Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 9LE SIÈGE

Ilpapa alzato le mani e fattomi un patente
crocione sopra la mia figura, mi disse, che
mi benediva e che mi perdonava tutti gli
omicidii che io avevo mai fatti, e tutti quelli
che mai io farei in servizio della Chiesa
apostolica.

BENVENUTO CELLINI.

Il est des moments dans la vie où l’onsouhaite avec ardeur les fortes commotions pour se tirer despetites douleurs ; des époques où l’âme, semblable au lion dela fable, et fatiguée des atteintes continuelles de l’insecte,souhaite un plus fort ennemi, et appelle les dangers de toute lapuissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait dans cettedisposition d’esprit, qui naît toujours d’une sensibilité maladivedes organes et d’une perpétuelle agitation du cœur. Las deretourner sans cesse en lui-même les combinaisons d’événementsqu’il souhaitait et celles qu’il avait à redouter ; lasd’appliquer à des probabilités tout ce que sa tête avait de forcepour les calculs, d’appeler à son secours tout ce que son éducationlui avait fait apprendre de la vie des hommes illustres pour lerapprocher de sa situation présente ; accablé de ses regrets,de ses songes, des prédictions, des chimères, des craintes et detout ce monde imaginaire dans lequel il avait vécu pendant sonvoyage solitaire, il respira en se trouvant jeté dans un monde réelpresque aussi bruyant, et le sentiment de deux dangers véritablesrendit à son sang la circulation, et la jeunesse à tout sonêtre.

Depuis la scène nocturne de son auberge prèsde Loudun, il n’avait pu reprendre assez d’empire sur son espritpour s’occuper d’autre chose que de ses chères et douloureusespensées ; et une sorte de consomption s’emparait déjà de lui,lorsque heureusement il arriva au camp de Perpignan, etheureusement encore eut occasion d’accepter la proposition del’abbé de Gondi ; car on a sans doute reconnu Cinq-Mars dansla personne de ce jeune étranger en deuil, si insouciant et simélancolique, que le duelliste en soutane avait pris pourtémoin.

Il avait fait établir sa tente commevolontaire dans la rue du camp assignée aux jeunes seigneurs quidevaient être présentés au Roi et servir comme aides de camp desgénéraux ; il s’y rendit promptement, fut bientôt armé, àcheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait encore alors, etpartit seul pour le bastion espagnol, lieu du rendez-vous. Il s’ytrouva le premier, et reconnut qu’un petit champ de gazon caché parles ouvrages de la place assiégée avait été fort bien choisi par lepetit abbé pour ses projets homicides ; car, outre quepersonne n’eût soupçonné des officiers d’aller se battre sous laville même qu’ils attaquaient, le corps du bastion les séparait ducamp français, et devait les voiler comme un immense paravent. Ilétait bon de prendre ces précautions, car il n’en coûtait pas moinsque la tête alors pour s’être donné la satisfaction de risquer soncorps.

En attendant ses amis et ses adversaires,Cinq-Mars eut le temps d’examiner le côté du sud de Perpignan,devant lequel il se trouvait. Il avait entendu dire que ce n’étaitpas ces ouvrages que l’on attaquerait, et cherchait en vain à serendre compte de ces projets. Entre cette face méridionale de laville, les montagnes de l’Albère et le col du Perthus, on aurait putracer des lignes d’attaque et des redoutes contre le pointaccessible ; mais pas un soldat de l’armée n’y étaitplacé ; toutes les forces semblaient dirigées sur le nord dePerpignan, du côté le plus difficile, contre un fort de briquenommé le Castillet, qui surmonte la porte de Notre-Dame. Il vitqu’un terrain en apparence marécageux, mais très-solide, conduisaitjusqu’au pied du bastion espagnol ; que ce poste était gardéavec toute la négligence castillane, et ne pouvait avoir cependantde force que par ses défenseurs, car ses créneaux et sesmeurtrières étaient ruinés et garnis de quatre pièces de canon d’unénorme calibre, encaissées dans du gazon, et par là renduesimmobiles et impossibles à diriger contre une troupe qui seprécipiterait rapidement au pied du mur.

Il était aisé de voir que ces énormes piècesavaient ôté aux assiégeants l’idée d’attaquer ce point, et auxassiégés celle d’y multiplier les moyens de défense. Aussi, d’uncôté, les postes avancés et les vedettes étaient fortéloignés ; de l’autre, les sentinelles étaient rares et malsoutenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue escopette avec safourche suspendue à son côté, et la mèche fumante dans la maindroite, se promenait nonchalamment sur le rempart, et s’arrêta àconsidérer Cinq-Mars, qui faisait à cheval le tour des fossés et dumarais.

– Señor Caballero, lui dit-il,est-ce que vous voulez prendre le bastion à vous seul et à cheval,comme don Quixote-Quixada de la Mancha ?

Et en même temps il détacha la fourche ferréequ’il avait au côté, la planta en terre, et y appuyait le bout deson escopette pour ajuster, lorsqu’un grave Espagnol plus âgé,enveloppé dans un sale manteau brun, lui dit dans salangue :

– Ambrosio de demonio, nesais-tu pas bien qu’il est défendu de perdre la poudre inutilementjusqu’aux sorties ou aux attaques, pour avoir le plaisir de tuer unenfant qui ne vaut pas ta mèche ! C’est ici même queCharles-Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle endormie.Fais ton devoir, ou je l’imiterai.

Ambrosio remit son fusil sur son épaule, sonbâton fourchu à son côté, et reprit sa promenade sur lerempart.

Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce gestemenaçant, et s’était contenté d’élever les rênes de son cheval etde lui approcher les éperons, sachant que d’un saut de ce légeranimal il serait transporté derrière un petit mur d’une cabane quis’élevait dans le champ où il se trouvait, et serait à l’abri dufusil espagnol avant que l’opération de la fourche et de la mèchefût terminée. Il savait d’ailleurs qu’une convention tacite desdeux armées empêchait que les tirailleurs ne fissent feu sur lessentinelles, ce qui eût été regardé comme un assassinat de chaquecôté. Il fallait même que le soldat qui s’était disposé ainsi àl’attaque fût dans l’ignorance des consignes pour l’avoir fait. Lejeune d’Effiat ne fit donc aucun mouvement apparent ; etlorsque le factionnaire reprit sa promenade sur le rempart, ilreprit la sienne sur le gazon, et aperçut bientôt cinq cavaliersqui se dirigeaient vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent auplus grand galop ne le saluèrent pas ; mais, s’arrêtantpresque sur lui, se jetèrent à terre, et il se trouva dans les brasdu conseiller de Thou, qui le serrait tendrement, tandis que lepetit abbé de Gondi, riant de tout son cœur, s’écriait :

– Voici encore un Oreste qui retrouve sonPylade, et au moment d’immoler un coquin qui n’est pas de lafamille du Roi des rois, je vous assure !

– Eh quoi ! c’est vous, cherCinq-Mars ! s’écriait de Thou ; quoi ! sans quej’aie su votre arrivée au camp ! Oui, c’est bien vous ;je vous reconnais, quoique vous soyez plus pâle. Avez-vous étémalade, cher ami ? Je vous ai écrit bien souvent ; carnotre amitié d’enfance m’est demeurée bien avant dans le cœur.

– Et moi, répondit Henry d’Effiat, j’aiété bien coupable envers vous : mais je vous conterai tout cequi m’étourdissait ; je pourrai vous en parler, et j’avaishonte de vous l’écrire. Mais que vous êtes bon ! votre amitiéne s’est point lassée.

– Je vous connais trop bien, reprenait deThou ; je savais qu’il ne pouvait y avoir d’orgueil entrenous, et que mon âme avait un écho dans la vôtre.

Avec ces paroles, ils s’embrassaient les yeuxhumides de ces larmes douces que l’on verse si rarement dans lavie, et dont il semble cependant que le cœur soit toujours chargé,tant elles font de bien en coulant.

Cet instant fut court ; et, pendant cepeu de mots, Gondi n’avait cessé de les tirer par leur manteau endisant :

– À cheval ! à cheval !messieurs. Eh ! pardieu, vous aurez le temps de vousembrasser, si vous êtes si tendres ; mais ne vous faites pasarrêter, et songeons à en finir bien vite avec nos bons amis quiarrivent. Nous sommes dans une vilaine position, avec ces troisgaillards-là en face ; les archers pas loin d’ici, et lesEspagnols là-haut ; il faut tenir tête à trois feux.

Il parlait encore lorsqueM. de Launay, se trouvant à soixante pas de là avec sesseconds, choisis dans ses amis plutôt que dans les partisans duCardinal, embarqua son cheval au petit galop, selon les termes dumanège, et, avec toute la précision des leçons qu’on y reçoit,s’avança de très-bonne grâce vers ses jeunes adversaires et lessalua gravement.

– Messieurs, dit-il, je crois que nousferions bien de nous choisir et de prendre du champ ; car ilest question d’attaquer les lignes et il faut que je sois à monposte.

– Nous sommes prêts, monsieur, ditCinq-Mars ; et, quant à nous choisir, je serai bien aise de metrouver en face de vous ; car je n’ai point oublié le maréchalde Bassompierre et le bois de Chaumont ; vous savez mon avissur votre insolente visite chez ma mère.

– Vous êtes jeune, monsieur ; j’airempli chez madame votre mère les devoirs d’homme du monde ;chez le maréchal, ceux de capitaine des gardes ; ici, ceux degentilhomme avec monsieur l’abbé qui m’a appelé ; et ensuitej’aurai cet honneur avec vous.

– Si je vous le permets, dit l’abbé déjàà cheval.

Ils prirent soixante pas de champ, et c’étaittout ce qu’offrait d’étendue le pré qui les renfermait ;l’abbé de Gondi fut placé entre de Thou et son ami, qui se trouvaitle plus rapproché des remparts, où deux officiers espagnols et unevingtaine de soldats se placèrent, comme au balcon, pour voir ceduel de six personnes, spectacle qui leur était assez habituel. Ilsdonnaient les mêmes signes de joie qu’à leurs combats de taureaux,et riaient de ce rire sauvage et amer que leur physionomie tient dusang arabe.

À un signe de Gondi, les six chevaux partirentau galop, et se rencontrèrent sans se heurter au milieu del’arène ; à l’instant six coups de pistolet s’entendirentpresque ensemble, et la fumée couvrit les combattants.

Quand elle se dissipa, on ne vit, des sixcavaliers et des six chevaux, que trois hommes et trois animaux enbon état. Cinq-Mars était à cheval, donnant la main à sonadversaire aussi calme que lui ; à l’autre extrémité, de Thous’approchait du sien, dont il avait tué le cheval, et l’aidait à serelever ; pour Gondi et de Launay, on ne les voyait plus nil’un ni l’autre. Cinq-Mars, les cherchant avec inquiétude, aperçuten avant le cheval de l’abbé qui sautait et caracolait, traînant àsa suite le futur cardinal, qui avait le pied pris dans l’étrier etjurait comme s’il n’eût jamais étudié autre chose que le langagedes camps : il avait le nez et les mains tout en sang de sachute et de ses efforts pour s’accrocher au gazon, et voyait avecassez d’humeur son cheval, que son pied chatouillait bien malgrélui, se diriger vers le fossé rempli d’eau qui entourait lebastion, lorsque heureusement Cinq-Mars, passant entre le bord dumarécage et le cheval, le saisit par la bride et l’arrêta.

– Eh bien ! mon cher abbé, je voisque vous n’êtes pas bien malade, car vous parlez énergiquement.

– Par la corbleu ! criait Gondi ense débarbouillant de la terre qu’il avait dans les yeux, pour tirerun coup de pistolet à la figure de ce géant, il a bien fallu mepencher en avant et m’élever sur l’étrier ; aussi ai-je un peuperdu l’équilibre ; mais je crois qu’il est parterreaussi.

– Vous ne vous trompez guère, monsieur,dit de Thou, qui arriva ; voilà son cheval qui nage dans lefossé avec son maître, dont la cervelle est emportée ; il fautsonger à nous évader.

– Nous évader ? c’est assezdifficile, messieurs, dit l’adversaire de Cinq-Mars survenant,voici le coup de canon, signal de l’attaque ; je ne croyaispas qu’il partît sitôt : si nous retournons, nousrencontrerons les Suisses et les lansquenets qui sont en bataillesur ce point.

– M. de Fontrailles a raison,dit de Thou ; mais, si nous ne retournons pas, voici desEspagnols qui courent aux armes, et nous feront siffler des ballessur la tête.

– Eh bien ! tenons conseil, ditGondi ; appelez donc M. de Montrésor, qui s’occupeinutilement de chercher le corps de ce pauvre de Launay. Vous nel’avez pas blessé, monsieur de Thou ?

– Non, monsieur l’abbé, tout le monde n’apas la main si heureuse que la vôtre, dit amèrement Montrésor, quivenait boitant un peu à cause de sa chute ; nous n’aurons pasle temps de continuer avec l’épée.

– Quant à continuer, je n’en suis pas,messieurs, dit Fontrailles ; M. de Cinq-Mars en aagi trop noblement avec moi : mon pistolet avait fait longfeu, et, ma foi, le sien s’est appuyé sur ma joue, j’en sens encorele froid ; il a eu la bonté de l’ôter et de tirer enl’air ; je ne l’oublierai jamais, et je suis à lui à la vie età la mort.

– Il ne s’agit pas de cela, messieurs,interrompit Cinq-Mars ; voici une balle qui m’a sifflé àl’oreille ; l’attaque est commencée de toutes parts, et noussommes enveloppés par les amis et les ennemis.

En effet, la canonnade était générale ;la citadelle, la ville et l’armée étaient couvertes de fumée ;le bastion seul qui leur faisait face n’était pas attaqué ; etses gardes semblaient moins se préparera le défendre qu’à examinerle sort des autres fortifications.

– Je crois que l’ennemi a fait unesortie, dit Montrésor, car la fumée a cessé dans la plaine, et jevois des masses de cavaliers qui chargent pendant que le canon dela place les protège.

– Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n’avaitcessé d’observer les murailles, nous pourrions prendre unparti : ce serait d’entrer dans ce bastion mal gardé.

– C’est très-bien dit, monsieur, ditFontrailles ; mais nous ne sommes que cinq contre trente aumoins, et nous voilà bien découverts et faciles à compter.

– Ma foi, l’idée n’est pas mauvaise, ditGondi : il vaut mieux être fusillé là-haut que pendu là-bas,si l’on vient à nous trouver ; car ils doivent déjà s’êtreaperçus que M. de Launay manque à sa compagnie, et toutela cour sait notre affaire.

– Parbleu ! messieurs, ditMontrésor, voilà du secours qui nous vient.

Une troupe nombreuse à cheval, mais fort endésordre, arrivait sur eux au plus grand galop ; des habitsrouges les faisaient voir de loin ; ils semblaient avoir pourbut de s’arrêter dans le champ même où se trouvaient nos duellistesembarrassés, car à peine les premiers chevaux y furent-ils, que lescris de halte se répétèrent et se prolongèrent par la voixdes chefs mêlés à leurs cavaliers.

– Allons au-devant d’eux, ce sont lesgens d’armes de la garde du Roi, dit Fontrailles ; je lesreconnais à leurs cocardes noires. Je vois aussi beaucoup dechevaux légers avec eux ; mêlons-nous à leur désordre, car jecrois qu’ils sont ramenés.

Ce mot est un terme honnête qui voulait direet signifie encore en déroute dans le langage militaire.Tous les cinq s’avancèrent vers cette troupe vive et bruyante, etvirent que cette conjecture était très-juste. Mais, au lieu de laconsternation qu’on pourrait attendre en pareil cas, ils netrouvèrent qu’une gaieté jeune et bruyante, et n’entendirent quedes éclats de rire de ces deux compagnies.

– Ah ! pardieu, Cahuzac, disaitl’un, ton cheval courait mieux que le mien ; je crois que tul’as exercé aux chasses du Roi.

– C’est pour que nous soyons plus tôtralliés que tu es arrivé le premier ici, répondait l’autre.

– Je crois que le marquis de Coislin estfou de nous faire charger quatre cents contre huit régimentsespagnols.

– Ah ! ah ! ah ! Locmaria,votre panache est bien arrangé ! il a l’air d’un saulepleureur. Si nous suivons celui-là, ce sera à l’enterrement.

– Eh ! messieurs, je vous l’ai ditd’avance, répondait d’assez mauvaise humeur ce jeuneofficier ; j’étais sûr que ce capucin de Joseph, qui se mêlede tout, se trompait en nous disant de charger de la part duCardinal.

– Mais auriez-vous été contents si ceuxqui ont l’honneur de vous commander avaient refusé lacharge ?

– Non ! non ! non !répondirent tous ces jeunes gens en reprenant rapidement leursrangs.

– J’ai dit, reprit le vieux marquis deCoislin, qui, avec ses cheveux blancs, avait encore le feu de lajeunesse dans les yeux, que si l’on vous ordonnait de monter àl’assaut à cheval, vous le feriez.

– Bravo ! bravo ! crièrent tousles gens d’armes en battant des mains.

– Eh bien, monsieur le marquis, ditCinq-Mars en s’approchant, voici l’occasion d’exécuter ce que vousavez promis ; je ne suis qu’un simple volontaire, mais il y adéjà un instant que ces messieurs et moi examinons ce bastion, etje crois qu’on en pourrait venir à bout.

– Monsieur, au préalable, il faudraitsonder le gué pour…

En ce moment, une balle partie du rempart mêmedont on parlait vint casser la tête au cheval du vieuxcapitaine.

– Locmaria, de Mouy, prenez lecommandement, et l’assaut, l’assaut ! crièrent les deuxcompagnies nobles, le croyant mort.

– Un moment, un moment, messieurs, dit levieux Coislin en se relevant, je vous y conduirai, s’il vousplaît ; guidez-nous, monsieur le volontaire, car les Espagnolsnous invitent à ce bal, et il faut répondre poliment.

À peine le vieillard fut-il sur un autrecheval, que lui amenait un de ses gens, et eut-il tiré son épée,que, sans attendre son commandement, toute cette ardente jeunesse,précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont les chevaux étaientpoussés en avant par les escadrons, se jeta dans les marais, où, àson grand étonnement et à celui des Espagnols, qui comptaient tropsur sa profondeur, les chevaux ne s’enfoncèrent que jusqu’auxjarrets, et malgré une décharge à mitraille des deux plus grossespièces, tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon, aupied des remparts à demi-ruinés. Dans l’ardeur du passage,Cinq-Mars et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent leurschevaux sur le rempart même ; mais une vive fusillade tua etrenversa ces trois animaux, qui roulèrent avec leurs maîtres.

– Pied à terre, messieurs ! cria levieux Coislin ; le pistolet et l’épée, et en avant !abandonnez vos chevaux.

Tous obéirent rapidement, et vinrent se jeteren foule à la brèche.

Cependant de Thou, que son sang-froid nequittait jamais non plus que son amitié, n’avait pas perdu de vueson jeune Henry, et l’avait reçu dans ses bras lorsque son chevalétait tombé. Il le remit debout, lui rendit son épée échappée, etlui dit avec le plus grand calme, malgré les balles qui pleuvaientde tout côté :

– Mon ami, ne suis-je pas bien ridiculeau milieu de toute cette bagarre, avec mon habit de conseiller auParlement ?

– Parbleu, dit Montrésor qui s’avançait,voici l’abbé qui vous justifie bien.

En effet, le petit Gondi, repoussant descoudes les Chevau-légers, criait de toutes ses forces : –Trois duels et un assaut ! J’espère que j’y perdrai masoutane, enfin !

Et, en disant ces mots, il frappait d’estoc etde taille sur un grand Espagnol.

La défense ne fut pas longue. Les soldatscastillans ne tinrent pas longtemps contre les officiers français,et pas un d’eux n’eut le temps ni la hardiesse de recharger sonarme.

– Messieurs, nous raconterons cela à nosmaîtresses, à Paris ! s’écria Locmaria en jetant son chapeauen l’air.

Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy,Londigny, officiers des compagnies rouges, et tous ces jeunesgentilshommes, l’épée dans la main droite, le pistolet dans lagauche, se heurtant, se poussant et se faisant autant de mal àeux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement, débordèrent enfinsur la plate-forme du bastion, comme l’eau versée d’un vase dontl’entrée est trop étroite jaillit par torrent au dehors.

Dédaignant de s’occuper des soldats vaincusqui se jetaient à leurs genoux, ils les laissèrent errer dans lefort sans même les désarmer, et se mirent à courir dans leurconquête comme des écoliers en vacances, rient de tout leur cœurcomme après une partie de plaisir.

Un officier espagnol, enveloppé dans sonmanteau brun, les regardait d’un air sombre.

– Quels démons est-ce là, Ambrosio ?disait-il à un soldat. Je ne les ai pas connus autrefois en France.Si Louis XIII a toute une armée ainsi composée, il est bienbon de ne pas conquérir l’Europe.

– Oh ! je ne les crois pas biennombreux ; il faut que ce soit un corps de pauvres aventuriersqui n’ont rien à perdre, et tout à gagner par le pillage.

– Tu as raison, dit l’officier ; jevais tâcher d’en séduire un pour m’échapper.

Et, s’approchant avec lenteur, il aborda unjeune chevau-léger, d’environ dix-huit ans, qui était à l’écartassis sur le parapet ; il avait le teint blanc et rose d’unejeune fille, sa main délicate tenait un mouchoir brodé dont ilessuyait son front et ses cheveux d’un blond d’argent ; ilregardait l’heure à une grosse montre ronde couverte de rubisenchâssés et suspendue à sa ceinture par un nœud de rubans.

L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne l’eût vurenverser ses soldats, il ne l’aurait cru capable que de chanterune romance couché sur un lit de repos. Mais prévenu par les idéesd’Ambrosio, il songea qu’il se pouvait qu’il eût volé ces objets deluxe au pillage des appartements d’une femme ; et, l’abordantbrusquement, lui dit :

– Hombre ! je suisofficier ; veux-tu me rendre la liberté et me faire revoir monpays ?

Le jeune Français le regarda avec l’air douxde son âge, et, songeant à sa propre famille, lui dit :

– Monsieur, je vais vous présenter aumarquis de Coislin, qui vous accordera sans doute ce que vousdemandez ; votre famille est-elle de Castille oud’Aragon ?

– Ton Coislin demandera une autrepermission encore, et me fera attendre une année. Je te donneraiquatre mille ducats si tu me fais évader.

Cette figure douce, ces traits enfantins, secouvrirent de la pourpre de la fureur ; ces yeux bleuslancèrent des éclairs, et, en disant : De l’argent, àmoi ! va-t’en, imbécile ! le Jeune homme donna sur lajoue de l’Espagnol un bruyant soufflet. Celui-ci, sans hésiter,tira un long poignard de sa poitrine, et, saisissant le bras duFrançais, crut le lui plonger facilement dans le cœur ; mais,leste et vigoureux, l’adolescent lui prit lui-même le bras droit,et, l’élevant avec force au-dessus de sa tête, le ramena avec lefer sur celle de l’Espagnol frémissant de rage.

– Eh ! eh ! eh !doucement, Olivier ! Olivier ! crièrent de toutes partsses camarades accourant : il y a assez d’Espagnols, parterre.

Et ils désarmèrent l’officier ennemi.

– Que ferons-nous de cet enragé ?disait l’un.

– Je n’en voudrais pas pour mon valet dechambre, répondait l’autre.

– Il mérite d’être pendu, disait untroisième ; mais, ma foi, messieurs, nous ne savons paspendre ; envoyons-le à ce bataillon de Suisses qui passe dansla plaine.

Et cet homme sombre et calme, s’enveloppant denouveau dans son manteau, se mit en marche de lui-même, suivid’Ambrosio, pour aller joindre le bataillon, poussé par les épauleset hâté par cinq ou six de ces jeunes fous.

Cependant la première troupe d’assiégeants,étonnée de son succès, l’avait suivi jusqu’au bout. Cinq-Mars,conseillé par le vieux Coislin, avait fait le tour du bastion, etils virent tous deux avec chagrin qu’il était entièrement séparé dela ville, et que leur avantage ne pouvait se poursuivre. Ilsrevinrent donc sur la plate-forme, lentement et en causant,rejoindre de Thou et l’abbé de Gondi, qu’ils trouvèrent riant avecles jeunes Chevau-légers.

– Nous avions avec nous la Religion et laJustice, messieurs, nous ne pouvions pas manquer de triompher.

– Comment donc ? mais c’est qu’ellesont frappé aussi fort que nous !

Ils se turent à l’approche de Cinq-Mars, etrestèrent un instant à chuchoter et à demander son nom ; puistous l’entourèrent et lui prirent la main avec transport.

– Messieurs, vous avez raison, dit levieux capitaine ; c’est, comme disaient nos pères, le mieuxfaisant de la journée. C’est un volontaire qui doit être présentéaujourd’hui au Roi par le Cardinal.

– Par le Cardinal ! nous leprésenterons nous-mêmes ; ah ! qu’il ne soit pasCardinaliste[4], il est trop brave garçon pour cela,disaient avec vivacité tous ces jeunes gens.

– Monsieur, je vous en dégoûterai bien,moi, dit Olivier d’Entraigues en s’approchant, car j’ai été sonpage, et je le connais parfaitement. Servez plutôt dans lesCompagnies Rouges ; allez, vous aurez de bons camarades.

Le vieux marquis évita l’embarras de laréponse à Cinq-Mars en faisant sonner les trompettes pour rallierses brillantes Compagnies. Le canon avait cessé de se faireentendre, et un Garde était venu l’avertir que le Roi et leCardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de lajournée ; il fit passer tous les chevaux par la brèche ;ce qui fut assez long, et ranger les deux compagnies à cheval enbataille dans un lieu où il semblait impossible qu’une autre troupeque l’infanterie eût jamais pu pénétrer.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer