Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 22L’ORAGE

Blow, blow, thou winter wind ;
Thou art not so unkind
As man’s ingratitude :
Thy touth is not so keen,
Because thou art not seen
Altho’ thy breath be rude.
Heig-ho ! sing, heig-ho ! unto the green holly,
Most friendship is feigning ; most loving merefolly.

SHAKSPEARE.

Souffle, souffle, vent d’hiver,
Tu n’es pas si cruel
Que l’ingratitude de l’homme ;
Ta dent n’est pas si pénétrante,
Car tu es invisible.
Quoique ton souffle soit rude,
Hé, ho, hé ! chante ; hé, ho, hé ! dans le houxvert ;
La plupart des amis sont faux, les amants fous.

Au milieu de cette longue et superbe chaînedes Pyrénées qui forme l’isthme crénelé de la Péninsule, au centrede ces pyramides bleues chargées de neige, de forêts et de gazons,s’ouvre un étroit défilé, un sentier taillé dans le lit desséchéd’un torrent perpendiculaire ; il circule parmi les rocs, seglisse sous les ponts de neige épaissie, serpente au bord desprécipices inondés, pour escalader les montagnes voisines d’Urdozet d’Oloron, et, s’élevant enfin sur leur dos inégal, laboure leurcime nébuleuse ; pays nouveau qui a encore ses monts et sesprofondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend enEspagne. Jamais le fer relevé de la mule n’a laissé sa trace dansces détours ; l’homme peut à peine s’y tenir debout, il luifaut la chaussure de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle dubâton ferré qui s’enfonce dans les fentes des rochers.

Dans les beaux mois de l’été, lepastour, vêtu de sa cape brune, et le bélier noir à lalongue barbe, y conduisent des troupeaux dont la laine tombantebalaye le gazon. On n’entend plus dans ces lieux escarpés que lebruit des grosses clochettes que portent les moutons, et dont lestintements inégaux produisent des accords imprévus, des gammesfortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur bergersauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois deseptembre, un linceul de neige se déroule de la cime des montsjusqu’à leur base, et ne respecte que ce sentier profondémentcreusé, quelques gorges ouvertes par les torrents, et quelques rocsde granit qui allongent leur forme bizarre comme les ossements d’unmonde enseveli.

C’est alors qu’on voit accourir de légerstroupeaux d’isards qui, renversant sur leur dos leurs cornesrecourbées, s’élancent de rocher en rocher, comme si le vent lesfaisait bondir devant lui, et prennent possession de leur désertaérien ; des volées de corbeaux et de corneilles tournent sanscesse dans les gouffres et les puits naturels, qu’ellestransforment en ténébreux colombiers, tandis que l’ours brun, suivide sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur laneige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas.Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruelshabitants que ramène l’hiver dans ces montagnes ; lecontrebandier rassuré se hasarde jusqu’à se construire une demeurede bois sur la barrière même de la nature et de la politique ;là des traités inconnus, des échanges occultes, se font entre lesdeux Navarres, au milieu des brouillards et des vents.

Ce fut dans cet étroit sentier, sur leversant de la France, qu’environ deux mois après lesscènes que nous avons vues se passer à Paris, deux voyageurs venantd’Espagne s’arrêtèrent à minuit, fatigués et pleins d’épouvante. Onentendait des coups de fusil dans la montagne. – Les coquins !comme ils nous ont poursuivis ! dit l’un d’eux ; je n’enpuis plus ! sans vous j’étais pris.

– Et vous le serez encore, ainsi que cedamné papier, si vous perdez votre temps en paroles ; voilà unsecond coup de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l’Aigle ; ilsnous croient partis par la côte du Limaçon ; mais, en bas, ilss’apercevront du contraire. Descendez. C’est une ronde, sans doute,qui chasse les contrebandiers. Descendez !

– Eh ! comment ? je n’y voispas.

– Descendez toujours, et prenez-moi lebras.

– Soutenez-moi ; je glisse avec mesbottes, dit le premier voyageur, s’accrochant aux pointes du rocpour s’assurer de la solidité du terrain avant d’y poser lepied.

– Allez donc, allez donc ! lui ditl’autre en le poussant ; voilà un de ces drôles qui passentsur notre tête.

En effet, l’ombre d’un homme armé d’un longfusil se dessina sur la neige. Les deux aventuriers se tinrentimmobiles. Il passa ; ils continuèrent à descendre.

– Ils nous prendront ! dit celui quisoutenait l’autre, nous sommes tournés. Donnez-moi votre diable deparchemin ; je porte l’habit des contrebandiers, et je meferai passer pour tel en cherchant asile chez eux ; mais vousn’auriez pas de ressource avec votre habit galonné.

– Vous avez raison, dit son compagnon ens’arrêtant sur une pointe de roc.

Et, restant suspendu au milieu de la pente, illui donna un rouleau de bois creux.

Un coup de fusil partit, et une balle vints’enterrer en sifflant et en frissonnant dans la neige à leurspieds.

– Averti ! dit le premier. Roulez enbas ; si vous n’êtes pas mort, vous suivrez la route. À gauchedu Gave est Sainte-Marie ; mais tournez à droite, traversezOloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé. Allons,roulez !

En parlant, il poussa son camarade, et, sansdaigner le regarder, ne voulant ni monter ni descendre, se mit àsuivre horizontalement le front du mont, en s’accrochant auxpierres, aux branches, aux plantes même, avec une adresse de chatsauvage, et bientôt se trouva sur un tertre solide, devant unepetite case de planches à jour, à travers lesquelles on voyait unelumière. L’aventurier tourna tout autour comme un loup affaméautour d’un parc, et, appliquant son œil à l’une des ouvertures,vit des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans hésiter, ilpoussa la porte chancelante, que ne fermait pas même un faibleloquet. La case entière s’ébranla au coup de poing qu’il avaitdonné ; il vit alors qu’elle était divisée en deux cellulespar une cloison. Un grand flambeau de cire jaune éclairait lapremière ; là, une jeune fille, pâle et d’une effroyablemaigreur, était accroupie dans un coin sur la terre humide oùcoulait la neige fondue sous les planches de la chaumière. Descheveux noirs, mêlés et couverts de poussière, mais très-longs,tombaient en désordre sur son vêtement de bure brune ; lecapuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules ;elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée àsa ceinture. L’entrée d’un homme ne la troubla pas.

– Eh ! eh ! lamoza[17], lève-toi et donne-moi à boire ;je suis las et j’ai soif.

La jeune fille ne répondit pas, et, sans leverles yeux, continua de filer avec application.

– Entends-tu ? dit l’étranger lapoussant avec le pied ; va dire au patron, que j’ai vu là,qu’un ami vient le voir, et donne-moi à boire avant. Je coucheraiici.

Elle répondit d’une voix enrouée en filanttoujours :

– Je bois la neige qui fond sur lerocher, ou l’écume verte qui nage sur l’eau des marais ; mais,quand j’ai bien filé, on me donne l’eau de la source de fer.

Quand je dors, le lézard froid passe sur monvisage ; mais lorsque j’ai bien lavé une mule, on jette lefoin ; le foin est chaud ; le foin est bon etchaud ; je le mets sur mes pieds de marbre.

– Quelle histoire me fais-tu là ?dit Jacques ; je ne parle pas de toi.

Elle poursuivit :

– On me fait tenir un homme pendant qu’onle tue. Oh ! que j’ai eu du sang sur les mains ! Que Dieuleur pardonne si cela se peut. Ils m’ont fait tenir sa tête et lebaquet rempli d’une eau rouge. Ô ciel ! moi qui étais l’épousede Dieu ! on jette leurs corps dans l’abîme de neige ;mais le vautour les trouve ; il tapisse son nid avec leurscheveux. Je te vois à présent plein de vie, je te verrai sanglant,pâle et mort.

L’aventurier, haussant les épaules, se mit àsiffler en entrant, et poussa la seconde porte ; il trouval’homme qu’il avait vu par les fentes de la cabane : ilportait le berret[18] bleu desBasques sur l’oreille, et, couvert d’un ample manteau, assis sur unbât de mulet, courbé sur un large brasier de fonte, fumait uncigare et vidait une outre placée à son côté. La lueur de la braiseéclairait son visage gras et jaune, ainsi que la chambre où étaientrangées des selles de mulet autour du brasero comme dessièges. Il souleva la tête sans se déranger.

– Ah ! ah ! c’est toi,Jacques ? dit-il, c’est bien toi ? Quoiqu’il y ait quatreans que je ne t’aie vu, je te reconnais, tu n’es pas changé,brigand ; c’est toujours ta grande face de vaurien. Mets-toilà et buvons un coup.

– Oui, me voilà encore ici ; maiscomment diable y es-tu, toi ? Je te croyais juge,Houmain !

– Et moi, donc, je te croyais biencapitaine espagnol, Jacques !

– Ah ! je l’ai été quelque temps,c’est vrai, et puis prisonnier ; mais je m’en suis tiré assezjoliment, et j’ai repris l’ancien état, l’état libre, la bonnevieille contrebande.

– Viva ! viva !jaleo ! s’écria Houmain ; nous autres braves,nous sommes bons à tout. Ah çà ! mais… tu as donc toujourspassé par les autres ports[19] ?car je ne t’ai pas revu depuis que j’ai repris le métier.

– Oui, oui, j’ai passé par où tu nepasseras pas, va ! dit Jacques.

– Et qu’apportes-tu ?

– Une marchandise inconnue ; mesroules viendront demain.

– Sont-ce les ceintures de soie, lescigares ou la laine ?

– Tu le sauras plus tard, amigo, dit lespadassin ; donne-moi l’outre, j’ai soif.

– Tiens, bois, c’est du vraivaldepenas ! Nous sommes si heureux ici, nous autresbandoleros ! Aï ! jaleo ! jaleo[20] ! bois donc, les amis vontvenir.

– Quels amis ? dit Jacques laissantretomber l’outre.

– Ne t’inquiète pas, bois toujours ;je vais te conter ça, et puis nous chanterons la Tirana[21] andalouse !

L’aventurier prit l’outre et fit semblant deboire tranquillement.

– Quelle est donc cette grande diablesseque j’ai vue à ta porte ? reprit-il ; elle a l’air àmoitié morte.

– Non, non ; elle n’est quefolle ; bois toujours, je te conterai ça. »

Et, prenant à sa ceinture rouge le longpoignard dentelé de chaque côté en manière de scie, Houmain s’enservit pour retourner et enflammer la braise, et dit d’un airgrave :

– Tu sauras d’abord, si tu ne le saispas, que là-bas (il montrait le côté de la France) ce vieux loup deRichelieu les mène tambour battant.

– Ah ! ah ! dit Jacques.

– Oui ; on l’appelle le roidu Roi. Tu sais ? Cependant il y a un petitjeune homme qui est à peu près aussi fort que lui, et qu’on appelleM. le Grand. Ce petit bonhomme commande presque toute l’arméede Perpignan dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a unmois ; mais le vieux est toujours à Narbonne, et il est bienfin. Pour le Roi, il est tantôt comme ci, tantôt comme ça (enparlant, Houmain retournait sa main sur le dos et du côté de lapaume) ; oui, entre le zist et le zest. Mais en attendantqu’il se décide, moi je suis pour le zist, c’est-à-direCardinaliste, et j’ai toujours fait les affaires de monseigneurdepuis la première qu’il me donna il y a bientôt trois ans. Je vaiste la conter.

Il avait besoin de gens de caractère etd’esprit pour une petite expédition, et me fit chercher pour êtrelieutenant criminel.

– Ah ! ah ! c’est un joliposte, on me l’avait dit.

– Oui, c’est un trafic comme le nôtre, oùl’on vend la corde au lieu du fil ; c’est moins honnête, caron tue plus souvent, mais aussi c’est plus solide : chaquechose a son prix.

– C’est juste, dit Jacques.

– Me voilà donc en robe rouge ; jeservis à en donner une jaune en soufre à un grand beau garçon quiétait curé à Loudun, et qui était dans un couvent de nonnes commeun loup dans la bergerie : aussi il lui en cuit.

– Ah ! ah ! ah ! c’estfort drôle ! s’écria Jacques en riant.

– Bois toujours, continua Houmain. Oui,je t’assure, Jago, que je l’ai vu, après l’affaire, réduit enpetits tas noirs comme ce charbon, tiens, ce charbon-là au bout demon poignard. Ce que c’est que de nous ! voilà comme nousserons chez le diable.

– Oh ! pas de cesplaisanteries-là ! dit l’autre très-gravement ; voussavez bien que moi j’ai de la religion.

– Ah ! je ne dis pas non : celapeut être, reprit Houmain du même ton, Richelieu est bienCardinal ! mais enfin, n’importe. Tu sauras que, comme j’étaisrapporteur, cela me rapporta…

– Ah ! de l’esprit,coquin !

– Oui, toujours un peu ! Je dis doncque cela me rapporta cinq cents piastres ; car ArmandDuplessis paye bien son monde ; il n’y a rien à dire, si cen’est que l’argent n’est pas à lui ; mais nous faisons touscomme cela. Alors, ma foi, j’ai voulu placer cet argent dans notreancien négoce ; je suis revenu ici. Le métier va bien,heureusement : il y a peine de mort contre nous, et lamarchandise renchérit.

– Qu’est-ce que je vois là ? s’écriaJacques ; un éclair dans ce mois-ci !

– Oui, les orages vont commencer :il y en a déjà eu deux. Nous sommes dans le nuage ; entends-tules roulements ? Mais ce n’est rien ; va, bois toujours.Il est une heure du matin à peu près, nous achèverons l’outre et lanuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance avec notreprésident, un grand drôle nommé Laubardemont. Je ne sais pas si tule connais.

– Oui, oui, un peu, dit Jacques ;c’est un fier avare, mais c’est égal ; parle.

– Eh bien, comme nous n’avions rien decaché l’un pour l’autre, je lui dis mes petits projets de commerce,et lui recommandai, quand l’occasion des bonnes affaires seprésenterait, de penser à son camarade du tribunal. Il n’y a pasmanqué, je n’ai pas à me plaindre.

– Ah ! ah ! dit Jacques. Etqu’a-t-il fait ?

– D’abord il y a deux ans qu’il m’a amenélui-même, en croupe, sa nièce, que tu as vue à la porte.

– Sa nièce ! dit Jacques en selevant, et tu la traites comme une esclave !Demonio !

– Bois toujours, continua Houmain enattisant doucement la braise avec son poignard ; c’estlui-même qui l’a désiré. Rassieds-toi.

Jacques se rassit.

– Je crois, poursuivit le contrebandier,qu’il n’aurait pas même été fâché de la savoir… tu m’entends. Ilaurait mieux aimé la savoir sous la neige que dessus, mais il nevoulait pas l’y mettre lui-même, parce qu’il est bon parent, commeil le dit.

– Et comme je le sais, dit le nouveauvenu, mais va…

– On conçoit qu’un homme comme lui, quivit à la cour, n’aime pas avoir une nièce folle chez lui. C’esttout simple. Si j’avais continué aussi mon rôle d’homme de robe,j’en aurais fait autant en pareil cas. Mais ici nous nereprésentons pas, comme tu vois, et je l’ai prise pourcriada[22] : elle a montré plus de bonsens que je n’aurais cru, quoiqu’elle n’ait presque jamais ditqu’un seul mot, et qu’elle ait fait la délicate d’abord. À présent,elle brosse un mulet comme un garçon. Elle a un peu de fièvredepuis quelques jours cependant ; mais ça finira de manière oud’autre. Ah çà ! ne va pas dire à Laubardemont qu’elle vitencore : il croirait que c’est par économie que je l’ai gardéepour servante.

– Comment ! est-ce qu’il estici ? s’écria Jacques.

– Bois toujours, reprit le flegmatiqueHoumain, qui donnait lui-même un grand exemple de cette leçon, saphrase favorite, et commençait à fermer à demi les yeux d’un airtendre. C’est, vois-tu, la seconde affaire que j’ai avec ce petitbon Lombard dimon, démon, des monts, comme tu voudras. Je l’aimecomme mes yeux, et je veux que nous buvions à sa santé ce petit vinde Jurançon que voici ; c’est le vin d’un luron, du feu roiHenry. Que nous sommes heureux ici ! L’Espagne dans la maindroite, la France dans la gauche, entre l’outre et labouteille ! La bouteille ! j’ai quitté tout pourelle !

Et il fit sauter le goulot d’une bouteille deVin blanc. Après en avoir pris de longues gorgées, il continua,tandis que l’étranger le dévorait des yeux :

– Oui, il est ici, et il doit avoir froidaux pieds, car il court la montagne depuis la fin du jour avec desgardes à lui et nos camarades, tu sais, nos bandoleros,les vrais contrabandistas.

– Et pourquoi courent-ils ? ditJacques.

– Ah ! voilà le plaisant del’affaire ! dit l’ivrogne. C’est pour arrêter deux coquins quiveulent apporter ici soixante mille soldats espagnols en papierdans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot,croquant ! hein ? eh bien, c’est pourtant comme je tedis, dans leur propre poche !

– Si, si, je comprends ! dit Jacquesen tâtant son poignard dans sa ceinture et regardant la porte.

– Eh bien, enfant du diable, chantons laTirana, prends ta bouteille, jette ton cigare, et chante.

À ces mots, l’hôte chancelant, se mit àchanter en espagnol, entrecoupant ses chants de rasades qu’iljetait dans son gosier en se renversant, tandis que Jacques,toujours assis, le regardait d’un œil sombre à la lueur du brasier,et méditait ce qu’il allait faire.

Moi qui suis contrebandier et qui n’ai peur derien, me voilà. Je les défie tous, je veille sur moi-même, et on merespecte[23].

Ai, ai, ai,jaleo ! Jeunes filles, jeunes filles, qui veutm’acheter du fil noir ?

La lueur d’un éclair entra par une petitelucarne, et remplit la chambre d’une odeur de soufre ; uneeffroyable détonation le suivit de près : la cabane trembla,et une poutre tomba en dehors.

– Oh ! eh ! la maison !s’écria le buveur ; le diable est chez nous ! les amis neviennent donc pas ?

– Chantons, dit Jacques en rapprochant lebât sur lequel il était assis de celui de Houmain.

Celui-ci but pour se raffermir, etreprit :

« Jaleo !jaleo ! mon cheval est fatigué ! et moi jemarche en courant près de lui.

« Aï ! aï ! aï ! la rondevient et la fusillade s’élève dans la montagne.

« Aï ! aï ! aï ! mon petitcheval, tire-moi de ce danger.

« Vive ! vive mon cheval ! moncheval qui a le chanfrein blanc !

« Jeunes filles, jaleo !jeunes filles, achetez-moi du fil noir !

En achevant il sentit son siège vaciller, ettomba à la renverse ; Jacques, après s’en être débarrasséainsi, s’élançait vers la porte, lorsqu’elle s’ouvrit, et sonvisage se heurta contre la figure pâle et glacée de la folle. Ilrecula.

– Le juge ! dit-elle en entrant.

Et elle tomba étendue sur la terre froide.

Jacques avait déjà passé un pied par-dessuselle ; mais une autre figure apparut, livide et surprise,celle d’un homme de grande taille, couvert d’un manteau ruisselantde neige. Il recula encore, et rit d’horreur et de rage. C’étaitLaubardemont suivi d’hommes armés ; ils se regardèrent.

– Eh ! eh ! ca… a… ma… ra… decoquin ! dit Houmain, se relevant avec peine, serais-turoyaliste, par hasard ?

Mais lorsqu’il vit ces deux hommes quisemblaient pétrifiés l’un par l’autre, il se tut comme eux, ayantla conscience de son ivresse, et s’approcha en trébuchant pourrelever la folle, toujours étendue entre le juge et le capitaine.Le premier prit la parole.

– N’êtes-vous pas celui que nouspoursuivions tout à l’heure ?

– C’est lui, dirent les gens de sa suitetout d’une voix, l’autre est échappé.

Jacques recula jusqu’aux planches fendues quiformaient le mur chancelant de la case, s’enveloppant dans sonmanteau comme un ours acculé contre un arbre par une meutenombreuse, et voulant faire diversion et s’assurer un moment deréflexion, il répondit avec une voix forte et sombre :

– Le premier qui passera ce brasier et lecorps de cette fille est un homme mort !

Et il tira un long poignard de son manteau. Ence moment, Houmain, agenouillé, retourna la tête de la jeunefemme ; les yeux en étaient fermés ; il l’approcha dubrasier, dont la lueur l’éclaira.

– Ah ! grand Dieu ! s’écriaLaubardemont s’oubliant par effroi, Jeanne encore !

– Soyez tranquille, mon… on… seigneur,dit Houmain en essayant de soulever les longues paupières noiresqui retombaient, et la tête qui se renversait comme un linmouillé ; soi… yez tranquille ; ne… e… vou… ous fâchezpas, elle est bien morte, très-morte.

Jacques posa le pied sur ce corps comme surune barrière, et, se courbant avec un rire féroce sous le visage deLaubardemont, lui dit à demi-voix :

– Laisse-moi passer, et je ne tecompromettrai pas, courtisan ; je ne te dirai pas qu’elle futta nièce et que je suis ton fils.

Laubardemont se recueillit, regarda ses gensqui se pressaient autour de lui avec des carabines avancées, et,leur faisant signe de se retirer à quelques pas, il répondit d’unevoix très-basse :

– Livre-moi le traité, et tupasseras.

– Le voilà dans ma ceinture ; maissi l’on y touche, je t’appellerai mon père tout haut. Que dira tonmaître ?

– Donne-le-moi, et je te pardonnerai tavie.

– Laisse-moi passer, et je te pardonneraide me l’avoir donnée.

– Toujours le même, brigand ?

– Oui, assassin !

– Que t’importe un enfant quiconspire ? dit le juge.

– Que t’importe un vieillard quirègne ? répondit l’autre.

– Donne-moi ce papier ; j’ai faitserment de l’avoir.

– Laisse-le-moi, j’ai juré de lereporter.

– Quel peut être ton serment et tonDieu ? dit Laubardemont.

– Et le tien, reprit Jacques, est-ce lecrucifix de fer rouge ?

Mais, se levant entre eux, Houmain riant etchancelant, dit au juge en lui frappant sur l’épaule :

– Vous êtes bien longtemps à vousexpliquer, l’… ami ; est-ce que vous le connaîtriez d’anciennedate ? C’est… est un bon garçon.

– Moi ! non ! s’écriaLaubardemont à haute voix, je ne l’ai jamais vu.

Pendant cet instant, Jacques, que protégeaientl’ivrogne et la petitesse de la chambre embarrassée, s’élança avecviolence contre les faibles planches qui formaient le mur, d’uncoup de talon en jeta deux dehors et passa par l’espace qu’ellesavaient laissé. Tout ce côté de la cabane fut brisé, elle chancelatout entière ; le vent y entra avec violence.

– Eh ! eh ! Demonio !santo Demonio ! où vas-tu ? s’écria lecontrebandier ; tu casses ma maison ! et c’est le côté duGave.

Tous s’approchèrent avec précaution,arrachèrent les planches qui restaient, et se penchèrent surl’abîme. Ils contemplèrent un spectacle étrange : l’orageétait dans toute sa force, et c’était un orage des Pyrénées,d’immenses éclairs partaient ensemble des quatre points del’horizon, et leurs feux se succédaient si vite, qu’on n’en voyaitpas l’intervalle, et qu’ils paraissaient immobiles etdurables ; seulement la voûte flamboyante s’éteignaitquelquefois tout à coup, puis reprenait ses lueurs constantes. Cen’était plus la flamme qui semblait étrangère à cette nuit, c’étaitl’obscurité. L’on eût dit que dans ce ciel naturellement lumineux,il se faisait des éclipses d’un moment, tant les éclairs étaientlongs et tant leur absence était rapide. Les pics allongés et lesrochers blanchis se détachaient sur ce fond rouge comme des blocsde marbre sur une coupole d’airain brûlant et simulant au milieudes frimas les prodiges du volcan ; les eaux jaillissaientcomme des flammes, les neiges s’écoulaient comme une laveéblouissante.

Dans leur amas mouvant se débattait un homme,et ses efforts le faisaient entrer plus en avant dans le gouffretournoyant et liquide ; ses genoux ne se voyaient déjàplus ; en vain il tenait embrassé un énorme glaçon pyramidalet transparent, que les éclairs faisaient briller comme un rocherde cristal ; ce glaçon même fondait par sa base et glissaitlentement sur la pente du rocher. On entendait sous la nappe deneige le bruit des quartiers de granit qui se heurtaient, entombant, à des profondeurs immenses. Cependant on aurait pu lesauver encore ; l’espace de quatre pieds à peine le séparaitde Laubardemont.

– J’enfonce ! s’écria-t-il ;tends-moi quelque chose et tu auras le traité.

– Donne-le-moi, et je te tendrai cemousquet, dit le juge.

– Le voilà, dit le spadassin, puisque lediable est pour Richelieu.

Et lâchant d’une main son glissant appui, iljeta un rouleau de bois dans la cabane. Laubardemont y rentra, seprécipitant sur le traité comme un loup sur sa proie. Jacques avaiten vain étendu son bras ; on le vit glisser lentement avec lebloc énorme et dégelé qui croulait sur lui, et s’enfoncer sansbruit dans les neiges.

– Ah ! misérable ! tu m’astrompé ! s’écria-t-il ; mais on ne m’a pas pris letraité… je te l’ai donné… entends-tu… mon père !

Il disparut sous la couche épaisse et blanchede la neige ; on ne vit plus à sa place que cette nappeéblouissante que sillonnait la foudre en s’y éteignant ; onn’entendit plus que les roulements du tonnerre et le sifflement deseaux qui tourbillonnaient contre les rochers, car les hommesgroupés autour d’un cadavre et d’un scélérat, dans la cabane à demibrisée, se taisaient glacés par l’horreur, et craignaient, que Dieune vînt à diriger la foudre[24].

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