le transporter !

Le blessé regarda son ami avec moins detrouble et lui dit :

– Je croyais, cher de Thou, que vous nedeviez plus m’interroger, et que vous vouliez avoir une aveugleconfiance en moi. Quel mauvais génie vous pousse donc à vouloirsonder ainsi mon âme ? Je ne suis pas étranger à ces idées quivous possèdent. Qui vous dit que je ne les aie pas conçues !Qui vous dit que je n’aie pas formé la ferme résolution de lespousser plus loin dans l’action que vous n’osez le faire même dansles paroles ! L’amour de la France, la haine vertueuse del’ambitieux qui l’opprime et brise ses antiques mœurs avec la hachedu bourreau, la ferme croyance que la vertu peut être aussi habileque le crime, voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. Mais,quand vous voyez un homme à genoux dans une église, luidemandez-vous quel saint ou quel ange protège et reçoit saprière ? Que vous importe, pourvu qu’il prie au pied desautels que vous adorez, pourvu qu’il y tombe martyr, s’il lefaut ? Eh ! lorsque nos pères s’acheminaient pieds nusvers le saint sépulcre, un bourdon à la main, s’informait-on du vœusecret qui les conduisait à la Terre sainte ? Ils frappaient,ils mouraient, et les hommes et Dieu même peut-être, n’endemandaient pas plus ; le pieux capitaine qui les guidait nefaisait point dépouiller leurs corps pour voir si la croix rouge etle cilice ne cachaient pas quelque autre signe mystérieux ;et, dans le ciel, sans doute, ils n’étaient pas jugés avec plus derigueur pour avoir aidé la force de leurs résolutions sur la terrepar quelque espoir permis au chrétien, quelque seconde et secrètepensée, plus humaine et plus proche du cœur mortel.

De Thou sourit et rougit légèrement enbaissant les yeux.

– Mon ami, reprit-il avec gravité, cetteagitation peut vous faire mal ; ne continuons pas sur cesujet ; ne mêlons pas Dieu et le ciel dans nos discours, parceque cela n’est pas bien ; et mettez vos draps sur votreépaule, parce qu’il fait froid cette nuit. Je vous promets,ajouta-t-il en recouvrant son jeune malade avec un soin maternel,je vous promets de ne plus vous mettre en colère par mesconseils.

– Ah ! s’écria Cinq-Mars malgré ladéfense de parler, moi je vous jure, par cette croix d’or que vousvoyez, et par sainte Marie, de mourir plutôt que de renoncer à ceplan même que vous avez tracé le premier ; vous serezpeut-être un jour forcé de me prier de m’arrêter ; mais il nesera plus temps.

– C’est bon, c’est bon, dormez, répéta leconseiller ; si vous ne vous arrêtez pas, alors je continueraiavec vous, quelque part que cela me conduise.

Et, prenant dans sa poche un livre d’heures,il se mit à le lire attentivement ; un instant après, ilregarda Cinq-Mars, qui ne dormait pas encore ; il fit signe àGrandchamp de changer la lampe de place pour la vue dumalade ; mais ce soin nouveau ne réussit pas mieux ;celui-ci, les yeux toujours ouverts, s’agitait sur sa coucheétroite.

– Allons, vous n’êtes pas calme, dit deThou en souriant ; je vais faire quelque lecture pieuse quivous remette l’esprit en repos. Ah ! mon ami, c’est là qu’ilest le repos véritable, c’est dans ce livre consolateur ! car,ouvrez-le où vous voudrez, et toujours vous y verrez d’un côtél’homme dans le seul état qui convienne à sa faiblesse : laprière et l’incertitude de sa destinée ; et, de l’autre, Dieului parlant lui-même de ses infirmités. Quel magnifique et célestespectacle ! quel lien sublime entre le ciel et la terre !la vie, la mort et l’éternité sont là : ouvrez-le auhasard.

– Ah ! oui, dit Cinq-Mars, se levantencore avec une vivacité qui avait quelque chose d’enfantin, je leveux bien, laissez-moi l’ouvrir ; vous savez la vieillesuperstition de notre pays ? quand on ouvre un livre de messeavec une épée, la première page que l’on trouve à gauche est ladestinée de celui qui la lit, et le premier qui entre quand il afini doit influer puissamment sur l’avenir du lecteur.

– Quel enfantillage ! Mais je leveux bien. Voici votre épée ; prenez la pointe… voyons…

– Laissez-moi lire moi-même, ditCinq-Mars, prenant du bord de son lit un côté du livre. Le vieuxGrandchamp avança gravement sa figure basanée et ses cheveux grissur le pied du lit pour écouter. Son maître lut, s’interrompit à lapremière phrase, mais, avec un sourire un peu forcé peut-être,poursuivit jusqu’au bout :

I. Or c’était dans la cité de Mediolanumqu’ils comparurent.

II. Le grand prêtre leur dit :Inclinez-vous et adorez les dieux.

III. Et le peuple était silencieux, regardantleurs visages, qui parurent comme les visages des anges.

IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais,s’écria, levant les yeux au ciel, et tout rempli duSaint-Esprit :

V. Ô mon frère ! je vois le Fils del’homme qui nous sourit ; laisse-moi mourir le premier.

VI. Car si je voyais ton sang, je craindraisde verser des larmes indignes du Seigneur notre Dieu.

VII. Or Protais lui répondit cesparoles :

VIII. Mon frère, il est juste que je périsseaprès toi, car j’ai plus d’années et des forces plus grandes pourte voir souffrir.

IX. Mais les sénateurs et le peuple grinçaientdes dents contre eux.

X. Et, les soldats les ayant frappés, leurstêtes tombèrent ensemble sur la même pierre.

XI. Or c’est en ce lieu même que lebienheureux saint Ambroise trouva la cendre des deux martyrs, quirendit la vue à un aveugle.

– Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant sonami lorsqu’il eut fini, que répondez-vous à cela ?

– La volonté de Dieu soit faite ;mais nous ne devons pas la sonder.

– Ni reculer dans nos dessins pour un jeud’enfant, reprit d’Effiat avec impatience et s’enveloppant d’unmanteau jeté sur lui. Souvenez-vous des vers que nous récitionsautrefois : Justam et tenacem proposili virum… cesmots de fer se sont imprimés dans ma tête. Oui, que l’universs’écroule autour de moi, ses débris m’emporteront inébranlable.

– Ne comparons pas les pensées de l’hommeà celles du ciel, et soumettons-nous, dit de Thou gravement.

– Amen, dit le vieux Grandchamp,dont les yeux s’étaient remplis de larmes qu’il essuyaitbrusquement.

– De quoi te mêles-tu, vieuxsoldat ? tu pleures ! lui dit son maître.

– Amen, dit à la porte de latente une voix nasillarde.

– Parbleu, monsieur, faites plutôt cettequestion à l’Éminence grise qui vient chez vous, répondit le fidèleserviteur en montrant Joseph, qui s’avançait les bras croisés ensaluant d’un air caressant.

– Ah ! ce sera donc lui !murmura Cinq-Mars.

– Je viens peut-être mal à propos ?dit Joseph doucement.

– Fort à propos, peut-être, dit Henryd’Effiat en souriant avec un regard à de Thou. Qui peut vousamener, mon père, à une heure du matin ? Ce doit être quelquebonne œuvre ?

Joseph se vit mal accueilli ; et, commeil ne marchait jamais sans avoir au fond de l’âme cinq ou sixreproches à se faire vis-à-vis des gens qu’il abordait, et autantde ressources dans l’esprit pour se tirer d’affaire, il crut icique l’on avait découvert le but de sa visite, et sentit que cen’était pas le moment de la mauvaise humeur qu’il fallait prendrepour préparer l’amitié. S’asseyant donc assez froidement près dulit :

– Je viens, dit-il, monsieur, vous parlerde l’a part du Cardinal généralissime des deux prisonniersespagnols que vous avez faits ; il désire avoir desrenseignements sur eux le plus promptement possible ; je doisles voir et les interroger. Mais je ne comptais pas vous trouverveillant encore ; je voulais seulement les recevoir de vosgens.

Après un échange de politesses contraintes, onfit entrer dans la tente les deux prisonniers, que Cinq-Mars avaitpresque oubliés. Ils parurent, l’un jeune et montrant à découvertune physionomie vive et un peu sauvage : c’était lesoldat ; l’autre, cachant sa taille sous un manteau brun, etses traits sombres, mais ambigus dans leur expression, sous l’ombrede son chapeau à larges bords, qu’il n’ôta pas : c’étaitl’officier ; il parla seul et le premier :

– Pourquoi me faites-vous quitter mapaille et mon sommeil ? est-ce pour me délivrer ou mependre ?

– Ni l’un ni l’autre, dit Joseph.

– Qu’ai-je à faire avec toi, homme àlongue barbe ? je ne t’ai pas vu à la brèche.

Il fallut quelque temps, d’après cet exordeaimable, pour faire comprendre à l’étranger les droits qu’avait uncapucin à l’interroger.

– Eh bien, dit-il enfin, queveux-tu ?

– Je veux savoir votre nom et votrepays.

– Je ne dis pas mon nom ; et quant àmon pays, j’ai l’air d’un Espagnol ; mais je ne le suispeut-être pas, car un Espagnol ne l’est jamais.

Le père Joseph, se retournant vers les deuxamis, dit :

– Je suis bien trompé, ou j’ai entendu ceson de voix quelque part : cet homme parle français sansaccent ; mais il me semble qu’il veut nous donner des énigmescomme dans l’Orient.

– L’Orient ? c’est cela, dit leprisonnier, un Espagnol est un homme de l’Orient, c’est un Turccatholique ; son sang languit ou bouillonne, il est paresseuxou infatigable ; l’indolence le rend esclave ; l’ardeur,cruel ; immobile dans son ignorance, ingénieux dans sasuperstition, il ne veut qu’un livre religieux, qu’un maîtretyrannique ; il obéit à la loi du bûcher, il commande parcelle du poignard, il s’endort le soir dans sa misère sanglante,cuvant le fanatisme et rêvant le crime. Qui est-ce là,messieurs ? est-ce l’Espagnol ou le Turc ? devinez.Ah ! ah ! vous avez l’air de trouver que j’ai de l’espritparce que je rencontre un rapport. Vraiment, messieurs, vous mefaites bien de l’honneur, et cependant l’idée pourrait se pousserplus loin, si l’on voulait ; si je passais à l’ordre physique,par exemple, ne pourrais-je pas vous dire : Cet homme a lestraits graves ou allongés, l’œil noir et coupé en amande, lessourcils durs, la bouche triste et mobile, les joues basanées,maigres et ridées ; sa tête est rasée, et il la couvre d’unmouchoir noué en turban ; il passe un jour entier couché oudebout sous un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumantun tabac qui l’enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol ?Êtes-vous contents, messieurs ? Vraiment, vous en avez l’air,vous riez ; et de quoi riez-vous ? Moi qui vous aiprésenté cette seule idée, je n’ai pas ri ; voyez, mon visageest triste. Ah ! c’est peut-être parce que le sombreprisonnier est devenu tout à coup bavard, et parle vite ?Ah ! ce n’est rien ; je pourrais vous en dire d’autres,et vous rendre quelques services, mes braves amis. Si je me mettaisdans les anecdotes, par exemple, si je vous disais que je connaisun prêtre qui avait ordonné la mort de quelques hérétiques avant dedire la messe, et qui, furieux d’être interrompu à l’autel durantle saint-sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient sesordres : Tuez tout ! tuez tout !ririez-vous bien tous, messieurs ? Non, pas tous.Monsieur que voilà, par exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe.Oh ! il est vrai qu’il pourrait répondre qu’il a faitsagement, et qu’on avait tort d’interrompre sa pure prière. Mais sij’ajoutais qu’il s’est caché pendant une heure derrière la toile devotre tente, monsieur de Cinq-Mars, pour vous écouter parler, etqu’il est venu pour vous faire quelque perfidie, et non pour moi,que dirait-il ? Maintenant, messieurs, êtes-vouscontents ? Puis-je me retirer après cette parade ?

Le prisonnier avait débité tout ceci avec larapidité d’un vendeur d’orviétan, et avec une voix si haute, queJoseph en fut tout étourdi. Il se leva indigné à la fin, ets’adressant à Cinq-Mars :

– Comment souffrez-vous, monsieur, luidit-il, qu’un prisonnier qui devait être pendu vous parleainsi ?

L’Espagnol, sans daigner s’occuper de luidavantage, se pencha vers d’Effiat, et lui dit àl’oreille :

– Je ne vous importe guère, donnez-moi maliberté, j’ai déjà pu la prendre, mais je ne l’ai pas voulu sansvotre consentement ; donnez-la-moi, ou faites-moi tuer.

– Partez si vous le pouvez, lui réponditCinq-Mars, je vous jure que j’en serai fort aise.

Et il fit dire à ses gens de se retirer avecle soldat, qu’il voulut garder à son service.

Ce fut l’affaire d’un moment ; il nerestait plus dans la tente que les deux amis, le père Josephdécontenancé et l’Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son chapeau,montra une figure française, mais féroce : il riait, etsemblait respirer plus d’air dans sa large poitrine.

– Oui, je suis Français, dit-il àJoseph ; mais je hais la France, parce qu’elle a donné le jourà mon père, qui est un monstre, et à moi, qui le suis devenu, etqui l’ai frappé une fois ; je hais ses habitants parce qu’ilsm’ont volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés et tuésdepuis ; j’ai été deux ans Espagnol pour faire mourir plus deFrançais ; mais à présent je hais encore plus l’Espagne ;on ne saura jamais pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nationdésormais ; tous les hommes sont mes ennemis. Continue,Joseph, et tu me vaudras bientôt. Oui, tu m’as vu autrefois,continua-t-il en le poussant violemment par la poitrine et lerenversant… je suis Jacques de Laubardemont, fils de ton digneami.

À ces mots, sortant brusquement de la tente,il disparut comme une apparition s’évanouirait. De Thou et leslaquais, accourus à l’entrée, le virent s’élancer en deux bondspar-dessus un soldat surpris et désarmé, et courir vers lesmontagnes avec la vitesse d’un cerf, malgré plusieurs coups demousquets inutiles. Joseph profita du désordre pour s’évader enbalbutiant quelques mots de politesse, et laissa les deux amisriant de son aventure et de son désappointement, comme deuxécoliers riraient d’avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue,et s’apprêtant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient besoinl’un et l’autre, et qu’ils trouvèrent bientôt, le blessé dans sonlit, et le jeune conseiller dans son fauteuil.

Pour le capucin, il s’acheminait vers satente, méditant comment il tirerait parti de tout ceci pour lameilleure vengeance possible, lorsqu’il rencontra Laubardemonttraînant par ses mains liées la jeune insensée. Ils se racontèrentleurs mutuelles et horribles aventures.

Joseph n’eut pas peu de plaisir à retourner lepoignard dans la plaie de son cœur en lui apprenant le sort de sonfils.

– Vous n’êtes pas précisément heureuxdans votre intérieur, ajouta-t-il ; je vous conseille de faireenfermer votre nièce et pendre votre héritier, si par bonheur vousle retrouvez.

Laubardemont rit affreusement : – Quant àcette petite imbécile que voilà, je vais la donner à un ancien jugesecret, à présent contrebandier dans les Pyrénées, à Oloron :il la fera ce qu’il voudra, servante dans sa posada, parexemple ; je m’en soucie peu, pourvu que monseigneur ne puissejamais en entendre parler.

Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne donnaaucun signe d’intelligence ; toute lueur de raison étaitéteinte en elle ; un seul mot lui était resté sur les lèvres,elle le prononçait continuellement : – Le juge ! lejuge ! le juge ! dit-elle tout bas. Et elle se tut. Sononcle et Joseph la chargèrent, à peu près comme un sac de blé, surun des chevaux qu’amenèrent deux domestiques ; Laubardemont enmonta un, et se disposa à sortir du camp, voulant s’enfoncer dansles montagnes avant le jour.

– Bon voyage ! dit-il à Joseph,faites bien vos affaires à Paris ; je vous recommande Oresteet Pylade.

– Bon voyage ! répondit celui-ci. Jevous recommande Cassandre et Œdipe.

– Oh ! il n’a ni tué son père niépousé sa mère…

– Mais il est en bon chemin pour cesgentillesses.

– Adieu, mon révérend père !

– Adieu, mon vénérable ami !dirent-ils tout haut ; – mais tout bas :

– Adieu, assassin à robe grise : jeretrouverai l’oreille du Cardinal en ton absence.

– Adieu, scélérat à robe rouge : vadétruire toi-même ta famille maudite ; achève de répandre tonsang dans les autres ; ce qui en restera en toi, je m’encharge… Je pars à présent. Voilà une nuit bien remplie !

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