Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Chapitre 18LE SECRET

Etprononcés ensemble, à l’amitié fidèle
Nos deux noms fraternels serviront de modèle.

A.SOUMET, Clytemnestre.

De Thou était chez lui avec son ami, lesportes de sa chambre refermées avec soin, et l’ordre donné de nerecevoir personne et de l’excuser auprès des deux réfugiés s’il leslaissait partir sans les revoir ; et les deux amis nes’étaient encore adressé aucune parole.

Le conseiller était tombé dans son fauteuil etméditait profondément. Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute,attendait d’un air sérieux et triste la fin de ce silence, lorsquede Thou, le regardant fixement et croisant les bras, lui dit d’unevoix sombre :

– Voilà donc où vous en êtes venu !voilà donc les conséquences de votre ambition ! Vous allezfaire exiler, peut-être tuer un homme, et introduire en France unearmée étrangère ; je vais donc vous voir assassin et traître àvotre patrie ! Par quels chemins êtes-vous arrivéjusque-là ? par quels degrés êtes-vous descendu sibas ?

– Un autre que vous ne me parlerait pasainsi deux fois, dit froidement Cinq-Mars ; mais je vousconnais, et j’aime cette explication ; je la voulais et jel’ai provoquée. Vous verrez aujourd’hui mon âme tout entière, je leveux. J’avais eu d’abord une autre pensée, une pensée meilleurepeut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de l’amitié,l’amitié, qui est la seconde chose de la terre.

Il élevait les yeux au ciel en parlant, commes’il y eût cherché cette divinité.

– Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulaisrien dire ; c’était une tâche pénible, mais jusqu’ici j’yavais réussi. Je voulais tout conduire sans vous, et ne vousmontrer cette œuvre qu’achevée ; je voulais toujours voustenir hors du cercle de mes dangers ; mais, vous avouerai-jema faiblesse ? j’ai craint de mourir mal jugé par vous, sij’ai à mourir : à présent je supporte bien l’idée de lamalédiction du monde, mais non celle de la vôtre : c’est cequi m’a décidé à vous avouer tout.

– Quoi ! et sans cette pensée vousauriez eu le courage de vous cacher toujours de moi !Ah ! cher Henry, que vous ai-je fait pour prendre ce soin demes jours ? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre,si vous mouriez ? Vous avez eu la force de me tromper durantdeux années entières ; vous ne m’avez présenté de votre vieque ses fleurs ; vous n’êtes entré dans ma solitude qu’avec unvisage riant, et chaque fois paré d’une faveur nouvelle !ah ! il fallait que ce fût bien coupable ou bienvertueux !

– Ne voyez dans mon âme que ce qu’ellerenferme. Oui, je vous ai trompé ; mais c’était la seule joiepaisible que j’eusse au monde. Pardonnez-moi d’avoir dérobé cesmoments à ma destinée, hélas ! si brillante. J’étais heureuxdu bonheur que vous me supposiez ; je faisais le vôtre avec cesonge ; et je ne suis coupable qu’aujourd’hui en venant ledétruire et me montrer tel que j’étais. Écoutez-moi, je ne seraipas long : c’est toujours une histoire bien simple que celled’un cœur passionné. Autrefois, je m’en souviens, c’était sous latente, lorsque je fus blessé : mon secret fut près dem’échapper ; c’eût été un bonheur peut-être. Cependant quem’auraient servi des conseils ? je ne les aurais passuivis ; enfin, c’est Marie de Gonzague que j’aime.

– Quoi ! celle qui va être reine dePologne ?

– Si elle est reine, ce ne peut êtrequ’après ma mort. Mais écoutez : pour elle je fuscourtisan ; pour elle j’ai presque régné en France, et c’estpour elle que je vais succomber, et peut-être mourir.

– Mourir ! succomber ! quand jevous reprochais votre triomphe ! quand je pleurais sur latristesse de votre victoire !

– Ah ! que vous me connaissez mal sivous croyez que je sois dupe de la Fortune quand elle mesourit ; si vous croyez que je n’aie pas vu jusqu’au fond demon destin ! Je lutte contre lui, mais il est le plus fort, jele sens ; j’ai entrepris une tâche au-dessus des forceshumaines, je succomberai.

– Eh ! ne pouvez-vous vousarrêter ? À quoi sert l’esprit dans les affaires dumonde ?

– À rien, si ce n’est pourtant à seperdre avec connaissance de cause, à tomber au jour qu’on avaitprévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu’on a en face un ennemi telque ce Richelieu, il faut le renverser ou en être écrasé. Je vaisfrapper demain le dernier coup ; ne m’y suis-je pas engagédevant vous tout à l’heure ?

– Et c’est cet engagement même que jevoulais combattre. Quelle confiance avez-vous dans ceux à qui vouslivrez ainsi votre vie ? N’avez-vous pas lu leurs penséessecrètes ?

– Je les connais toutes ; j’ai luleur espérance à travers leur feinte colère ; je sais qu’ilstremblent en menaçant ; je sais qu’ils sont déjà prêts à faireleur paix en me livrant comme gage ; mais c’est à moi de lessoutenir et de décider le Roi : il le faut, car Marie est mafiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.

C’est volontairement, c’est avec connaissancede tout mon sort que je me suis placé ainsi entre l’échafaud et lebonheur suprême. Il me faut l’arracher des mains de la Fortune, oumourir. Je goûte en ce moment le plaisir d’avoir rompu touteincertitude ; eh quoi ! vous ne rougissez pas de m’avoircru ambitieux par un vil égoïsme comme ce Cardinal ? ambitieuxpar le puéril désir d’un pouvoir qui n’est jamais satisfait ?Je le suis, ambitieux, mais parce que j’aime. Oui, j’aime, et toutest dans ce mot. Mais je vous accuse à tort ; vous avezembelli mes intentions secrètes, vous m’avez prêté de noblesdesseins (je m’en souviens), de hautes conceptionspolitiques ; elles sont belles, elles sont vastes,peut-être ; mais, vous le dirai-je ? ces vagues projetsdu perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramperencore bien loin au-dessous du dévouement de l’amour. Quand l’âmevibre tout entière, pleine de cette unique pensée, elle n’a plus deplace à donner aux plus beaux calculs des intérêts généraux ;car les hauteurs mêmes de la terre sont au-dessous du ciel.

De Thou baissa la tête.

– Que vous répondre ? dit-il. Je nevous comprends pas ; vous raisonnez le désordre, vous pesez laflamme, vous calculez l’erreur.

– Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruiremes forces, ce feu intérieur les a développées ; vous l’avezdit, j’ai tout calculé ; une marche lente m’a conduit au butque je suis près d’atteindre. Marie me tenait par la main,aurais-je reculé ? Devant un monde je ne l’aurais pas fait.Tout était bien jusqu’ici : mais une barrière invisiblem’arrête : il faut la rompre, cette barrière ; c’estRichelieu. Je l’ai entrepris tout à l’heure devant vous ; maispeut-être me suis-je trop hâté : je le crois à présent. Qu’ilse réjouisse ; il m’attendait. Sans doute il a prévu que ceserait le plus jeune qui manquerait de patience ; s’il en estainsi, il a bien joué. Cependant, sans l’amour qui m’a précipité,j’aurais été plus fort que lui, quoique vertueux.

Ici, un changement presque subit se fit surles traits de Cinq-Mars ; il rougit et pâlit deux fois, et lesveines de son front s’élevaient comme des lignes bleues tracées parune main invisible.

– Oui, ajouta-t-il en se levant ettordant ses mains avec une force qui annonçait un violent désespoirconcentré dans son cœur, tous les supplices dont l’amour peuttorturer ses victimes, je les porte dans mon sein. Cette jeuneenfant timide, pour qui je remuerais des empires, pour qui j’aitout subi, jusqu’à la faveur d’un prince (et qui peut-être n’a passenti tout ce que j’ai fait pour elle), ne peut encore être à moi.Elle m’appartient devant Dieu, et je lui parais étranger ; quedis-je ? il faut que j’entende discuter chaque jour, devantmoi, lequel des trônes de l’Europe lui conviendra le mieux, dansdes conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir uneopinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et danslesquelles on dédaigne pour elle les princes de sang royal quimarchent encore devant moi. Il faut que je me cache comme uncoupable pour entendre à travers les grilles la voix de celle quiest ma femme ; il faut qu’en public je m’incline devantelle ! son amant et son mari dans l’ombre, son serviteur augrand jour ! C’en est trop ; je ne puis vivreainsi ; il faut faire le dernier pas, qu’il m’élève ou meprécipite.

– Et, pour votre bonheur personnel, vousvoulez renverser un État !

– Le bonheur de l’État s’accorde avec lemien. Je le fais en passant, si je détruis le tyran du Roi.L’horreur que m’inspire cet homme est passée dans mon sang.Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai sur mes pas son plusgrand crime, l’assassinat et la torture d’Urbain Grandier ; ilest le génie du mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai :j’aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII ;c’était une des pensées de Marie, sa pensée la plus chère. Mais jecrois que je ne triompherai pas dans l’âme tourmentée du Roi.

– Sur quoi comptez-vous donc ? ditde Thou.

– Sur un coup de dés. Si sa volonté peutcette fois durer quelques heures, j’ai gagné ; c’est undernier calcul auquel est suspendue ma destinée.

– Et celle de votre Marie !

– L’avez-vous cru ! ditimpétueusement Cinq-Mars. Non, non ! s’il m’abandonne, jesigne le traité d’Espagne et la guerre.

– Ah ! quelle horreur ! dit leconseiller : quelle guerre ! une guerre civile ! etl’alliance avec l’étranger !

– Oui, un crime, reprit froidementCinq-Mars, eh ! vous ai-je prié d’y prendre part ?

– Cruel ! ingrat ! reprit sonami, pouvez-vous me parler ainsi ? Ne savez-vous pas, ne vousai-je pas prouvé que l’amitié tenait dans mon cœur la place detoutes les passions ? Puis-je survivre non-seulement à votremort, mais même au moindre de vos malheurs ! Cependantlaissez-moi vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. Ômon ami ! mon seul ami ! je vous en conjure à genoux, nesoyons pas ainsi parricides, n’assassinons pas notre patrie !Je dis nous, car jamais je ne me séparerai de vos actions ;conservez-moi l’estime de moi-même, pour laquelle j’ai tanttravaillé ; ne souillez pas ma vie et ma mort que je vous aivouées.

De Thou était tombé aux genoux de son ami, etcelui-ci, n’ayant plus la force de conserver sa froideur affectée,se jeta dans ses bras en le relevant, et, le serrant contre sapoitrine, lui dit d’une voix étouffée :

– Eh ! pourquoi m’aimer autant,aussi ? Qu’avez-vous fait, ami ? Pourquoi m’aimer ?vous qui êtes sage, pur et vertueux ; vous que n’égarent pasune passion insensée et le désir de la vengeance ; vous dontl’âme est nourrie seulement de religion et de science, pourquoim’aimer ? Que vous a donné mon amitié ? que desinquiétudes et des peines. Faut-il à présent qu’elle fasse peserdes dangers sur vous ? Séparez-vous de moi, nous ne sommesplus de la même nature ; vous le voyez, les cours m’ontcorrompu : je n’ai plus de candeur, je n’ai plus debonté ; je médite le malheur d’un homme, je sais tromper unami. Oubliez-moi, dédaignez-moi ; je ne vaux plus une de vospensées, comment serai-je digne de vos périls !

– En me jurant de ne pas trahir le Roi etla France, reprit de Thou. Savez-vous qu’il y va de partager votrepatrie ? savez-vous que si vous livrez nos places fortes, onne vous les rendra jamais ? savez-vous que votre nom seral’horreur de la postérité ? savez-vous que les mèresfrançaises le maudiront, quand elles seront forcées d’enseigner àleurs enfants une langue étrangère ? le savez-vous ?Venez.

Et il l’entraîna vers le buste deLouis XIII.

– Jurez devant lui (et il est votre amiaussi !), jurez de ne jamais signer cet infâme traité.

Cinq-Mars baissa les yeux, et, avec uneinébranlable ténacité, répondit, quoique en rougissant :

– Je vous l’ai dit : si l’on m’yforce, je signerai.

De Thou pâlit et quitta sa main ; il fitdeux tours dans sa chambre, les bras croisés, dans une inexprimableangoisse. Enfin il s’avança solennellement vers le buste de sonpère, et ouvrit un grand livre placé au pied ; il chercha unepage déjà marquée, et lut tout haut :

– Je pense donc queM. de Lignebœuf fut justement condamné à mort par leparlement de Rouen pour n’avoir pas révélé la conjuration deCatteville contre l’État.

Puis, gardant le livre avec respect ouvertdans sa main et contemplant l’image du président de Thou, dont iltenait les Mémoires :

– Oui, mon père, continua-t-il, vousaviez bien pensé, je vais être criminel, je vais mériter lamort ; mais puis-je faire autrement ? Je ne dénonceraipas ce traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu’il est monami, et qu’il est malheureux.

Puis, s’avançant vers Cinq-Mars et lui prenantde nouveau la main :

– Je fais beaucoup pour vous en cela, luidit-il ; mais n’attendez rien de plus de ma part, monsieur, sivous signez ce traité.

Cinq-Mars était ému jusqu’au fond du cœur decette scène, parce qu’il sentait tout ce que devait souffrir sonami en le repoussant. Il prit cependant encore sur lui d’arrêterune larme qui s’échappait de ses yeux, et répondit enl’embrassant :

– Ah ! de Thou, je vous trouvetoujours aussi parfait ; oui, vous me rendez service en vouséloignant de moi, car, si votre sort eût été lié au mien, jen’aurais pas osé disposer de ma vie, et j’aurais hésité à lasacrifier s’il le faut ; mais je le ferai assurément àprésent ; et, je vous le répète, si l’on m’y force, jesignerai le traité avec l’Espagne.

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