Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 17LA TOILETTE

Nous allons chercher, comme dans les abîmes,
les anciennes prérogatives de cette Noblesse
qui, depuis onze siècles, est couverte de
poussière, de sang et de sueur.

MONTESQUIEU.

La voiture du grand Écuyer roulait rapidementvers le Louvre, lorsque, fermant les rideaux dont elle étaitgarnie, il prit la main de son ami, et lui dit avecémotion :

– Cher de Thou, j’ai gardé de grandssecrets sur mon cœur, et croyez qu’ils y ont été bienpesants ; mais deux craintes m’ont forcé au silence :celle de vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos conseils.

– Vous savez cependant bien, dit de Thou,que je méprise les premiers, et je pensais que vous ne méprisiezpas les autres.

– Non ; mais je les redoutais, jeles crains encore ; je ne veux point être arrêté. Ne parlezpas, mon ami, pas un mot, je vous en conjure, avant d’avoir entenduet vu ce qui va se passer. Je vous ramène chez vous en sortant duLouvre ; là, je vous écoute, et je pars pour continuer monouvrage, car rien ne m’ébranlera, je vous en avertis ; je l’aidit à ces messieurs chez vous tout à l’heure.

Cinq-Mars n’avait rien dans son accent de larudesse que supposeraient ces paroles : sa voix étaitcaressante, son regard doux, amical et affectueux, son airtranquille et déterminé dès longtemps ; rien n’annonçait lemoindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et en gémit.

– Hélas ! dit-il en descendant de savoiture avec lui. Et il le suivit, en soupirant, dans le grandescalier du Louvre.

Lorsqu’ils entrèrent chez la Reine, annoncéspar des huissiers vêtus de noir et portant une verge d’ébène, elleétait assise à sa toilette. C’était une sorte de table d’un boisnoir, plaquée d’écaillé, de nacre et de cuivre incrustés, etformant une infinité de dessins d’assez mauvais goût, mais quidonnaient à tous les meubles un air de grandeur qu’on y admireencore ; un miroir arrondi par le haut, et que les femmes dumonde trouveraient aujourd’hui petit et mesquin, était seulementposé au milieu de la table ; des bijoux et des colliers éparsla couvraient. Anne d’Autriche, assise devant et placée sur ungrand fauteuil de velours cramoisi à longues franges d’or, restaitimmobile et grave comme sur un trône, tandis que dona Stephania etMme de Motteville donnaient de chaque côtéquelques coups de peigne fort légers, comme pour achever lacoiffure de la Reine, qui était cependant en fort bon état, et déjàentremêlée de perles tressées avec ses cheveux blonds. Sa longuechevelure avait des reflets d’une beauté singulière, quiannonçaient qu’elle devait avoir au toucher la finesse et ladouceur de la soie. Le jour tombait sans voile sur son front ;il ne devait point redouter cet éclat, et en jetait un presque égalpar sa surprenante blancheur, qu’elle se plaisait à faire brillerainsi ; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands etréguliers, et sa bouche, très-fraîche, avait cette lèvre inférieuredes princesses d’Autriche, un peu avancée et fendue légèrement enforme de cerise, que l’on peut remarquer encore dans tous lesportraits de cette époque. Il semble que leurs peintres aient prisà tâche d’imiter la bouche de la Reine, pour plaire peut-être auxfemmes de sa suite, dont la prétention devait être de luiressembler. Les vêtements noirs, adoptés alors par la cour et dontla forme fut même fixée par un édit, relevaient encore l’ivoire deses bras, découverts jusqu’au coude et ornés d’une profusion dedentelles qui sortaient de ses larges manches. De grosses perlespendaient à ses oreilles et un bouquet d’autres perles plus grandesse balançait sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture. Telétait l’aspect de la Reine en ce moment. À ses pieds, sur deuxcoussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec un petitcanon qu’il brisait : c’était le Dauphin, depuisLouis XIV. La duchesse Marie de Mantoue était assise à sadroite sur un tabouret, la princesse de Guéménée, la duchesse deChevreuse et Mlle de Montbazon,Mlle de Guise, de Rohan et de Vendôme, toutesbelles ou brillantes de jeunesse, étaient placées derrière laReine, et debout. Dans l’embrasure d’une croisée, MONSIEUR, lechapeau sous le bras, causait à voix basse avec un homme d’unetaille élevée, assez gros, rouge de visage et l’œil fixe ethardi : c’était le duc de Bouillon. Un officier, d’environvingt-cinq ans, d’une tournure svelte et d’une figure agréable,venait de remettre plusieurs papiers au prince ; le duc deBouillon paraissait les lui expliquer.

M. de Thou, après avoir salué laReine, qui lui dit quelques mots, aborda la princesse de Guéménéeet lui parla à demi-voix avec une intimité affectueuse, maispendant cet aparté, attentif à surveiller tout ce qui touchait sonami, et tremblant en secret que sa destinée ne fût confiée à unêtre moins digne qu’il ne l’eût désiré, il examina la princesseMarie avec cette attention scrupuleuse, cet œil scrutateur d’unemère sur la jeune personne qu’elle choisirait pour compagne de sonfils ; car il pensait qu’elle n’était pas étrangère auxentreprises de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement que sa parure,extrêmement brillante, semblait lui donner plus de vanité que celan’eût dû être pour elle et dans un tel moment. Elle ne cessait dereplacer sur son front et d’entremêler avec ses boucles de cheveuxles rubis qui paraient sa tête, et n’égalaient pas l’éclat et lescouleurs animées de son teint : elle regardait souventCinq-Mars, mais c’était plutôt le regard de la coquetterie quecelui de l’amour, et souvent ses yeux étaient attirés vers lesglaces de la toilette, où elle veillait à la symétrie de sa beauté.Ces observations du conseiller commencèrent à lui persuader qu’ils’était trompé en faisant tomber ses soupçons sur elle, et surtoutquand il vit qu’elle semblait éprouver quelque plaisir à s’asseoirprès de la Reine, tandis que les duchesses étaient debout derrièreelle, et qu’elle les regardait souvent avec hauteur. – Dans ce cœurde dix-neuf ans, se dit-il, l’amour serait seul, et aujourd’huisurtout : donc… ce n’est pas elle.

La Reine fit un signe de tête presqueimperceptible à Mme de Guéménée après que lesdeux amis eurent parlé à voix basse un moment avec chacun ; età ce signe toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague, sortirentde l’appartement sans parler, avec de profondes révérences, commesi c’eût été convenu d’avance. Alors la Reine, retournant sonfauteuil elle-même, dit à MONSIEUR :

– Mon frère, je vous prie de vouloir bienvenir vous asseoir près de moi. Nous allons nous consulter sur ceque je vous ai dit. La princesse Marie ne sera point de trop, jel’ai priée de rester. Nous n’aurons aucune interruption à redouterd’ailleurs.

La Reine semblait plus libre dans ses manièreset dans son langage ; et, ne gardant plus sa sévère etcérémonieuse immobilité, elle fit aux autres assistants un gestequi les invitait à s’approcher d’elle.

Gaston d’Orléans, un peu inquiet de ce débutsolennel, vint nonchalamment s’asseoir à sa droite, et dit avec undemi-sourire et un air négligent, jouant avec sa fraise et lachaîne du Saint-Esprit pendante à son cou :

– Je pense bien, madame, que nous nefatiguerons pas les oreilles d’une si jeune personne par une longueconférence ; elle aimerait mieux entendre parler de danse etde mariage, d’un Électeur ou du roi de Pologne, par exemple.

Marie prit un air dédaigneux ; Cinq-Marsfronça le sourcil.

– Pardonnez-moi, répondit la Reine en laregardant, je vous assure que la politique du moment l’intéressebeaucoup. Ne cherchez pas à nous échapper, mon frère, ajouta-t-elleen souriant, je vous tiens aujourd’hui ! C’est bien la moindrechose que nous écoutions M. de Bouillon.

Celui-ci s’approcha, tenant par la main lejeune officier dont nous avons parlé.

– Je dois d’abord, dit-il, présenter àVotre Majesté le baron de Beauvau, qui arrive d’Espagne.

– D’Espagne ? dit la Reine avecémotion ; il y a du courage à cela. Vous avez vu mafamille ?

– Il vous en parlera, ainsi que ducomte-duc d’Olivarès. Quant au courage, ce n’est pas la premièrefois qu’il en montre ; vous savez qu’il commandait lescuirassiers du comte de Soissons.

– Comment ! si jeune,monsieur ! vous aimez bien les guerres politiques !

– Au contraire, j’en demande pardon àVotre Majesté, répondit-il, car je servais avec lesprinces de la Paix.

Anne d’Autriche se rappela le nom qu’avaientpris les vainqueurs de la Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon,saisissant le moment d’entamer la grande question qu’il avait envue, quitta Cinq-Mars, auquel il venait de donner la main avec uneeffusion d’amitié, et, s’approchant avec lui de la Reine : –Il est miraculeux, madame, lui dit-il, que cette époque fasseencore jaillir de son sein quelques grands caractères commeceux-ci ; et il montra le grand Écuyer, le jeune Beauvau etM. de Thou : ce n’est qu’en eux que nous pouvonsespérer désormais, ils sont à présent bien rares, car le grandniveleur a passé sur la France une longue faux.

– Est-ce du Temps que vous voulez parler,dit la Reine, ou d’un personnage réel ?

– Trop réel, trop vivant, trop longtempsvivant, madame, répondit le duc plus animé ; cette ambitiondémesurée, cet égoïsme colossal, ne peuvent plus se supporter. Toutce qui porte un grand cœur s’indigne de ce joug, et dans ce moment,plus que jamais, on entrevoit toutes les infortunes de l’avenir. Ilfaut le dire, madame ; oui, ce n’est plus le temps desménagements : la maladie du Roi est très-grave ; lemoment de penser et de résoudre est arrivé, car le temps d’agirn’est pas loin.

Le ton sévère et brusque deM. de Bouillon ne surprit pas Anne d’Autriche ; maiselle l’avait toujours trouvé plus calme, et fut un peu émue del’inquiétude qu’il témoignait : aussi, quittant le ton de laplaisanterie qu’elle avait d’abord voulu prendre :

– Eh bien, quoi ? que craignez-vous,et que voulez-vous faire ?

– Je ne crains rien pour moi, madame, carl’armée d’Italie ou Sedan me mettront toujours à l’abri ; maisje crains pour vous-même, et peut-être pour les princes vosfils.

– Pour mes enfants, monsieur le duc, pourles fils de France ? L’entendez-vous, mon frère,l’entendez-vous ? et vous ne paraissez pas étonné ?

La Reine était fort agitée en parlant.

– Non, madame, dit Gaston d’Orléans fortpaisiblement ; vous savez que je suis accoutumé à toutes lespersécutions ; je m’attends à tout de la part de cethomme ; il est le maître, il faut se résigner…

– Il est le maître ! reprit laReine ; et de qui tient-il son pouvoir, si ce n’est duRoi ? et, après le Roi, quelle main le soutiendra, s’il vousplaît ! qui l’empêchera de retomber dans le néant ?sera-ce vous ou moi ?

– Ce sera lui-même, interrompitM. de Bouillon, car il veut se faire nommer régent, et jesais qu’à l’heure qu’il est il médite de vous enlever vos enfants,et demande au roi que leur garde lui soit confiée.

– Me les enlever ! s’écria la mère,saisissant involontairement le Dauphin et le prenant dans sesbras.

L’enfant, debout entre les genoux de la Reine,regarda les hommes qui l’entouraient avec une gravité singulière àcet âge, et, voyant sa mère tout en larmes, mit la main sur lapetite épée qu’il portait.

– Ah ! monseigneur, dit le duc deBouillon en se baissant à demi pour lui adresser ce qu’il voulaitfaire entendre à la princesse, ce n’est pas contre nous qu’il fauttirer votre épée, mais contre celui qui déracine votre trône ;il vous prépare une grande puissance, sans doute ; vous aurezun sceptre absolu ; mais il a rompu le faisceau d’armes qui lesoutenait. Ce faisceau-là, c’était votre vieille Noblesse, qu’il adécimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j’en ai lepressentiment ; mais vous n’aurez que des sujets et pointd’amis, car l’amitié n’est que dans l’indépendance et une sorted’égalité qui naît de la force. Vos ancêtres avaient leurspairs, et vous n’aurez pas les vôtres. Que Dieu voussoutienne alors, monseigneur, car les hommes ne le pourront pasainsi sans les institutions. Soyez grand ; mais surtoutqu’après vous, grand homme, il en vienne toujours d’aussiforts ; car, en cet état de choses, si l’un d’eux trébuche,toute la monarchie s’écroulera.

Le duc de Bouillon avait une chaleurd’expression et une assurance qui captivaient toujours ceux quil’entendaient : sa valeur, son coup d’œil dans les combats, laprofondeur de ses vues politiques, sa connaissance des affairesd’Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à la fois lerendaient l’un des hommes les plus capables et les plus imposantsde son temps, le seul même que redoutât réellement le Cardinal-Duc.La Reine l’écoutait toujours avec confiance, et lui laissaitprendre une sorte d’empire sur elle. Cette fois elle fut plusfortement émue que jamais.

– Ah ! plût à Dieu, s’écria-t-elle,que mon fils eût l’âme ouverte à vos discours et le bras assez fortpour en profiter ! Jusque-là pourtant j’entendrai, j’agiraipour lui ; c’est moi qui dois être et c’est moi qui serairégente, je n’abandonnerai ce droit qu’avec la vie : s’il fautfaire une guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté lahonte et l’effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujetcouronné ! Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement lebras du jeune Dauphin ; oui, mon frère, et vous, messieurs,conseillez-moi : parlez, où en sommes-nous ? Faut-il queje parte ? dites-le ouvertement. Comme femme, comme épouse,j’étais prête à pleurer, tant ma situation était douloureuse ;mais à présent, voyez, comme mère je ne pleure pas ; je suisprête à vous donner des ordres s’il le faut !

Jamais Anne d’Autriche n’avait semblé si bellequ’en ce moment, et cet enthousiasme qui paraissait en elleélectrisa tous les assistants, qui ne demandaient qu’un mot de sabouche pour parler. Le duc de Bouillon jeta un regard rapide surMONSIEUR, qui se décida à prendre la parole.

– Ma foi, dit-il d’un air assez délibéré,si vous donnez des ordres, ma sœur, je veux être votre capitainedes gardes, sur mon honneur ; car je suis las aussi destourments que m’a causés ce misérable, qui ose encore me poursuivrepour rompre mon mariage, et tient toujours mes amis à la Bastille,ou les fait assassiner de temps en temps ; et d’ailleurs jesuis indigné, dit-il en se reprenant et baissant les yeux d’un airsolennel, je suis indigné de la misère du peuple.

– Mon frère, reprit vivement laprincesse, je vous prends au mot, car il faut faire ainsi avecvous, et j’espère qu’à nous deux nous serons assez forts ;faites seulement comme M. le comte de Soissons, et ensuitesurvivez à votre victoire ; rangez-vous avec moi comme vousfîtes avec M. de Montmorency, mais sautez le fossé.

Gaston sentit l’épigramme ; il se rappelason trait trop connu, lorsque l’infortuné révolté de Castelnaudaryfranchit presque seul un large fossé et trouva de l’autre côtédix-sept blessures, la prison et la mort, à la vue de MONSIEUR,immobile comme son armée. Dans la rapidité de la prononciation dela Reine, il n’eut pas le temps d’examiner si elle avait employécette expression proverbialement ou avec intention ; mais,dans tous les cas, il prit le parti de ne pas la relever, et en futempêché par elle-même, qui reprit en regardant Cinq-Mars.

– Mais, avant tout, pas de terreurpanique : sachons bien où nous en sommes. Monsieur le Grand,vous quittez le Roi, avons-nous de telles craintes ?

D’Effiat n’avait pas cessé d’observer Marie deMantoue, dont la physionomie expressive peignait pour lui toutesses idées plus rapidement et aussi sûrement que la parole ; ily lut le désir de l’entendre parler, l’intention de faire déciderMONSIEUR et la Reine ; un mouvement d’impatience de son piedlui donna l’ordre d’en finir et de régler enfin toute laconjuration. Son front devint pâle et plus pensif ; il serecueillit un moment, car il sentait que là étaient toutes sesdestinées. De Thou le regarda et frémit, parce, qu’il leconnaissait ; il eût voulu lui dire un mot, un seul mot ;mais Cinq-Mars avait déjà relevé la tête et parla ainsi :

– Je ne crois point, madame, que le Roisoit aussi malade qu’on vous l’a pu dire ; Dieu nousconservera longtemps encore ce prince, je l’espère, j’en suiscertain même. Il souffre, il est vrai, il souffre beaucoup ;mais son âme surtout est malade, et d’un mal que rien ne peutguérir, d’un mal que l’on ne souhaiterait pas à son plus grandennemi et qui le ferait plaindre de tout l’univers si on leconnaissait. Cependant la fin de ses malheurs, je veux dire de savie, ne lui sera pas donnée encore de longtemps. Sa langueur esttoute morale ; il se fait dans son cœur une granderévolution ; il voudrait l’accomplir et ne le peut pas :il a senti depuis longues années s’amasser en lui les germes d’unejuste haine contre un homme auquel il croit devoir de lareconnaissance, et c’est ce combat intérieur entre sa bonté et sacolère qui le dévore. Chaque année qui s’est écoulée a déposé à sespieds, d’un côté les travaux de cet homme, et de l’autre sescrimes. Voici qu’aujourd’hui ceux-ci l’emportent dans labalance ; le Roi voit et s’indigne : il veut punir ;mais tout à coup il s’arrête et le pleure d’avance. Si vous pouviezle contempler ainsi, madame, il vous ferait pitié. Je l’ai vusaisir la plume qui devait tracer son exil, la noircir d’une mainhardie, et s’en servir, pourquoi ? Pour le féliciter par unelettre. Alors il s’applaudit de sa bonté comme chrétien ; ilse maudit comme juge souverain ; il se méprise commeRoi ; il cherche un refuge dans la prière et se plonge dansles méditations de l’avenir ; mais il se lève épouvanté, parcequ’il a entrevu les flammes que mérite cet homme, et que personnene sait aussi bien que lui les secrets de sa damnation. Il fautl’entendre en cet instant s’accuser d’une coupable faiblesse ets’écrier qu’il sera puni lui-même de n’avoir pas su le punir !On dirait quelquefois qu’il y a des ombres qui lui ordonnent defrapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l’oragegronde dans son cœur, mais ne brûle que lui ; la foudre n’enpeut pas sortir.

– Eh bien, qu’on la fasse donc éclater,s’écria le duc de Bouillon.

– Celui qui la touchera peut en mourir,dit MONSIEUR.

– Mais quel beau dévouement ! dit laReine.

– Que je l’admirerais ! dit Marie àdemi-voix.

– Ce sera moi, dit Cinq-Mars.

– Ce sera nous, dit M. de Thouà son oreille.

Le jeune Beauvau s’était rapproché du duc deBouillon.

– Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous lasuite ?

– Non, pardieu, je ne l’oublie pas !répondit tout bas celui-ci. Et s’adressant à la Reine : –Acceptez, madame, l’offre de M. le Grand ; il est àportée de décider le Roi plus que vous et nous ; maistenez-vous prête à tout, car le Cardinal est trop habile pours’endormir. Je ne crois pas à sa maladie ; je ne crois point àson silence et à son immobilité, qu’il veut nous persuader depuisdeux ans ; je ne croirais point à sa mort même, que je n’eusseporté sa tête dans la mer, comme celle du géant de l’Arioste.Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur toutes choses. J’ai faitmontrer mes plans à MONSIEUR tout à l’heure ; je vais vous enfaire l’abrégé : je vous offre Sedan, madame, pour vous etmesseigneurs vos fils. L’armée d’Italie est à moi ; je la faisrentrer s’il le faut. M. le grand Écuyer est maître de lamoitié du camp de Perpignan ; tous les vieux huguenots de laRochelle et du Midi sont prêts au premier signe à le venirtrouver : tout est organisé depuis un an par mes soins en casd’événements.

– Je n’hésite point, dit la Reine, à memettre dans vos mains pour sauver mes enfants s’il arrivait quelquemalheur au Roi. Mais dans ce plan général vous oubliez Paris.

– Il est à nous par tous lespoints : le peuple par l’archevêque, sans qu’il s’en doute, etpar M. de Beaufort, qui est son roi ; les troupespar vos gardes et ceux de MONSIEUR, qui commandera tout, s’il leveut bien.

– Moi ! moi ! oh ! cela nese peut pas absolument ! je n’ai pas assez de monde, et il mefaut une retraite plus forte que Sedan, dit Gaston.

– Mais elle suffit à la Reine, repritM. de Bouillon.

– Ah ! cela peut bien être, mais masœur ne risque pas autant qu’un homme qui tire l’épée. Savez-vousque c’est très-hardi ce que nous faisons là ?

– Quoi ! même ayant le roi pournous ? dit Anne d’Autriche.

– Oui, madame, oui, on ne sait pascombien cela peut durer : il faut prendre ses sûretés, et jene fais rien sans le traité avec l’Espagne.

– Ne faites donc rien, dit la Reine enrougissant ; car certes je n’en entendrai jamais parler.

– Ah ! madame, ce serait pourtantplus sage, et MONSIEUR a raison, dit le duc de Bouillon ; carle comte-duc de San-Lucar nous offre dix-sept mille hommes devieilles troupes et cinq cent mille écus comptants.

– Quoi ! dit la Reine étonnée, on aosé aller jusque-là sans mon consentement ! déjà des accordsavec l’étranger !

– L’étranger, ma sœur ! devions-noussupposer qu’une princesse d’Espagne se servirait de ce mot ?répondit Gaston.

Anne d’Autriche se leva en prenant le dauphinpar la main, et s’appuyant sur Marie :

– Oui, MONSIEUR, dit-elle, je suisEspagnole ; mais je suis petite-fille de Charles-Quint, et jesais que la patrie d’une reine est autour de son trône. Je vousquitte, messieurs ; poursuivez sans moi ; je ne sais plusrien désormais.

Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyantMarie tremblante et inondée de larmes, elle revint.

– Je vous promets cependantsolennellement un inviolable secret, mais rien de plus.

Tous furent un peu déconcertés, hormis le ducde Bouillon, qui, ne voulant rien perdre de ses avantages, lui diten s’inclinant avec respect :

– Nous sommes reconnaissants de cettepromesse, madame, et nous n’en voulons pas plus, persuadés qu’aprèsle succès vous serez tout à fait des nôtres.

Ne voulant plus s’engager dans une guerre demots, la Reine salua un peu sèchement, et sortit avec Marie, quilaissa tomber sur Cinq-Mars un de ces regards qui renferment à lafois toutes les émotions de l’âme. Il crut lire dans ses beaux yeuxle dévouement éternel et malheureux d’une femme donnée pourtoujours, et il sentit que, s’il avait jamais eu la pensée dereculer dans son entreprise, il se serait regardé comme le dernierdes hommes. Sitôt qu’on quitta les deux princesses :

– Là, là, là, je vous l’avais bien dit,Bouillon, vous fâchez la Reine, dit MONSIEUR ; VOUS avez ététrop loin aussi. On ne m’accusera pas certainement d’avoir faiblice matin ; j’ai montré, au contraire, plus de résolution queje n’aurais dû.

– Je suis plein de joie et dereconnaissance pour Sa Majesté, répondit M. de Bouillond’un air triomphant ; nous voilà sûrs de l’avenir.Qu’allez-vous faire à présent, monsieur de Cinq-Mars ?

– Je vous l’ai dit, monsieur, je nerecule jamais ; quelles qu’en puissent être les suites pourmoi, je verrai le Roi ; je m’exposerai à tout pour arracherses ordres.

– Et le traité d’Espagne !

– Oui, je le…

– De Thou saisit le bras de Cinq-Mars,et, s’avançant tout à coup, dit d’un air solennel :

– Nous avons décidé que ce serait aprèsl’entrevue avec le Roi qu’on le signerait ; car, si la justesévérité de Sa Majesté envers le Cardinal vous en dispense, il vautmieux, avons-nous pensé, ne pas s’exposer à la découverte d’un sidangereux traité.

M. de Bouillon fronça lesourcil.

– Si je ne connaissaisM. de Thou, dit-il, je prendrais ceci pour unedéfaite ; mais de sa part…

– Monsieur, reprit le conseiller, jecrois pouvoir m’engager sur l’honneur à faire ce que feraM. le Grand ; nous sommes inséparables.

Cinq-Mars regarda son ami, et s’étonna de voirsur sa figure douce l’expression d’un sombre désespoir ; il enfut si frappé qu’il n’eut pas la force de le contredire.

– Il a raison, messieurs, dit-ilseulement avec un sourire, froid, mais gracieux, le Roi nousépargnera peut-être bien des choses ; on est très-fort aveclui. Du reste, monseigneur, et vous, monsieur le duc, ajouta-t-ilavec une inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais jerecule ; j’ai brûlé tous les ponts derrière moi : il fautque je marche en avant ; la puissance du Cardinal tombera ouce sera ma tête.

– C’est singulier ! fortsingulier ! dit MONSIEUR ; je remarque que tout le mondeici est plus avancé que je ne le croyais dans la conjuration.

– Point du tout, MONSIEUR, dit le duc deBouillon ; on n’a préparé que ce que vous voudrez accepter.Remarquez qu’il n’y a rien d’écrit, et que vous n’avez qu’à parlerpour que rien n’existe et n’ait existé ; selon votre ordre,tout ceci sera un rêve ou un volcan.

– Allons, allons, je suis content,puisqu’il en est ainsi, dit Gaston ; occupons-nous de chosesplus agréables. Grâce à Dieu, nous avons un peu de temps devantnous : moi j’avoue que je voudrais que tout fût déjàfini ; je ne suis point né pour les émotions violentes, celaprend sur ma santé, ajouta-t-il, s’emparant du bras deM. de Beauvau : dites-nous plutôt si les Espagnolessont toujours jolies, jeune homme. On vous dit fort galant.Tudieu ! je suis sûr qu’on a parlé de vous là-bas. On dit queles femmes portent des vertugadins énormes ! Eh bien, je n’ensuis pas ennemi du tout. En vérité cela fait paraître le pied pluspetit et plus joli ; je suis sûr que la femme de don Louis deHaro n’est pas plus belle que Mme de Guéménée,n’est-il pas vrai ? Allons, soyez franc, on m’a dit qu’elleavait l’air d’une religieuse. Ah !… vous ne répondez pas, vousêtes embarrassé… elle vous a donné dans l’œil… ou bien vouscraignez d’offenser notre ami M. de Thou en la comparantà la belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages : le roi a unnain charmant, n’est-ce pas ? on le met dans un pâté. Qu’ilest heureux le roi d’Espagne ! je n’en ai jamais pu trouver uncomme cela. Et la Reine, on la sert à genoux toujours, n’est-il pasvrai ? oh ! c’est un bon usage ; nous l’avonsperdu ; c’est malheureux, plus malheureux qu’on ne croit.

Gaston d’Orléans eut le courage de parler surce ton près d’une demi-heure de suite à ce jeune homme, dont lecaractère sérieux ne s’accommodait point de cette conversation, etqui, tout rempli encore de l’importance de la scène dont il venaitd’être témoin et des grands intérêts qu’on avait traités, nerépondit rien à ce flux de paroles oiseuses : il regardait leduc de Bouillon d’un air étonné, comme pour lui demander si c’étaitbien là cet homme que l’on allait mettre à la tête de la plusaudacieuse entreprise conçue depuis longtemps, tandis que leprince, sans vouloir s’apercevoir qu’il restait sans réponses, lesfaisait lui-même souvent, et parlait avec volubilité en sepromenant, et l’entraînant avec lui dans la chambre. Il craignaitque l’un des assistants ne s’avisât de renouer la conversationterrible du traité ; mais aucun n’en était tenté, sinon le ducde Bouillon, qui, cependant, garda le silence de la mauvaisehumeur. Pour Cinq-Mars, il fut entraîné par de Thou, qui lui fitfaire sa retraite à l’abri de ce bavardage, sans que MONSIEUR eûtl’air de l’avoir vu sortir.

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