Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 25LES PRISONNIERS

J’ai trouvé dans mon cœur le dessein de mon frère.

PICHALD, Léonidas.

Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !

ANDRÉ CHÉNIER.

Parmi ces vieux châteaux dont la France sedépouille à regret chaque année, comme des fleurons de sa couronne,il y en avait un d’un aspect sombre et sauvage sur la rive gauchede la Saône. Il semblait une sentinelle formidable placée à l’unedes portes de Lyon, et tenait son nom de l’énorme rocher dePierre-Encise, qui s’élève à pic comme une sorte de pyramidenaturelle, et dont la cime, recourbée sur la route et penchéejusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on, à d’autresroches que l’on voit sur la rive opposée, formant comme l’archenaturelle d’un pont ; mais le temps, les eaux et la main deshommes n’ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servaitde piédestal à la forteresse, détruite aujourd’hui. Les archevêquesde Lyon l’avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de laville, et y faisaient leur résidence ; depuis, elle devintplace de guerre, et, sous Louis XIII, une prison d’État. Uneseule tour colossale, où le jour ne pouvait pénétrer que par troislongues meurtrières, dominait l’édifice ; et quelquesbâtiments irréguliers l’entouraient de leurs épaisses murailles,dont les lignes et les angles suivaient les formes de la rocheimmense et perpendiculaire.

Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avarede sa proie, voulut bientôt incarcérer et conduire lui-même sesjeunes ennemis. Laissant Louis le précéder à Paris, il les enlevade Narbonne, les traînant à sa suite pour orner son derniertriomphe, et venant prendre le Rhône à Tarascon, presque à sonembouchure, comme pour prolonger ce plaisir de la vengeance que leshommes ont osé nommer celui des dieux ; étalant aux yeux desdeux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec lenteursur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries et deses couleurs, couché dans la première, et remorquant ses deuxvictimes dans la seconde, au bout d’une longue chaîne.

Souvent le soir, lorsque la chaleur étaitpassée, les deux nacelles étaient dépouillées de leur tente, etl’on voyait dans l’une Richelieu, pâle et décharné, assis sur lapoupe ; dans celle qui suivait, les deux jeunes prisonniers,debout, le front calme, appuyés l’un sur l’autre, et regardants’écouler les flots rapides du fleuve. Jadis les soldats de César,qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir l’inflexiblebatelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor etPollux : des chrétiens n’eurent pas même l’audace de réfléchiret d’y voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau :c’était le premier ministre qui passait.

En effet, il passa, les laissant en garde àcette ville même où les conjurés avaient proposé de le faire périr.Il aimait à se jouer ainsi, en face, de la destinée, et à planterun trophée où elle avait voulu mettre sa tombe.

« Il se faisait tirer, dit un journalmanuscrit de cette année, contre-mont la rivière du Rhône, dans unbateau où l’on avait bâti une chambre de bois, tapissée de veloursrouge cramoisi à feuillages, le fond étant d’or. Dans le mêmebateau, il y avait une antichambre de même façon ; à la proueet à l’arrière du bateau, il y avait quantité de soldats de sesgardes portant la casaque écarlate, en broderie d’or, d’argent etde soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son Éminenceétait dans un lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur leCardinal Bigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Chartresy étaient avec quantité d’abbés et de gentilshommes en d’autresbateaux. Au-devant du sien, une frégate faisait la découverte despassages ; et après montait un autre bateau chargéd’arquebusiers et d’officiers pour les commander. Lorsqu’onabordait en quelque île, on mettait des soldats en icelle, pourvoir s’il y avait des gens suspects ; et n’y en rencontrantpoint, ils en gardaient les bords, jusques à ce que deux bateauxqui suivaient eussent passé ; ils étaient remplis de noblesseet de soldats bien armés.

« En après venait le bateau de SonÉminence, à la queue duquel était attaché un petit bateau danslequel étaient MM. de Thou et de Cinq-Mars ; gardéspar un exempt des gardes du roi et douze gardes de Son Éminence.Après les bateaux venaient trois barques où étaient les bardes etla vaisselle d’argent de Son Éminence, avec plusieurs gentilshommeset soldats.

« Sur le bord du Rhône, en Dauphiné,marchaient deux compagnies de chevau-légers, et autant sur le borddu côté du Languedoc et Vivarais ; il y avait un très-beaurégiment de gens de pied qui entrait dans les villes où SonÉminence devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir d’ouïr lestrompettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de celles duVivarais, et les redits des échos de nos rochers ; on eût ditque tout jouait à mieux faire. »

*

**

Au milieu d’une nuit du mois de septembre1642, tandis que tout semblait sommeiller dans l’inexpugnable tourdes prisonniers, la porte de leur première chambre tourna sansbruit sur ses gonds, et sur le seuil parut un homme vêtu d’une robebrune ceinte d’une corde, ses pieds chaussés de sandales, et unpaquet de grosses clefs à la main : c’était Joseph. Il regardaavec précaution sans avancer, et contempla en silence l’appartementdu grand Écuyer. D’épais tapis, de larges et splendides tenturesvoilaient les murs de la prison ; un lit de damas rouge étaitpréparé, mais le captif n’y était pas ; assis près d’une hautecheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d’une longue robe grise dela forme de celle des prêtres, la tête baissée, les yeux fixés surune petite croix d’or, à la lueur tremblante d’une lampe, il étaitabsorbé par une méditation si profonde, que le capucin eut leloisir d’approcher jusqu’à lui et de se placer debout face à facedu prisonnier avant qu’il s’en aperçût. Enfin il leva la tête ets’écria :

– Que viens-tu faire ici,misérable ?

– Jeune homme, vous êtes emporté,répondit d’une voix très-basse le mystérieux visiteur ; deuxmois de prison auraient pu vous calmer. Je viens pour vous dired’importantes choses : écoutez-moi ; j’ai beaucoup penséà vous, et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les momentssont précieux : je vous dirai tout en peu de mots. Dans deuxheures on va venir vous interroger, vous juger et vous mettre àmort avec votre ami : cela ne peut manquer, parce qu’il fautque tout se termine le même jouir.

– Je le sais, dit Cinq-Mars, et j’ycompte.

– Eh bien ! je puis encore voustirer d’affaire, car j’ai beaucoup réfléchi, comme je vous l’aidit, et je viens vous proposer des choses qui vous serontagréables. Le Cardinal n’a pas six mois à vivre ; ne faisonspas les mystérieux, entre nous il faut être francs : vousvoyez où je vous ai amené pour lui, et vous pouvez juger par là dupoint où je le conduirai pour vous si vous voulez ; nouspouvons lui retrancher ces six mois qui lui restent. Le Roi vousaime et vous rappellera près de lui avec transport quand il voussaura vivant ; vous êtes jeune, vous serez longtemps heureuxet puissant ; vous me protégerez, vous me ferez cardinal.

L’étonnement rendit muet le jeune prisonnier,qui ne pouvait comprendre un tel langage et semblait avoir de lapeine à y descendre de la hauteur de ses méditations. Tout ce qu’ilput dire fut :

– Votre bienfaiteur !Richelieu !

Le capucin sourit, et poursuivit tout bas ense rapprochant de lui :

– Il n’y a point de bienfaits enpolitique, il y a des intérêts, voilà tout. Un homme employé par unministre ne doit pas être plus reconnaissant qu’un cheval monté parun écuyer ne l’est d’être préféré aux autres. Mon allure lui aconvenu, j’en suis bien aise. À présent, il me convient de le jeterà terre.

» Oui, cet homme n’aime quelui-même ; il m’a trompé, je le vois bien, en reculanttoujours mon élévation ; mais encore une fois, j’ai des moyenssûrs de vous faire évader sans bruit ; je peux tout ici. Jeferai mettre, à la place des hommes sur lesquels il compte,d’autres hommes qu’il destinait à la mort, et qui sont ici près,dans la tour du Nord, la tour des oubliettes, qui s’avance là-basau-dessus de l’eau. Ses créatures iront remplacer ces gens-là.J’envoie un médecin, un empirique qui m’appartient, au glorieuxCardinal, que les plus savants de Paris ont abandonné ; sivous vous entendez avec moi, il lui portera un remède universel etéternel.

– Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi,religieux infernal ! aucun homme n’est semblable à toi ;tu n’es pas un homme ! tu marches d’un pas furtif etsilencieux dans les ténèbres, tu traverses les murailles pourprésider à des crimes secrets ; tu te places entre les cœursdes amants pour les séparer éternellement. Qui es-tu ? turessembles à l’âme tourmentée d’un damné.

– Romanesque enfant ! ditJoseph ; vous auriez eu de grandes qualités sans vos idéesfausses. Il n’y a peut-être ni damnation ni âme. Si celles desmorts revenaient se plaindre, j’en aurais mille autour de moi, etje n’en ai jamais vu, même en songe.

– Monstre ! dit Cinq-Mars àdemi-voix.

– Voilà encore des mots, repritJoseph ; il n’y a point de monstre ni d’homme vertueux. Vouset M. de Thou, qui vous piquez de ce que vous nommezvertu, vous avez manqué de causer la mort de cent mille hommespeut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis queRichelieu et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, endétail, et la nuit, pour fonder un grand pouvoir. Quand on veutrester pur, il ne faut point se mêler d’agir sur les hommes, ouplutôt ce qu’il y a de plus raisonnable est de voir ce qui est, etde se dire comme moi : Il est possible que l’âme n’existepas : nous sommes les fils du hasard ; mais, relativementaux autres hommes, nous avons des passions qu’il fautsatisfaire.

– Je respire ! s’écria Cinq-Mars, ilne croit pas en Dieu !

Joseph poursuivit :

– Or, Richelieu, vous et moi, sommes nésambitieux ; il fallait donc tout sacrifier à cetteidée !

– Malheureux ! ne me confondez pasavec vous !

– C’est la vérité pure cependant, repritle capucin ; et seulement vous voyez à présent que notresystème valait mieux que le vôtre.

– Misérable ! c’était par amour…

– Non ! non ! non !non !… Ce n’est point cela. Voici encore des mots ; vousl’avez cru peut-être vous-même, mais c’était pour vous ; jevous ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu’àvous-mêmes tous les deux ; vous ne vous aimiez ni l’un nil’autre : elle ne songeait qu’à son rang, et vous à votreambition. C’est pour s’entendre dire qu’on est parfait et se voiradorer qu’on veut être aimé, c’est encore et toujours là le saintégoïsme qui est mon Dieu.

– Cruel serpent ! dit Cinq-Mars,n’était-ce pas assez de nous faire mourir ? pourquoi viens-tujeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes ! quel démon t’aenseigné ton horrible analyse des cœurs !

– La haine de tout ce qui m’estsupérieur, dit Joseph avec un rire bas et faux, et le désir defouler aux pieds tous ceux que je hais, m’ont rendu ambitieux etingénieux à trouver le côté faible de vos rêves. Il y a un ver quirampe au cœur de tous ces beaux fruits.

– Grand Dieu ! l’entends-tu !s’écria Cinq-Mars, se levant et étendant ses bras vers le ciel.

La solitude de sa prison, les pieusesconversations de son ami, et surtout la présence de la mort, quivient comme la lumière d’un astre inconnu donner d’autres couleursà tous les objets accoutumés de nos regards ; les méditationsde l’éternité, et (le dirons-nous ?) de grands efforts pourchanger ses regrets déchirants en espérances immortelles et pourdiriger vers Dieu toute cette force d’aimer qui l’avait égaré surla terre ; tout avait fait en lui-même une étrangerévolution ; et, semblable à ces épis que mûrit subitement unseul coup de soleil, son âme avait acquis de plus vives lumières,exaltée par l’influence mystérieuse de la mort.

– Grand Dieu ! répéta-t-il, sicelui-ci et son maître sont des hommes, suis-je un hommeaussi ? Contemple, contemple deux ambitions réunies, l’uneégoïste et sanglante, l’autre dévouée et sans tache ; la leursoufflée par la haine, la nôtre inspirée par l’amour. Regarde,Seigneur, regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes biencriminels de marcher un seul jour dans la même voie à laquelle onne donne qu’un nom sur la terre, quel que soit le but où elleconduise.

Joseph l’interrompit durement en frappant dupied.

– Quand vous aurez fini votre prière,dit-il, vous m’apprendrez si vous voulez m’aider, et je voussauverai à l’instant.

– Jamais, scélérat impur, jamais, ditHenry d’Effiat, je ne m’associerai à toi et à un assassinat !Je l’ai refusé quand j’étais puissant, et sur toi-même.

– Vous avez eu tort : vous seriezmaître à présent.

– Eh ! quel bonheur aurais-je de monpouvoir, partagé qu’il serait avec une femme qui ne me comprit pas,m’aima faiblement et me préféra une couronne ? Après sonabandon, je n’ai pas voulu devoir ce qu’on nomme l’Autorité à lavictoire ; juge si je la recevrai du crime !

– Inconcevable folie ! dit lecapucin en riant.

– Tout avec elle, rien sans elle :c’était là toute mon âme.

– C’est par entêtement et par vanité quevous persistez ; c’est impossible ! reprit Joseph :ce n’est pas dans la nature.

– Toi qui veux nier le dévouement, repritCinq-Mars, comprends-tu du moins celui de mon ami ?

– Il n’existe pas davantage ; il avoulu vous suivre parce que…

Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha uninstant.

– Parce que… parce que… il vous a formé,vous êtes son œuvre… Il tient à vous par amour-propre d’auteur… Ilétait habitué à vous sermonner, et il sent qu’il ne trouverait plusd’élève si docile à l’écouter et à l’applaudir… La coutumeconstante lui a persuadé que sa vie tenait à la vôtre… c’estquelque chose comme cela… il vous accompagne par routine…D’ailleurs, ce n’est pas fini… nous verrons la suite etl’interrogatoire ; il niera sûrement qu’il ait su laconjuration.

– Il ne le niera pas ! s’écriaimpétueusement Cinq-Mars.

– Il la savait donc ? vous l’avouez,dit Joseph triomphant ; vous n’en aviez pas encore dit silong.

– Ô ciel ! qu’ai-je fait ?soupira Cinq-Mars en se cachant la tête.

– Calmez-vous : il est sauvé malgrécet aveu, si vous acceptez mon offre.

D’Effiat fut quelque temps sans répondre… lecapucin poursuivit :

– Sauvez votre ami… la faveur du Roi vousattend, et peut-être l’amour égaré un moment…

– Homme, ou qui que tu sois, si tu asquelque chose en toi de semblable à un cœur, répondit leprisonnier, sauve-le ; c’est le plus pur des êtres créés. Maisfais-le emporter loin d’ici pendant son sommeil, car, s’ils’éveille, tu ne le pourras pas.

– À quoi cela me serait-il bon ? diten riant le capucin ; c’est vous et votre faveur qu’il mefaut.

L’impétueux Cinq-Mars se leva, et, saisissantle bras de Joseph, qu’il regardait d’un air terrible :

– Je l’abaissais en te priant pourlui : viens, scélérat ! dit-il en soulevant unetapisserie qui séparait l’appartement de son ami du sien ;viens et doute du dévouement et de l’immortalité des âmes… Comparel’inquiétude de ton triomphe au calme de notre défaite, la bassessede ton règne à la grandeur de notre captivité, et ta veillesanglante au sommeil du juste !

Une lampe solitaire éclairait de Thou. Cejeune homme était à genoux encore devant un prie-Dieu surmonté d’unvaste crucifix d’ébène ; il semblait s’être endormi enpriant ; sa tête, penchée en arrière, était élevée encore versla croix ; ses lèvres souriaient d’un sourire calme et divin,et son corps affaissé reposait sur les tapis et le coussin dusiège.

– Jésus ! comme il dort ! ditle capucin stupéfait, mêlant par oubli à ses affreux propos le nomcéleste qu’il prononçait habituellement chaque jour.

Puis tout à coup il se retira brusquement, enportant la main à ses yeux, comme ébloui par une vision duciel.

– Brou… brr… brr… dit-il en secouant latête et se passant la main sur le visage… Tout cela est unenfantillage : cela me gagnerait si j’y pensais… Ces idées-làpeuvent être bonnes, comme l’opium, pour calmer…

– Mais il ne s’agit pas de cela :dites oui ou non.

– Non, dit Cinq-Mars, le jetant à laporte par l’épaule, je ne veux point de la vie et ne me repens pasd’avoir perdu une seconde fois de Thou, car il n’en aurait pasvoulu au prix d’un assassinat ; et quand il s’est livré àNarbonne, ce n’était pas pour reculer à Lyon.

– Réveillez-le donc, car voici les juges,dit d’une voix aigre et riante le capucin furieux.

En ce moment entrèrent, à la lueur desflambeaux et précédés par un détachement de garde écossaise,quatorze juges vêtus de leurs longues robes, et dont on distinguaitmal les traits. Ils se rangèrent et s’assirent en silence à droiteet à gauche de la vaste chambre ; c’étaient les commissairesdélégués par le Cardinal-Duc pour cette sombre et solennelleaffaire. – Tous hommes sûrs et de confiance pour leCardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les avait choisis etinscrits. Il avait voulu que le chancelier Séguier vînt à Lyonlui-même, pour éviter, dit-il dans lesinstructions ou ordres qu’il envoie au Roi Louis XIII parChavigny, « pour éviter toutesles accroches qui arriveronts’il n’y est point.M. de Marillac, ajoutait-il, futà Nantes au procès deChalais. M. de Château-Neuf, à Toulouse, à lamort de M. de Montmorency ; etM. de Rellièvre, à Paris, au procès deM. de Biron. L’autorité et l’intelligence qu’ont cesmessieurs des formes de justice est tout à faitnécessaire. »

Le chancelier Séguier vint donc à lahâte ; mais en ce moment on annonça qu’il avait ordre de nepoint paraître, de peur d’être influencé par le souvenir de sonancienne amitié pour le prisonnier, qu’il ne vit que seul à seul.Les commissaires et lui avaient d’abord, et rapidement, reçu leslâches dépositions du duc d’Orléans, à Villefranche, en Beaujolais,puis à Vivey[36], à deuxlieues de Lyon, où ce triste prince avait eu ordre de se rendre,tout suppliant et tremblant au milieu de ses gens, qu’on luilaissait par pitié, bien surveillé par les Gardes françaises etsuisses. Le Cardinal avait fait dicter à Gaston son rôle et sesréponses mot pour mot ; et, moyennant cette docilité, onl’avait exempté en forme des confrontations trop pénibles avecMM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et lescommissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts deleur travail préliminaire, venaient tomber de tout leur poids surles deux jeunes coupables que l’on ne voulait pas sauver. –L’histoire ne nous a conservé que les noms des conseillers d’Étatqui accompagnèrent Pierre Séguier, mais non ceux des autrescommissaires, dont il est seulement dit qu’ils étaient six duParlement de Grenoble et deux présidents. Le rapporteur conseillerd’État Laubardemont, qui les avait dirigés en tout, était à leurtête. Joseph leur parla souvent à l’oreille avec une politesserévérencieuse, tout en regardant en dessous Laubardemont avec uneironie féroce.

Il fut convenu que le fauteuil servirait desellette, et l’on se tut pour écouter la réponse du prisonnier.

Il parla d’une voix douce et calme.

– Dites à M. le chancelier quej’aurais le droit d’en appeler au parlement de Paris et de récusermes juges, parce qu’il y a parmi eux deux de mes ennemis, et à leurtête un de mes amis, M. Séguier lui-même, que j’ai conservédans sa charge ; mais je vous épargnerai bien des peines,Messieurs, en me reconnaissant coupable de toute la conjuration,par moi seul conçue et ordonnée. Ma volonté est de mourir. Je n’aidonc rien à ajouter pour moi ; mais, si vous voulez êtrejustes, vous laisserez la vie à celui que le roi même a nommé leplus honnête homme de France, et qui ne meurt que pour moi.

– Qu’on l’introduise, ditLaubardemont.

Deux gardes entrèrent chezM. de Thou, et ramenèrent.

Il entra et salua gravement avec un sourireangélique sur les lèvres, et embrassant Cinq-Mars :

– Voici donc enfin le jour de notregloire ! dit-il ; nous allons gagner le ciel et lebonheur éternel.

– Nous apprenons, monsieur, ditLaubardemont, nous apprenons par la bouche même deM. de Cinq-Mars que vous avez su la conjuration.

De Thou répondit à l’instant et sans aucuntrouble, toujours avec un demi-sourire et les yeux baissés : –Messieurs, j’ai passé ma vie à étudier les lois humaines, et jesais que le témoignage d’un accusé ne peut condamner l’autre. Jepourrais répéter aussi ce que j’ai déjà dit, que l’on ne m’auraitpas cru si j’avais dénoncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyezdonc que ma vie et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsquej’ai bien envisagé l’une et l’autre, j’ai connu clairement que, dequelque vie que je puisse jamais jouir, elle ne pourrait être quemalheureuse après la perte de M. de Cinq-Mars ;j’avoue donc et confesse que j’ai su sa conspiration ; j’aifait mon possible pour l’en détourner.

– Il m’a cru son ami unique et fidèle, etje ne l’ai pas voulu trahir, c’est pourquoi je me condamne par leslois qu’a rapportées mon père lui-même, qui me pardonne,j’espère.

À ces mots, les deux amis se jetèrent dans lesbras l’un de l’autre.

Cinq-Mars s’écriait :

– Ami ! ami ! que je regretteta mort que j’ai causée ! Je t’ai trahi deux fois, mais tusauras comment.

Mais de Thou, l’embrassant et le consolant,répondait en levant les yeux en haut :

– Ah ! que nous sommes heureux definir de la sorte ! Humainement parlant, je pourrais meplaindre de vous, monsieur, mais Dieu sait combien je vousaime ! Qu’avons-nous fait qui nous mérite la grâce du martyreet le bonheur de mourir ensemble ?

Les juges n’étaient pas préparés à cettedouceur, et se regardaient avec surprise.

– Ah ! si l’on me donnait seulementune pertuisane, dit une voix enrouée (c’était le vieux Grandchamp,qui s’était glissé dans la chambre, et dont les yeux étaient rougesde fureur), je déferais bien monseigneur de tous ces hommesnoirs ! disait-il.

Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès delui en silence ; il se tut, et, pour se consoler, se mit à unefenêtre du côté de la rivière où le soleil ne se montrait pasencore, et il sembla ne plus faire attention à ce qui se passaitdans la chambre.

Cependant Laubardemont, craignant que lesjuges ne vinssent à s’attendrir, dit à haute voix :

– Actuellement, d’après l’ordre demonseigneur le Cardinal, on va mettre ces deux messieurs à la gêne,c’est-à-dire à la question ordinaire et extraordinaire.

Cinq-Mars rentra dans son caractère parindignation, et, croisant les bras, fit, vers Laubardemont etJoseph, deux pas qui les épouvantèrent. Le premier portainvolontairement la main à son front.

– Sommes-nous ici à Loudun ? s’écriale prisonnier, Mais de Thou, s’approchant, lui prit la main et laserra.

Il se tut, et reprit d’un ton calme enregardant les juges :

– Messieurs, cela me semble bienrude ; un homme de mon âge et de ma condition ne devrait pasêtre sujet à toutes ces formalités. J’ai tout dit et je dirai toutencore. Je prends la mort à gré et de grand cœur : la questionn’est donc point nécessaire. Ce n’est point à des âmes comme lesnôtres que l’on peut arracher des secrets par les souffrances ducorps. Nous sommes devenus prisonniers par notre volonté et àl’heure marquée par nous-mêmes ; nous avons dit seulement cequ’il vous fallait pour nous faire mourir, vous ne sauriez rien deplus ; nous avons ce que nous voulons.

– Que faites-vous, ami ? interrompitde Thou ?… Il se trompe, messieurs ; nous ne refusons pasle martyre que Dieu nous offre, nous le demandons.

– Mais, disait Cinq-Mars, qu’avez-vousbesoin de ces tortures infâmes pour conquérir le ciel ? vous,martyr déjà, martyr volontaire de l’amitié ! Messieurs, moiseul je puis avoir d’importants secrets : c’est le chef d’uneconjuration qui la connaît ; mettez-moi seul à la question, sinous devons être ici traités comme les plus vils malfaiteurs.

– Par charité, messieurs, reprenait deThou, ne me privez pas des mêmes douleurs que lui ; je ne l’aipas suivi si loin pour l’abandonner à cette heure précieuse, et nepas faire tous mes efforts pour l’accompagner jusque dans leciel.

Pendant ce débat, il s’en était engagé unautre entre Laubardemont et Joseph ; celui-ci, craignant quela douleur n’arrachât le récit de son entretien, n’était pas d’avisde donner la question ; l’autre, ne trouvant pas son triomphecomplété par la mort, l’exigeait impérieusement. Les jugesentouraient et écoutaient ces deux ministres secrets du grandministre ; cependant, plusieurs choses leur ayant faitsoupçonner que le crédit du capucin était plus puissant que celuidu juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent à l’humanitéquand il finit par ces paroles prononcées à voix basse :

– Je connais leurs secrets ; nousn’avons pas besoin de les savoir, parce qu’ils sont inutiles etqu’ils vont trop haut. M. le Grand n’a à dénoncer que le Roi,et l’autre la Reine ; c’est ce qu’il vaut mieux ignorer.D’ailleurs, ils ne parleraient pas ; je les connais, ils setairaient, l’un par orgueil, l’autre par piété. Laissons-les :la torture les blessera ; ils seront défigurés et ne pourrontplus marcher ; cela gâtera toute la cérémonie ; il fautles conserver pour paraître.

Cette dernière considération prévalut :les juges se retirèrent pour aller délibérer avec le chancelier. Ensortant, Joseph dit à Laubardemont :

– Je vous ai laissé assez de plaisirici : maintenant vous allez avoir encore celui de délibérer,et vous irez interroger trois prévenus dans la tour du Nord.

C’étaient les trois juges d’UrbainGrandier.

Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier,poussant devant lui le maître des requêtes ébahi.

À peine le sombre tribunal eut-il défilé, queGrandchamp, délivré de ses deux estafiers, se précipita vers sonmaître, et, lui saisissant la main, lui dit :

– Au nom du ciel, venez sur la terrasse,monseigneur, je vous montrerai quelque chose ; au nom de votremère, venez…

Mais la porte s’ouvrit au vieil abbé Quilletpresque dans le même instant.

– Mes enfants ! mes pauvresenfants ! criait le vieillard en pleurant ; hélas !pourquoi ne m’a-t-on permis d’entrer qu’aujourd’hui ? CherHenry, votre mère, votre frère, votre sœur, sont ici cachés…

– Taisez-vous, monsieur l’abbé, disaitGrandchamp ; venez sur la terrasse, monseigneur.

Mais le vieux prêtre retenait son élève enl’embrassant.

– Nous espérons, nous espérons beaucoupla grâce.

– Je la refuserais, dit Cinq-Mars.

– Nous n’espérons que les grâces de Dieu,reprit de Thou.

– Taisez-vous, interrompit encoreGrandchamp, les juges viennent.

En effet, la porte s’ouvrit encore à lasinistre procession, où Joseph et Laubardemont manquaient.

– Messieurs, s’écria le bon abbés’adressant aux commissaires, je suis heureux de vous dire que jeviens de Paris, que personne ne doute de la grâce de tous lesconjurés. J’ai vu, chez Sa Majesté, MONSIEUR lui-même, et quant auduc de Bouillon, son interrogatoire n’est pas défav…

– Silence ! ditM. de Ceton, lieutenant des Gardes écossaises.

Et les quatorze commissaires rentrèrent et serangèrent de nouveau dans la chambre.

M. de Thou, entendant que l’onappelait le greffier criminel du présidial de Lyon pour prononcerl’arrêt, laissa éclater involontairement un de ces transports dejoie religieuse qui ne se virent jamais que dans les martyrs et lessaints aux approches de la mort ; et s’avançant au-devant decet homme, il s’écria :

– Quam speciosi pedesevangelizantium pacem, evangelizantium bona !

Puis, prenant la main de Cinq-Mars, il se mità genoux et tête nue pour entendre l’arrêt, ainsi qu’il étaitordonné. D’Effiat demeura debout, mais on n’osa le contraindre.

L’arrêt leur fut prononcé en cesmots :

« Entre le procureur général du Roi,demandeur en cas de crime de lèse-majesté, d’une part ;

« Et messire Henry d’Effiat de Cinq-Mars,grand Écuyer de France, âgé de vingt-deux ans ; etFrançois-Auguste de Thou, âgé de trente-cinq ans, conseiller du Roien ses conseils ; prisonniers au château de Pierre-Encise deLyon, défendeurs et accusés, d’autre part ;

« Vu le procès extraordinairement fait àla requête dudit procureur général du Roi, à rencontre desditsd’Effiat et de Thou, informations, interrogations, confessions,dénégations et confrontations, et copies reconnues du traité faitavec l’Espagne ; considérant, la chambre déléguée :

« 1° Que celui qui attente à la personnedes ministres, des princes est regardé par les lois anciennes etconstitutions des Empereurs comme criminel delèse-majesté ;

« 2° Que la troisième ordonnance du roiLouis XI porte peine de mort contre quiconque ne révèle pasune conjuration contre l’État ;

« Les commissaires députés par Sa Majestéont déclaré lesdits d’Effiat et de Thou atteints et convaincus decrime de lèse-majesté, savoir :

« Ledit d’Effiat de Cinq-Mars pour lesconspirations et entreprises, ligues et traités faits par lui avecles étrangers contre l’État ;

« Et ledit de Thou, pour avoir euconnaissance desdites entreprises ;

« Pour réparation desquels crimes, lesont privés de tous honneurs et dignités, et les ont condamnés etcondamnent à avoir la tête tranchée sur un échafaud, qui, pour ceteffet, sera dressé en la place des Terreaux de cetteville ;

« Ont déclaré et déclarent tous et unchacun de leurs biens, meubles et immeubles, acquis et confisquésau Roi ; et iceux par eux tenus immédiatement de la couronne,réunis au domaine d’icelle ; sur iceux préalablement prise lasomme de 60,000 livres applicables à œuvres pies. »

Après la prononciation de l’arrêt,M. de Thou dit à haute voix :

– Dieu soit béni ! Dieu soitloué !

– La mort ne m’a jamais fait peur, ditfroidement Cinq-Mars.

Ce fut alors que, suivant les formes,M. de Ceton, le lieutenant des Gardes écossaises,vieillard de soixante-six ans, déclara avec émotion qu’il remettaitles prisonniers entre les mains du sieur Thomé, prévôt desmarchands du Lyonnais, prit congé d’eux, et ensuite tous lesgardes-du-corps, silencieux et les larmes aux yeux.

– Ne pleurez point, leur disaitCinq-Mars, les larmes sont inutiles ; mais plutôt priez Dieupour nous, et assurez-vous que je ne crains pas la mort.

Il leur serrait la main, et de Thou lesembrassait. Après quoi ces gentilshommes sortirent les yeux humidesde larmes et se couvrant le visage de leurs manteaux.

– Les cruels ! dit l’abbé Quillet,pour trouver des armes contre eux, il leur a fallu fouiller dansl’arsenal des tyrans. Pourquoi me laisser entrer en cemoment ?…

– Comme confesseur, monsieur, dit à voixbasse un commissaire ; car, depuis deux mois, aucun étrangern’a eu permission d’entrer ici…

*

**

Dès que les grandes portes furent refermées etles portières abaissées :

– Sur la terrasse, au nom du ciel !s’écria encore Grandchamp. Et il y entraîna son maître et de Thou.Le vieux gouverneur les suivit en boitant.

– Que nous veux-tu dans un momentsemblable ? dit Cinq-Mars avec une gravité pleined’indulgence.

– Regardez les chaînes de la ville, ditle fidèle domestique.

Le soleil naissant colorait le ciel depuis uninstant à peine. Il paraissait à l’horizon une ligne éclatante etjaune, sur laquelle les montagnes découpaient durement leurs formesd’un bleu foncé ; les vagues de la Saône et les chaînes de laville, tendues d’un bord à l’autre, étaient encore voilées par unelégère vapeur qui s’élevait aussi de Lyon, et dérobait à l’œil letoit des maisons. Les premiers jets de la lumière matinale necoloraient encore que les points les plus élevés du magnifiquepaysage. Dans la cité, les clochers de l’hôtel de ville et deSaint-Nizier, sur les collines environnantes, les monastères desCarmes et de Sainte-Marie, et la forteresse entière dePierre-Encise, étaient dorés de tous les feux de l’aurore. Onentendait le bruit des carillons joyeux des villages. Les mursseuls de la prison étaient silencieux.

– Eh bien, dit Cinq-Mars, que nousfaut-il voir ? est-ce la beauté des plaines ou la richesse desvilles ? est-ce la paix de ces villages ? Ah ! mesamis, il y a partout là des passions et des douleurs comme cellesqui nous ont amenés ici !

Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent surle parapet de la terrasse pour regarder du côté de la rivière.

– Le brouillard est trop épais : onne voit rien encore, dit l’abbé.

– Que notre dernier soleil est lent àparaître ! disait de Thou.

– N’apercevez-vous pas en bas, au pieddes rochers, sur l’autre rive, une petite maison blanche entre laporte d’Halincourt et le boulevard Saint-Jean ? ditl’abbé.

– Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars,qu’un amas de murailles grisâtres.

– Ce maudit brouillard est épais !reprenait Grandchamp toujours penché en avant, comme un marin quis’appuie sur la dernière planche d’une jetée pour apercevoir unevoile à l’horizon.

– Chut ! dit l’abbé, on parle prèsde nous.

En effet, un murmure confus, sourd etinexplicable, se faisait entendre dans une petite tourelle adosséeà la plate-forme de la terrasse. Comme elle n’était guère plusgrande qu’un colombier, les prisonniers l’avaient à peine remarquéejusque-là.

– Vient-on déjà nous chercher, ditCinq-Mars.

– Bah ! bah ! réponditGrandchamp, ne vous occupez pas de cela ; c’est la tour desoubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort, et j’ai vutomber du monde de là dans l’eau, au moins une fois par semaine.Pensons à notre affaire : je vois une lumière à la fenêtrelà-bas.

Une invincible curiosité entraîna cependantles deux prisonniers à jeter un regard sur la tourelle, malgrél’horreur de leur situation. Elle s’avançait, en effet, en dehorsdu rocher à pic et au-dessus d’un gouffre rempli d’une eau vertebouillonnante, sorte de source inutile, qu’un bras égaré de laSaône formait entre les rocs à une profondeur effrayante. On yvoyait tourner rapidement la roue d’un moulin abandonné depuislongtemps. On entendit trois fois un craquement semblable à celuid’un pont-levis qui s’abaisserait et se relèverait tout à coupcomme par ressort en frappant contre la pierre des murs : ettrois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l’eau et lafaire rejaillir en écume à une grande hauteur.

– Miséricorde ! seraient-ce deshommes ? s’écria l’abbé en se signant.

– J’ai cru voir des robes brunes quitourbillonnaient en l’air, dit Grandchamp ; ce sont des amisdu Cardinal.

Un cri terrible partit de la tour avec unjurement impie.

La lourde trappe gémit une quatrième fois.L’eau verte reçut avec bruit un fardeau qui fit crier l’énorme rouedu moulin, un de ses laides rayons fut brisé, et un hommeembarrassé dans les poutres vermoulues parut hors de l’écume, qu’ilcolorait d’un sang noir, tourna deux fois en criant, ets’engloutit. C’était Laubardemont.

Pénétré d’une profonde horreur, Cinq-Marsrecula.

– Il y a une Providence, ditGrandchamp : Urbain Grandier l’avait ajourné à trois ans.Allons, allons, le temps est précieux ; messieurs, ne restezpas là immobiles ; que ce soit lui où non, je n’en serais pasétonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats.Mais tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. ViveDieu ! je vois le signal ! nous sommes sauvés ; toutest prêt ; accourez de ce côté-ci, monsieur l’abbé. Voilà lemouchoir blanc à la fenêtre ; nos amis sont préparés.

L’abbé saisit aussitôt la main de chacun desdeux amis, et les entraîna du côté de la terrasse où ils avaientd’abord attaché leurs regards.

– Écoutez-moi tous deux, leurdit-il : apprenez qu’aucun des conjurés n’a voulu de laretraite que vous leur assuriez ; ils sont tous accourus àLyon, travestis et en grand nombre ; ils ont versé dans laville assez d’or pour n’être pas trahis ; ils veulent tenterun coup de main pour vous délivrer. Le moment choisi est celui oùl’on vous conduira au supplice ; le signal sera votre chapeauque vous mettrez sur votre tête quand il faudra commencer.

Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriantpar espoir, raconta que, lors de l’arrestation de son élève, ilétait accouru à Paris ; qu’un tel secret enveloppait toutesles actions du Cardinal, que personne n’y savait le lieu de ladétention du grand Écuyer ; beaucoup le disaient exilé ;et, lorsque l’on avait su l’accommodement de MONSIEUR et du duc deBouillon avec le Roi, on n’avait plus douté que la vie des autresne lut assurée, et l’on avait cessé de parler de cette affaire, quicompromettait peu de personnes, n’ayant pas eu d’exécution. Ons’était même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville deSedan et son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettresd’abolition accordées à M. de Bouillon reconnuinnocent, comme MONSIEUR ; que le résultat de tous lesarrangements avait fait admirer l’habileté du Cardinal et saclémence envers les conspirateurs, qui, disait-on, avaient voulu samort. On faisait même courir le bruit qu’il avait fait évaderCinq-Mars et de Thou, s’occupant généreusement de leur retraite enpays étranger, après les avoir fait arrêter courageusement aumilieu du camp de Perpignan.

À cet endroit du récit, Cinq-Mars ne puts’empêcher d’oublier sa résignation ; et, serrant la main deson ami :

– Arrêter !s’écria-t-il ; faut-il renoncer même à l’honneur de nous êtrelivrés volontairement ? Faut-il tout sacrifier, jusqu’àl’opinion de la postérité ?

– C’était encore là une vanité, reprit deThou en mettant le doigt sur sa bouche ; mais chut !écoutons l’abbé jusqu’au bout.

Le gouverneur, ne doutant pas que le calme deces deux jeunes gens ne vînt de la joie qu’ils ressentaient de voirleur fuite assurée, et voyant que le soleil avait à peine encoredissipé les vapeurs du matin, se livra sans contrainte à ce plaisirinvolontaire qu’éprouvent les vieillards en racontant desévénements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il leur dittoutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de sonélève, ignorée de la cour et de la ville, où l’on n’osait pas mêmeprononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n’avaitappris l’emprisonnement à Pierre-Encise que par la reine elle-même,qui avait daigné le faire venir et le charger d’en avertir lamaréchale d’Effiat et tous les conjurés, afin qu’ils tentassent uneffort désespéré pour délivrer leur jeune chef. Anne d’Autricheavait même osé envoyer beaucoup de gentilshommes d’Auvergne et dela Touraine à Lyon pour aider à ce dernier coup.

– La bonne reine ! dit-il, ellepleurait beaucoup lorsque je la vis, et disait qu’elle donneraittout ce qu’elle possède pour vous sauver ; elle se faisaitbeaucoup de reproches d’une lettre, je ne sais quelle lettre. Elleparlait du salut de la France, mais ne s’expliquait pas. Elle medit qu’elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver, nefût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des remordséternels.

– N’a-t-elle rien dit de plus,interrompit de Thou, qui soutenait Cinq-Mars pâlissant.

– Rien de plus, dit le vieillard.

– Et personne ne vous a parlé demoi ? répondit le grand Écuyer.

– Personne, dit l’abbé.

– Encore, si elle m’eût écrit ! ditHenry à demi-voix.

– Souvenez-vous donc, mon père, que vousêtes envoyé ici comme confesseur, reprit de Thou.

Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux deCinq-Mars et le tirant par ses habits de l’autre côté de laterrasse, lui criait d’une voix entrecoupée :

– Monseigneur… mon maître… mon bonmaître… les voyez-vous ? les voilà… ce sont eux, ce sontelles… elles toutes.

– Eh ! qui donc, mon vieilami ? disait son maître.

– Qui ? grand Dieu ! Regardezcette fenêtre, ne les reconnaissez-vous pas ? Votre mère, vossœurs, votre frère.

En effet, le jour entièrement venu lui fitvoir dans l’éloignement des femmes qui agitaient des mouchoirsblancs : l’une d’elles, vêtue de noir, étendait ses bras versla prison, se retirait de la fenêtre comme pour reprendre desforces, puis, soutenue par les autres, reparaissait et ouvrait lesbras, ou posait la main sur son cœur.

Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, etses forces le quittèrent un moment. Il pencha la tête sur le seinde son ami, et pleura.

– Combien de fois me faudra-t-il doncmourir ? dit-il. Puis, répondant du haut de la tour par ungeste de sa main à ceux de sa famille :

– Descendons vite, mon père, répondit-ilau vieil abbé ; vous allez me dire au tribunal de lapénitence, et devant Dieu, si le reste de ma vie vaut encore que jefasse verser du sang pour la conquérir.

Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce quelui seul et Marie de Mantoue ont connu de leurs secrètes etmalheureuses amours. « Il remit à son confesseur, dit leP. Daniel, un portrait d’une grande dame tout entouré dediamants, lesquels durent être vendus, pour l’argent être employéen œuvres pieuses. »

Pour M. de Thou, après s’être aussiconfessé, il écrivit une lettre[37] :« Après quoi (selon le récit de son confesseur) il medit : Voilà la dernièrepensée que je veuxavoir pour ce monde :parlons en paradis. Et se promenant dansla chambre à grands pas, il récitoit à haute voix le psaume :Miserere met, Deus, etc., avec uneardeur d’esprit incroyable, et des tressaillements de tout soncorps si violents qu’on eust dit qu’il ne touchoit pas la terre etqu’il alloit sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets à cespectacle, qui les faisait tous frémir de respect etd’horreur. »

*

**

Cependant tout était calme le 12 du même moisde septembre 1642 dans la ville de Lyon, lorsque, au grandétonnement de ses habitants, on vit arriver dès le point du jour,par toutes ses portes, des troupes d’infanterie et de cavalerie quel’on savait campées et cantonnées fort loin de là. Les Gardesfrançaises et suisses, les régiments de Pompadour, les Gens d’armesde Maurevert et les Carabins de La Roque, tous défilèrent ensilence ; la cavalerie, portant le mousquet appuyé sur lepommeau de la selle, vint se ranger autour du château dePierre-Encise ; l’infanterie forma la haie sur les bords de laSaône, depuis la porte du fort jusqu’à la place des Terreaux.Celait le lieu ordinaire des exécutions.

Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, quel’on appelle Pennonnage, faisant environ onze ou douzecents hommes, « furent rangées, dit le journal de Montrésor,au milieu de la place des Terreaux, en sorte qu’elles enfermoientun espace d’environ quatre-vingts pas de chaque côté, dans lequelon ne laissoit entrer personne, sinon ceux qui étoientnécessaires.

« Au milieu de cet espace fut dressé unéchafaud de sept pieds de haut et environ neuf pieds en quarré, aumilieu duquel, un peu plus sur le devant, s’élevoit un poteau de lahauteur de trois pieds ou environ, devant lequel on coucha un blocde la hauteur d’un demi-pied, si que la principale façade ou ledevant de l’échafaud regardoit vers la boucherie des Terreaux, ducôté de la Saône : contre lequel échafaud on dressa une petiteéchelle de huit échelons du côté des Dames deSaint-Pierre. »

Rien n’avait transpiré dans la ville sur lenom des prisonniers, les murs inaccessibles de la forteresse nelaissaient rien sortir ni rien pénétrer que dans la nuit, et lescachots profonds avaient quelquefois renfermé le père et le filsdurant des années entières, à quatre pieds l’un de l’autre, sansqu’ils s’en doutassent. La surprise fut extrême à cet appareiléclatant, et la foule accourut, ne sachant s’il s’agissait d’unefête ou d’un supplice.

Ce même secret qu’avaient gardé les agents duministre avait été aussi soigneusement caché par les conjurés, carleur tête en répondait.

Montrésor, Fontrailles, le baron de Beauvau,Olivier d’Entraigues, Gondi, le comte du Lude et l’avocat Fournier,déguisés en soldats, en ouvriers et en baladins, armés de poignardssous leurs habits, avaient jeté et partagé dans la foule plus decinq cents gentilshommes et domestiques déguisés comme eux ;des chevaux étaient préparés sur la route d’Italie, et des barquessur le Rhône avaient été payées d’avance. Le jeune marquisd’Effiat, frère aîné de Cinq-Mars, habillé en chartreux, parcouraitla foule, allait et venait, sans cesse de la place des Terreaux àla petite maison où sa mère et sa sœur étaient enfermées avec laprésidente de Pontac, sœur du malheureux de Thou. Il les rassurait,leur donnait un peu d’espérance, et revenait trouver les conjuréset s’assurer que chacun d’eux était disposé à l’action.

Chaque soldat formant la haie avait à sescôtés un homme prêt à le poignarder.

La foule innombrable entassée derrière laligne des gardes les poussait en avant, débordait leur alignement,et leur faisait perdre du terrain. Ambrosio, domestique espagnol,qu’avait conservé Cinq-Mars, s’était chargé du capitaine despiquiers, et, déguisé en musicien catalan, avait entamé une disputeavec lui, feignant de ne pas vouloir cesser de jouer de la vielle.Chacun était à son poste.

L’abbé de Gondi, Olivier d’Entraigues et lemarquis d’Effiat étaient au milieu d’un groupe de poissardes etd’écaillères qui se disputaient et jetaient de grands cris. Ellesdisaient des injures à l’une d’elles, plus jeune et plus timide queses mâles compagnes. Le frère de Cinq-Mars approcha pour écouterleur querelle.

– Eh ! pourquoi, disait-elle auxautres, voulez-vous que Jean Le Roux, qui est un honnête homme,aille couper la tête à deux chrétiens, parce qu’il est boucher deson état ? Tant que je serai sa femme, je ne le souffriraipas, j’aimerais mieux…

– Eh bien, tu as tort, répondaient sescompagnes ; qu’est-ce que cela te fait que la viande qu’ilcoupe se mange ou ne se mange pas ? Il n’en est pas moins vraique tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois enfants àneuf. T’es trop heureuse d’être l’épouse d’un boucher.Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t’envoie par la grâce deSon Éminence.

– Laissez-moi tranquille, reprenait lapremière, je ne veux pas accepter. J’ai vu ces beaux jeunes gens àla fenêtre, ils ont l’air doux comme des agneaux.

– Eh bien, est-ce qu’on ne tue pas tesagneaux et tes veaux ? reprenait la femme Le Bon. Qu’il arrivedonc du bonheur à une petite femme comme ça ! Quellepitié ! quand c’est de la part du révérend capucin,encore !

– Que la gaieté du peuple esthorrible ! s’écria Olivier d’Entraigues étourdiment.

Toutes ces femmes l’entendirent, etcommencèrent à murmurer contre lui.

– Du peuple !disaient-elles ; et d’où est donc ce petit maçon avec ceplâtre sur ses habits ?

– Ah ! interrompit une autre, tu nevois pas que c’est quelque gentilhomme déguisé ? Regarde sesmains blanches : ça n’a jamais travaillé.

– Oui, oui, c’est quelque petitconspirateur dameret ; j’ai bien envie d’aller chercherM. le Chevalier du Guet pour le faire arrêter.

L’abbé de Gondi sentit tout le danger de cettesituation, et, se jetant d’un air de colère sur Olivier, avectoutes les manières d’un menuisier dont il avait pris le costume etle tablier, il s’écria en le saisissant au collet :

– Vous avez raison : c’est un petitdrôle qui ne travaille jamais. Depuis deux ans que mon père l’a misen apprentissage, il n’a fait que peigner ses cheveux blonds pourplaire aux petites filles. Allons, rentre à la maison !

Et, lui donnant des coups de latte, il lui fitpercer la foule et revint se placer sur un autre point de la haie.Après avoir tancé le page étourdi, il lui demanda la lettre qu’ildisait avoir à remettre à M. de Cinq-Mars quand il seraitévadé. Olivier l’avait depuis deux mois dans sa poche, et la luidonna.

– C’est d’un prisonnier à un autre,dit-il ; car le chevalier de Jars, en sortant de la Bastille,me l’a envoyée de la part d’un de ses compagnons de captivité.

– Ma foi ! dit Gondi, il peut yavoir quelque secret important pour notre ami ; je ladécacheté, vous auriez dû y penser plus tôt.

– Ah ! bah ! c’est du vieuxBassompierre. Lisons :

« MON CHER ENFANT,

« J’apprends du fond de la Bastille, oùje suis encore, que vous voulez conspirer contre ce tyran deRichelieu, qui ne cesse d’humilier notre bonne vieille Noblesse lesParlements, et de saper dans ses fondements l’édifice sur lequelreposait l’État. J’apprends que les Nobles sont mis à la Taille, etcondamnés par de petits juges contre les privilèges de leurcondition, forcés à l’arrière-ban contre les pratiquesanciennes… »

– Ah ! le vieux radoteur !interrompit le page en riant aux éclats.

– Pas si sot que vous croyez ;seulement il est un peu reculé pour notre affaire…

« Je ne puis qu’approuver ce généreuxprojet, et je vous prie de me bailler advis de tout… »

– Ah ! le vieux langage du dernierrègne ! dit Olivier ; il ne sait pas écrire :me faire expert detoutes choses, comme on dit à présent.

– Laissez-moi lire, pour Dieu ! ditl’abbé ; dans cent ans on se moquera ainsi de nos phrases.

Il poursuivit :

« Je puis bien vous conseiller,nonobstant mon grand âge, en vous racontant ce qui m’advint en1560. »

– Ah ! ma foi, je n’ai pas le tempsde m’ennuyer à lire tout. Voyons la fin…

« Quand je me rappelle mon dîner chezmadame la maréchale d’Effiat, votre mère, et que je me demande ceque sont devenus tous les convives, je m’afflige véritablement. Monpauvre Puy-Laurens est mort à Vincennes, de chagrin d’être oubliépar MONSIEUR dans cette prison ; de Launay tué en duel, etj’en suis marri ; car, malgré que je fusse mal satisfait demon arrestation, il y mit de la courtoisie, et je l’ai toujourstenu pour un galant homme. Pour moi, me voilà sous clef jusqu’à lafin de la vie de M. le Cardinal ; aussi, mon enfant, nousétions treize à table : il ne faut pas se moquer des vieillescroyances. Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul auquel il nesoit pas arrivé malencontre… »

– Encore un à-propos ! dit Olivieren riant de tout son cœur ; et cette fois, l’abbé de Gondi neput tenir son sérieux malgré ses efforts.

Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pasprolonger encore la détention du pauvre maréchal si elle étaittrouvée, et se rapprochèrent de la place des Terreaux et de la haiede gardes qu’ils devaient attaquer lorsque le signal du chapeauserait donné par le jeune prisonnier.

Ils virent avec satisfaction tous leurs amis àleur poste, et prêts à jouer des couteaux, selon leur propreexpression. Le peuple, en se pressant autour d’eux, les favorisaitsans le vouloir. Il survint près de l’abbé une troupe de jeunesdemoiselles vêtues de blanc et voilées ; elles allaient àl’église pour communier, et les religieuses qui les conduisaient,croyant comme tout le peuple que ce cortège était destiné à rendreles honneurs à quelque grand personnage, leur permirent de montersur de larges pierres de taille accumulées derrière les soldats. Làelles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme vingt bellesstatues sur un seul piédestal. On eût dit ces vestales quel’antiquité conviait aux sanglants spectacles des gladiateurs.Elles se parlaient à l’oreille en regardant autour d’elles, riaientet rougissaient ensemble, comme font les enfants.

L’abbé de Gondi vit avec humeur qu’Olivierallait encore oublier son rôle de conspirateur et son costume demaçon pour leur lancer des œillades et prendre un maintien tropélégant et des gestes trop civilisés pour l’état qu’on devait luisupposer : il commençait déjà à s’approcher d’elles enbouclant ses cheveux avec ses doigts, lorsque Fontrailles etMontrésor survinrent par bonheur sous un habit de soldatssuisses ; un groupe de gentilshommes, déguisés en mariniers,les suivait avec des bâtons ferrés à la main ; ils avaient surle visage une pâleur qui n’annonçait rien de bon. On entendit unemarche sonnée par des trompettes.

– Restons ici, dit l’un d’eux à sasuite ; c’est ici.

L’air sombre et le silence de ces spectateurscontrastaient singulièrement avec les regards enjoués et curieuxdes jeunes filles et leurs propos enfantins.

– Ah ! le beau cortège !criaient-elles : voilà au moins cinq cents hommes avec descuirasses et des habits rouges, sur de beaux chevaux ; ils ontdes plumes jaunes sur leurs grands chapeaux. – Ce sont desétrangers, des Catalans, dit un garde-française. – Quiconduisent-ils donc ? – Ah ! voici un beau carrossedoré ! mais il n’y a personne dedans.

– Ah ! je vois trois hommes àpied : où vont-ils ?

– À la mort ! dit Fontrailles d’unevoix sinistre qui fit taire toutes les voix. On n’entendit plus queles pas lents des chevaux, qui s’arrêtèrent tout à coup par un deces retards qui arrivent dans la marche de tous cortèges. On vitalors un douloureux et singulier spectacle. Un vieillard à la têtetonsurée marchait avec peine en sanglotant, soutenu par deux jeunesgens d’une figure intéressante et charmante, qui se donnaient unemain derrière ses épaules voûtées, tandis que de l’autre chacund’eux tenait l’un de ses bras. Celui qui marchait à sa gauche étaitvêtu de noir ; il était grave et baissait les yeux. L’autre,beaucoup plus jeune, était revêtu d’une parure éclatante[38] : un pourpoint de drap deHollande, couvert de larges dentelles d’or et portant des manchesbouffantes et brodées, le couvrait du cou à la ceinture,habillement assez semblable au corset des femmes ; le reste deses vêtements en velours noir brodé de palmes d’argent, desbottines grisâtres à talons rouges, où s’attachaient des éperonsd’or ; un manteau d’écarlate chargé de boutons d’or, toutrehaussait la grâce de sa taille élégante et souple. Il saluait àdroite et à gauche de la haie avec un sourire mélancolique.

Un vieux domestique, avec des moustaches etune barbe blanches, suivait, le front baissé, tenant en main deuxchevaux de bataille caparaçonnés.

Les jeunes demoiselles se taisaient ;mais elles ne purent retenir leurs sanglots en les voyant.

– C’est donc ce pauvre vieillard qu’onmène à la mort ? s’écrièrent-elles ; ses enfants lesoutiennent.

– À genoux ! mesdames, dit unereligieuse, et priez pour lui.

– À genoux ! cria Gondi, et prionsque Dieu les sauve. Tous les conjurés répétèrent : – Àgenoux ! à genoux ! et donnèrent l’exemple au peuple, quiles imita en silence.

– Nous pouvons mieux voir ses mouvementsà présent, dit tout bas Gondi à Montrésor : levez-vous ;que fait-il ?

– Il est arrêté et parle de notre côté ennous saluant : je crois qu’il nous reconnaît.

Toutes les maisons, les fenêtres, lesmurailles, les toits, les échafauds dressés, tout ce qui avait vuesur la place était chargé de personnes de toute condition et detout âge.

Le Silence le plus profond régnait sur lafoule immense ; on eût entendu les ailes du moucheron desfleuves, le souille du moindre vent, le passage des grains depoussière qu’il soulève ; mais l’air était calme, le soleilbrillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoulait. On était pioche dela place des Terreaux ; on entendit les coups de marteau surdes planches, puis la voix de Cinq-Mars.

Un jeune chartreux avança sa tête pâle entredeux gardes ; tous les conjurés se levèrent au-dessus dupeuple à genoux, chacun d’eux portant la main à sa ceinture ou dansson sein et serrant de près le soldat qu’il devait poignarder.

– Que fait-il ? dit lechartreux ; a-t-il son chapeau sur la tête ?

– Il jette son chapeau à terre loin delui, dit paisiblement l’arquebusier qu’il interrogeait.

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