Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 8L’ENTREVUE

Mongénie étonné tremble devant le sien.

Le pompeux cortège du Cardinal s’était arrêtéà l’entrée du camp ; toutes les troupes sous les armes étaientrangées dans le plus bel ordre, et ce fut au bruit du canon et dela musique successive de chaque régiment que la litière traversaune longue haie de cavalerie et d’infanterie, formée depuis lapremière tente jusqu’à celle du ministre, disposée à quelquedistance du quartier royal, et que la pourpre dont elle étaitcouverte faisait reconnaître de loin. Chaque chef de corps obtintun signe ou un mot du Cardinal, qui, enfin rendu sous sa tente,congédia sa suite, s’y enferma, attendant l’heure de se présenterchez le Roi. Mais, avant lui, chaque personnage de son escorte s’yétait porté individuellement, et, sans entrer dans la demeureroyale, tous attendaient dans de longues galeries couvertes decoutil rayé et disposées comme des avenues qui conduisaient chez leprince. Les courtisans s’y rencontraient et se promenaient pargroupes, se saluaient et se présentaient la main, ou se regardaientavec hauteur, selon leurs intérêts ou les seigneurs auxquels ilsappartenaient. D’autres chuchotaient longtemps et donnaient dessignes d’étonnement, de plaisir ou de mauvaise humeur, quimontraient que quelque chose d’extraordinaire venait de se passer.Un singulier dialogue, entre mille autres, s’éleva dans un coin dela galerie principale.

– Puis-je savoir, monsieur l’abbé,pourquoi vous me regardez d’une manière si assurée ?

– Parbleu ! monsieur de Launay,c’est que je suis curieux de voir ce que vous allez faire. Tout lemonde abandonne votre Cardinal-Duc depuis votre voyage enTouraine ; vous n’y pensez pas, allez donc causer un momentavec les gens de Monsieur ou de la Reine ; vous êtes en retardde dix minutes sur la montre du cardinal de La Valette, qui vientde toucher la main à Rochepot et à tous les gentilshommes du feucomte de Soissons, que je pleurerai toute ma vie.

– Voilà qui est bien, monsieur de Gondi,je vous entends assez, c’est un appel que vous me faites l’honneurde m’adresser.

– Oui, monsieur le comte, reprit le jeuneabbé en saluant avec toute la gravité du temps ; je cherchaisl’occasion de vous appeler au nom de M. d’Attichi, mon ami,avec qui vous eûtes quelque chose à Paris.

– Monsieur l’abbé, je suis à vos ordres,je vais chercher mes seconds, cherchez les vôtres.

– Ce sera à cheval, avec l’épée et lepistolet, n’est-il pas vrai ? ajouta Gondi, avec le même airdont on arrangerait une partie de campagne, en époussetant lamanche de sa soutane avec le doigt.

– Si tel est votre bon plaisir, repritl’autre.

Et ils se séparèrent pour un instant en sesaluant avec grande politesse et de profondes révérences.

Une foule brillante de jeunes gentilshommespassait et repassait autour d’eux dans la galerie. Ils s’y mêlèrentpour chercher leurs amis. Toute l’élégance des costumes du tempsétait déployée par la cour dans cette matinée : les petitsmanteaux de toutes les couleurs, en velours ou en satin, brodésd’or ou d’argent, des croix de Saint-Michel et du Saint-Esprit, lesfraises, les plumes nombreuses des chapeaux, les aiguillettes d’or,les chaînes qui suspendaient de longues épées, tout brillait, toutétincelait, moins encore que le feu des regards de cette jeunesseguerrière, que ses propos vifs, ses rires spirituels et éclatants.Au milieu de cette assemblée passaient lentement des personnagesgraves et de grands seigneurs suivis de leurs nombreuxgentilshommes.

Le petit abbé de Gondi, qui avait la vuetrès-basse, se promenait parmi la foule, fronçant les sourcils,fermant à demi les yeux pour mieux voir, et relevant sa moustache,car les ecclésiastiques en portaient alors. Il regardait chacunsous le nez pour reconnaître ses amis, et s’arrêta enfin à un jeunehomme d’une fort grande taille, vêtu de noir de la tête aux pieds,et dont l’épée même était d’acier bronzé fort noir. Il causait avecun capitaine des gardes, lorsque l’abbé de Gondi le tira àpart :

– Monsieur de Thou, lui dit-il, j’auraibesoin de vous pour second dans une heure, à cheval, avec l’épée etle pistolet, si vous voulez me faire cet honneur…

– Monsieur, vous savez que je suis desvôtres tout à fait et à tout venant. Où noustrouverons-nous ?

– Devant le bastion espagnol, s’il vousplaît.

– Pardon si je retourne à uneconversation qui m’intéressait beaucoup ; je serai exact aurendez-vous.

Et de Thou le quitta pour retourner à soncapitaine. Il avait dit tout ceci avec une voix fort douce, le plusinaltérable sang-froid, et même quelque chose de distrait.

Le petit abbé lui serra la main avec une vivesatisfaction, et continua sa recherche.

Il ne lui fut pas si facile de conclure lemarché avec les jeunes seigneurs auxquels il s’adressa, car ils leconnaissaient mieux que M. de Thou, et, du plus loinqu’ils le voyaient venir, ils cherchaient à l’éviter, ou riaient delui-même avec lui, et ne s’engageaient point à le servir.

– Eh ! l’abbé, vous voilà encore àchercher ; je gage que c’est un second qu’il vous faut ?dit le duc de Beaufort.

– Et moi, je parie, ajoutaM. de La Rochefoucauld, que c’est contre quelqu’un duCardinal-Duc.

– Vous avez raison tous deux,messieurs ; mais depuis quand riez-vous des affairesd’honneur ?

– Dieu m’en garde ! repritM. de Beaufort ; des hommes d’épée comme nous sommesvénèrent toujours tierce, quarte et octave ; mais, quant auxplis de la soutane, je n’y connais rien.

– Parbleu, monsieur, vous savez bienqu’elle ne m’embarrasse pas le poignet, et je le prouverai à quivoudra. Je ne cherche du reste qu’à jeter ce froc aux orties.

– C’est donc pour le déchirer que vousvous battez si souvent ? dit La Rochefoucauld. Maisrappelez-vous, mon cher abbé, que vous êtes dessous.

Gondi tourna le dos en regardant à une penduleet ne voulant pas perdre plus de temps à de mauvaisesplaisanteries ; mais il n’eut pas plus de succès ailleurs,car, ayant abordé deux gentilshommes de la jeune Reine, qu’ilsupposait mécontents du Cardinal, et heureux par conséquent de semesurer avec ses créatures, l’un lui dit fort gravement :

– Monsieur de Gondi, vous savez ce quivient de se passer ? Le Roi a dit tout haut : « Quenotre impérieux Cardinal le veuille ou non, la veuve de Henry leGrand ne restera pas plus longtemps exilée. »Impérieux, monsieur l’abbé, sentez-vous cela ? Le Roin’avait encore rien dit d’aussi fort contre lui.Impérieux ! c’est une disgrâce complète. Vraiment,personne n’osera plus lui parler ; il va quitter la couraujourd’hui certainement.

– On m’a dit cela, monsieur ; maisj’ai une affaire…

– C’est heureux pour vous, qu’il arrêtaittout court dans votre carrière.

– Une affaire d’honneur…

– Au lieu que Mazarin est pour vous…

– Mais voulez-vous, ou non,m’écouter ?

– Ah ! s’il est pour vous, vosaventures ne peuvent lui sortir de la tête, votre beau duel avecM. de Coutenan et la jolie petite épinglière ; il ena même parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, nous sommes fortpressés ; adieu, adieu…

Et reprenant le bras de son ami, le jeunepersifleur, sans écouter un mot de plus, marcha vite dans lagalerie et se perdit dans la multitude des passants.

Le pauvre abbé restait donc fort mortifié dene pouvoir trouver qu’un second, et regardait tristement s’écoulerl’heure et la foule, lorsqu’il aperçut un jeune gentilhomme qui luiétait inconnu, assis près d’une table et appuyé sur son coude d’unair mélancolique. Il portait des habits de deuil qui n’indiquaientaucun attachement particulier à une grande maison ou à uncorps ; et, paraissant attendre sans impatience le momentd’entrer chez le Roi, il regardait d’un air insouciant ceux quil’entouraient et semblait ne les pas voir et n’en connaîtreaucun.

Gondi, jetant les yeux sur lui, l’aborda sanshésiter.

– Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n’aipas l’honneur de vous connaître ; mais une partie d’escrime nepeut jamais déplaire à un homme comme il faut ; et, si vousvoulez être mon second, dans un quart d’heure nous serons sur lepré. Je suis Paul de Gondi, et j’ai appelé M. de Launay,qui est au Cardinal, fort galant homme d’ailleurs.

L’inconnu, sans être étonné de cetteapostrophe, lui répondit sans changer d’attitude :

– Et quels sont ses seconds ?

– Ma foi, je n’en sais rien ; maisque vous importe qui le servira ? on n’en est pas plus malavec ses amis pour leur avoir donné un petit coup de pointe.

L’étranger sourit nonchalamment, resta uninstant à passer sa main dans ses longs cheveux châtains, et luidit enfin avec indolence et regardant à une grosse montre rondesuspendue à sa ceinture :

– Au fait, monsieur, comme je n’ai riende mieux à faire et que je n’ai pas d’amis ici, je vous suis :j’aime autant faire cela qu’autre chose.

Et, prenant sur la table son large chapeau àplumes noires, il partit lentement, suivant le martial abbé, quiallait vite devant lui et revenait le hâter, comme un enfant quicourt devant son père, ou un jeune carlin qui va et revient vingtfois avant d’arriver au bout d’une allée.

Cependant deux huissiers, vêtus des livréesroyales, ouvrirent les grands rideaux qui séparaient la galerie dela tente du Roi, et le silence s’établit partout. On commença àentrer successivement et avec lenteur dans la demeure passagère duprince. Il reçut avec grâce toute sa cour, et c’était lui-même quile premier s’offrait à la vue de chaque personne introduite.

Devant une très-petite table entourée defauteuils dorés, était debout le Roi Louis XIII, environné desgrands officiers de la couronne ; son costume était fortélégant : une sorte de veste de couleur chamois, avec lesmanches ouvertes et ornées d’aiguillettes et de rubans bleus, lecouvrait jusqu’à la ceinture. Un haut-de-chausses large et flottantne lui tombait qu’aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rougeétait ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l’écuyère, nes’élevant guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville dupied, étaient doublées d’une telle profusion de dentelles, et silarges, qu’elles semblaient les porter comme un vase porte desfleurs. Un petit manteau de velours bleu, où la croix duSaint-Esprit était brodée, couvrait le bras gauche du Roi, appuyésur le pommeau de son épée.

Il avait la tête découverte, et l’on voyaitparfaitement sa figure pâle et noble éclairée par le soleil que lehaut de sa tente laissait pénétrer. La petite barbe pointue quel’on portait alors augmentait encore la maigreur de son visage,mais en accroissait aussi l’expression mélancolique ; à sonfront élevé, à son profil antique, à son nez aquilin, onreconnaissait un prince de la grande race des Bourbons ; ilavait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard : sesyeux semblaient rougis par des larmes et voilés par un sommeilperpétuel, et l’incertitude de sa vue lui donnait l’air un peuégaré.

Il affecta en ce moment d’appeler autour delui et d’écouter avec attention les plus grands ennemis duCardinal, qu’il attendait à chaque minute, en se balançant un peud’un pied sur l’autre, habitude héréditaire de sa famille ; ilparlait avec assez de vitesse, mais s’interrompant pour faire unsigne de tête gracieux ou un geste de la main à ceux qui passaientdevant lui en le saluant profondément.

Il y avait deux heures pour ainsi dire quel’on passait devant le Roi sans que le Cardinal eût paru ;toute la cour était accumulée et serrée derrière le prince et dansles galeries tendues qui se prolongeaient derrière sa tente ;déjà un intervalle de temps plus long commençait à séparer les nomsdes courtisans que l’on annonçait.

– Ne verrons-nous pas notre cousin leCardinal ? dit le Roi en se retournant et regardant Montrésor,gentilhomme de Monsieur, comme pour l’encourager à répondre.

– Sire, on le croit fort malade en cetinstant, repartit celui-ci.

– Et je ne vois pourtant que VotreMajesté qui le puisse guérir, dit le duc de Beaufort.

– Nous ne guérissons que les écrouelles,dit le Roi ; et les maux du Cardinal sont toujours simystérieux, que nous avouons n’y rien connaître.

Le prince s’essayait ainsi de loin à braverson ministre, prenant des forces dans la plaisanterie pour rompremieux son joug insupportable, mais si difficile à soulever. Ilcroyait presque y avoir réussi, et, soutenu par l’air de joie detout ce qui l’environnait, il s’applaudissait déjà intérieurementd’avoir su prendre l’empire suprême et jouissait en ce moment detoute la force qu’il se croyait. Un trouble involontaire au fond ducœur lui disait bien que, cette heure passée, tout le fardeau del’État allait retomber sur lui seul ; mais il parlait pours’étourdir sur cette pensée importune, et, se dissimulant lesentiment intime qu’il avait de son impuissance à régner, il nelaissait plus flotter son imagination sur le résultat desentreprises, se contraignant ainsi lui-même à oublier les pénibleschemins qui peuvent y conduire. Des phrases rapides se succédaientsur ses lèvres.

– Nous allons bientôt prendre Perpignan,disait-il de loin à Fabert. – Eh bien, Cardinal, la Lorraine est ànous, ajoutait-il pour La Valette.

Puis, touchant le bras de Mazarin :

– Il n’est pas si difficile que l’oncroit de mener tout un royaume, n’est-ce pas ?

L’Italien, qui n’avait pas autant de confianceque le commun des courtisans dans la disgrâce du Cardinal, réponditsans se compromettre :

– Ah ! Sire, les derniers succès deVotre Majesté, au dedans et au dehors, prouvent assez combien elleest habile à choisir ses instruments et à les diriger, et…

Mais le duc de Beaufort, l’interrompant aveccette confiance, cette voix élevée et cet air qui lui méritèrentpar la suite le surnom d’Important, s’écria tout haut desa tête :

– Pardieu, Sire, il ne faut que levouloir ; une nation se mène comme un cheval avec l’éperon etla bride ; et comme nous sommes tous de bons cavaliers, on n’aqu’à prendre parmi nous tous.

Cette belle sortie du fat n’eut pas le tempsde faire son effet, car deux huissiers à la fois crièrent : –Son Éminence !

Le Roi rougit involontairement, comme surprisen flagrant délit ; mais bientôt, se raffermissant, il prit unair de hauteur résolue qui n’échappa point au ministre.

Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costumede cardinal, appuyé sur deux jeunes pages et suivi de son capitainedes gardes et de plus de cinq cents gentilshommes attachés à samaison, s’avança vers le Roi lentement, et s’arrêtant à chaque pas,comme éprouvant des souffrances qui l’y forçaient, mais en effetpour observer les physionomies qu’il avait en face. Un coup d’œillui suffit.

Sa suite resta à l’entrée de la tente royale,et de tous ceux qui la remplissaient pas un n’eut l’assurance de lesaluer ou de jeter un regard sur lui ; La Valette mêmefeignait d’être fort occupé d’une conversation avecMontrésor ; et le Roi, qui voulait le mal recevoir, affecta dele saluer légèrement et de continuer un aparté à voixbasse avec le duc de Beaufort.

Le Cardinal fut donc forcé, après le premiersalut, de s’arrêter et de passer du côté de la foule descourtisans, comme s’il eût voulu s’y confondre ; mais sondessein était de les éprouver de plus près : ils reculèrenttous comme à l’aspect d’un lépreux ; le seul Fabert s’avançavers lui avec l’air franc et brusque qui lui était habituel, etemployant dans son langage les expressions de son métier :

– Eh bien, monseigneur, vous faites unebrèche au milieu d’eux comme un boulet de canon ; je vous endemande pardon pour eux.

– Et vous tenez ferme devant moi commedevant l’ennemi, dit le Cardinal-Duc ; vous n’en serez pasfâché par la suite, mon cher Fabert.

Mazarin s’approcha aussi, mais avecprécaution, du Cardinal, et, donnant à ses traits mobilesl’expression d’une tristesse profonde, lui fit cinq ou sixrévérences fort basses et tournant le dos au groupe du Roi, desorte que l’on pouvait les prendre de là pour ces saluts froids etprécipités que l’on fait à quelqu’un dont on veut se défaire, et ducôté du Duc pour des marques de respect, mais d’une discrète etsilencieuse douleur.

Le ministre, toujours calme, sourit avecdédain ; et, prenant ce regard fixe et cet air de grandeur quiparaissait en lui dans les dangers imminents, il s’appuya denouveau sur ses pages, et, sans attendre un mot ou un regard de sonsouverain, prit tout à coup son parti et marcha directement verslui en traversant la tente dans toute sa longueur. Personne nel’avait perdu de vue, tout en faisant paraître le contraire, ettout se tut, ceux mêmes qui parlaient au Roi ; tous lescourtisans se penchèrent en avant pour voir et écouter.

Louis XIII étonné se retourna, et, laprésence d’esprit lui manquant totalement, il demeura immobile etattendit avec un regard glacé, qui était sa seule force, forced’inertie très-grande dans un prince.

Le Cardinal, arrivé près du monarque, nes’inclina pas ; mais, sans changer d’attitude, les yeuxbaissés et les deux mains posées sur l’épaule des deux enfants àdemi courbés, il dit :

– Sire, je viens supplier Votre Majestéde m’accorder enfin une retraite après laquelle je soupire depuislongtemps. Ma santé chancelle ; je sens que ma vie est bientôtachevée ; l’éternité s’approche pour moi, et, avant de rendrecompte au Roi éternel, je vais le faire au roi passager. Il y adix-huit ans, Sire, que vous m’avez remis entre les mains unroyaume faible et divisé ; je vous le rends uni et puissant.Vos ennemis sont abattus et humiliés. Mon œuvre est accomplie. Jedemande à Votre Majesté la permission de me retirer à Cîteaux, oùje suis abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière et laméditation.

Le Roi, choqué de quelques expressionshautaines de ces paroles, ne donna aucun des signes de faiblessequ’attendait le Cardinal, et qu’il lui avait vus toutes les foisqu’il l’avait menacé de quitter les affaires. Au contraire, sesentant observé par toute sa cour, il le regarda en roi et ditfroidement :

– Nous vous remercions donc de vosservices, monsieur le Cardinal, et nous vous souhaitons le reposque vous demandez.

Richelieu fut ému au fond, mais d’un sentimentde colère qui ne laissa nulle trace sur ses traits. « Voilàbien cette froideur, se dit-il en lui-même, avec laquelle tulaissas mourir Montmorency ; mais tu ne m’échapperas pasainsi. » Il reprit la parole en s’inclinant :

– La seule récompense que je demande demes services, est que Votre Majesté daigne accepter de moi, en purdon, le Palais-Cardinal, élevé de mes deniers dans Paris.

Le Roi étonné fit un signe de tête consentant.Un murmure de surprise agita un moment la cour attentive.

– Je me jette aussi aux pieds de VotreMajesté pour qu’elle veuille m’accorder la révocation d’une rigueurque j’ai provoquée (je l’avoue publiquement), et que je regardaipeut-être trop à la hâte comme utile au repos de l’État. Oui, quandj’étais de ce monde, j’oubliais trop mes plus anciens sentiments derespect et d’attachement pour le bien général ; à présent queje jouis déjà des lumières de la solitude, je vois que j’ai eutort ; et je me repens.

L’attention redoubla, et l’inquiétude du Roidevint visible.

– Oui, il est une personne, Sire, quej’ai toujours aimée, malgré ses torts envers vous et l’éloignementque les affaires du royaume me forcèrent à lui montrer ; unepersonne à qui j’ai dû beaucoup, et qui vous doit être chère,malgré ses entreprises à main armée contre vous-même ; unepersonne enfin que je vous supplie de rappeler de l’exil : jeveux dire la Reine Marie de Médicis, votre mère.

Le Roi laissa échapper un cri involontaire,tant il était loin de s’attendre à ce nom. Une agitation tout àcoup réprimée parut sur toutes les physionomies. On attendait ensilence les paroles royales. Louis XIII regarda longtemps sonvieux ministre sans parler, et ce regard décida « du destin dela France. Il se rappela en un moment tous les servicesinfatigables de Richelieu, son dévouement sans bornes, sasurprenante capacité, et s’étonna d’avoir voulu s’en séparer ;il se sentit profondément attendri à cette demande, qui allaitchercher sa colère au fond de son cœur pour l’en arracher, et luifaisait tomber des mains la seule arme qu’il eût contre son ancienserviteur ; l’amour filial amena le pardon sur ses lèvres etles larmes dans ses yeux ; heureux d’accorder ce qu’ildésirait le plus au monde, il tendit la main au Duc avec toute lanoblesse et la bonté d’un Bourbon. Le Cardinal s’inclina, la baisaavec respect ; et son cœur, qui aurait dû se briser derepentir, ne se remplit que de la joie d’un orgueilleuxtriomphe.

Le prince touché, lui abandonnant sa main, seretourna avec grâce vers sa cour, et dit d’une voixtrès-émue :

– Nous nous trompons souvent, messieurs,et surtout pour connaître un aussi grand politique quecelui-ci ; il ne nous quittera jamais, j’espère, puisqu’il aun cœur aussi bon que sa tête.

Aussitôt le cardinal de La Valette s’empara dubas du manteau du Roi pour le baiser avec l’ardeur d’un amant, etle jeune Mazarin en fit presque autant au Duc de Richelieului-même, prenant un visage rayonnant de joie et d’attendrissementavec l’admirable souplesse italienne. Deux flots d’adulateursfondirent, l’un sur le Roi, l’autre sur le ministre : lepremier groupe, non moins adroit que le second, quoique moinsdirect, n’adressait au prince que les remercîments que pouvaitentendre le ministre, et brûlait aux pieds de l’un l’encens qu’ildestinait à l’autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe detête à droite et donnant un sourire à gauche, il fit deux pas, etse plaça debout à la droite du Roi, comme à sa place naturelle. Unétranger en entrant eût plutôt pensé que le Roi était à sa gauche.– Le maréchal d’Estrées et tous les ambassadeurs, le ducd’Angoulême, le duc d’Halluin (Schomberg), le maréchal de Châtillonet tous les grands officiers de l’armée et de la couronnel’entouraient, et chacun d’eux attendait impatiemment que lecompliment des autres fût achevé pour apporter le sien, craignantqu’on ne s’emparât du madrigal flatteur qu’il venait d’improviser,ou de la formule d’adulation qu’il inventait. Pour Fabert, ils’était retiré dans un coin de la tente, et ne semblait pas avoirfait grande attention à toute cette scène. Il causait avecMontrésor et les gentilshommes de Monsieur, tous ennemis jurés duCardinal, parce que, hors de la foule qu’il fuyait, il n’avaittrouvé qu’eux à qui parler. Cette conduite eût été d’une extrêmemaladresse dans tout autre moins connu ; mais on sait que,tout en vivant au milieu de la cour, il ignorait toujours sesintrigues ; et on disait qu’il revenait d’une bataille gagnéecomme le cheval du Roi de la chasse, laissant les chiens caresserleur maître et se partager la curée, sans chercher à rappeler lapart qu’il avait eue au triomphe.

L’orage semblait donc entièrement apaisé, etaux agitations violentes de la matinée succédait un calme fortdoux ; un murmure respectueux interrompu par des riresagréables, et l’éclat des protestations d’attachement, étaient toutce qu’on entendait dans la tente. La voix du Cardinal s’élevait detemps à autre pour s’écrier : – Cette pauvre Reine ! nousallons donc la revoir ! je n’aurais jamais osé espérer cebonheur avant de mourir ! Le Roi l’écoutait avec confiance etne cherchait pas à cacher sa satisfaction : – C’est vraimentune idée qui lui est venue d’en haut, disait-il ; ce bonCardinal, contre lequel on m’avait tant fâché, ne songeait qu’àl’union de ma famille ; depuis la naissance du Dauphin, jen’ai pas goûté de plus vive satisfaction qu’en ce moment. Laprotection de la sainte Vierge est visible pour le royaume.

En ce moment un capitaine des gardes vintparler à l’oreille du prince.

– Un courrier de Cologne ? dit leRoi ; qu’il m’attende dans mon cabinet.

Puis, n’y tenant pas : – J’y vais, j’yvais, dit-il. Et il entra seul dans une petite tente carréeattenante à la grande. On y vit un jeune courrier tenant unporte-feuille noir, et les rideaux s’abaissèrent sur le Roi.

Le Cardinal, resté seul maître de la cour, enconcentrait toutes les adorations ; mais on s’aperçut qu’il neles recevait plus avec la même présence d’esprit, il demandaplusieurs fois quelle heure il était, et témoigna un trouble quin’était pas joué ; ses regards durs et inquiets se tournaientvers le cabinet : il s’ouvrit tout à coup ; le Roireparut seul, et s’arrêta à l’entrée. Il était plus pâle qu’àl’ordinaire et tremblait de tout son corps ; il tenait à lamain une large lettre couverte de cinq cachets noirs.

– Messieurs, dit-il avec une voix hautemais entrecoupée, la Reine mère vient de mourir à Cologne, et jen’ai peut-être pas été le premier à l’apprendre, ajouta-t-il enjetant un regard sévère sur le Cardinal impassible ; mais Dieusait tout. Dans une heure, à cheval, et l’attaque des lignes.Messieurs les Maréchaux, suivez-moi.

Et il tourna le dos brusquement, et rentradans son cabinet avec eux.

La cour se retira après le ministre, qui, sansdonner un signe de tristesse ou de dépit, sortit aussi gravementqu’il était entré, mais en vainqueur.

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