Contes divers 1882

Chapitre 10Un Bandit corse

Le chemin montait doucement au milieu de la forêt d’Aïtône. Lessapins démesurés élargissaient sur nos têtes une voûte gémissante,poussaient une sorte de plainte continue et triste, tandis qu’àdroite comme à gauche leurs troncs minces et droits faisaient unesorte d’armée de tuyaux d’orgue d’où semblait sortir cette musiquemonotone du vent dans les cimes.

Au bout de trois heures de marche, la foule de ces longs fûtsemmêlés s’éclaircit ; de place en place, un pin parasolgigantesque, séparé des autres, ouvert comme une ombrelle énorme,étalait son dôme d’un vert sombre ; puis soudain nousatteignîmes la limite de la forêt, quelque cent mètres au-dessousdu défilé qui conduit dans la sauvage vallée du Niolo.

Sur les deux sommets élancés qui dominent ce passage, quelquesvieux arbres difformes semblent avoir monté péniblement, comme deséclaireurs partis devant la multitude tassée derrière. Nous étantretournés nous aperçûmes toute la forêt, étendue sous nous,pareille à une immense cuvette de verdure dont les bords, quisemblaient toucher au ciel, étaient faits de rochers nusl’enfermant de toutes parts.

On se remit en route, et dix minutes plus tard nous atteignîmesle défilé.

Alors j’aperçus un surprenant pays. Au delà d’une autre forêt,une vallée, mais une vallée comme je n’en avais jamais vu, unesolitude de pierre longue de dix lieues, creusée entre desmontagnes hautes de deux mille mètres et sans un champ, sans unarbre visible. C’est le Niolo, la patrie de la liberté corse, lacitadelle inaccessible d’où jamais les envahisseurs n’ont puchasser les montagnards.

Mon compagnon me dit : « C’est aussi là que se sont réfugiéstous nos bandits. »

Bientôt nous fûmes au fond de ce trou sauvage et d’uneinimaginable beauté.

Pas une herbe, pas une plante : du granit, rien que du granit. Àperte de vue devant nous, un désert de granit étincelant, chauffécomme un four par un furieux soleil qui semble exprès suspenduau-dessus de cette gorge de pierre. Quand on lève les yeux vers lescrêtes, on s’arrête ébloui et stupéfait. Elles paraissent rouges etdentelées comme des festons de corail, car tous les sommets sont enporphyre ; et le ciel au-dessus semble violet, lilas, décolorépar le voisinage de ces étranges montagnes. Plus bas le granit estgris scintillant, et sous nos pieds il semble râpé, broyé ;nous marchons sur de la poudre luisante. À notre droite, dans unelongue et tortueuse ornière, un torrent tumultueux gronde et court.Et on chancelle sous cette chaleur, dans cette lumière, dans cettevallée brûlante, aride, sauvage, coupée par ce ravin d’eauturbulente qui semble se hâter de fuir, impuissante à féconder cesrocs, perdue en cette fournaise qui la boit avidement sans en êtrejamais pénétrée et rafraîchie.

Mais soudain apparut à notre droite une petite croix de boisenfoncée dans un petit tas de pierres. Un homme avait été tué là,et je dis à mon compagnon :

« Parlez-moi donc de vos bandits. »

Il reprit :

– J’ai connu le plus célèbre, le terrible Sainte-Lucie, je vaisvous conter son histoire.

« Son père avait été tué dans une querelle, par un jeune hommedu même pays, disait-on ; et Sainte-Lucie était resté seulavec sa sœur. C’était un garçon faible et timide, petit, souventmalade, sans énergie aucune. Il ne déclara pas la vendetta àl’assassin de son père. Tous ses parents le vinrent trouver, lesupplièrent de se venger ; il restait sourd à leurs menaces età leurs supplications.

Alors, suivant la vieille coutume corse, sa sœur, indignée, luienleva ses vêtements noirs afin qu’il ne portât pas le deuil d’unmort resté sans vengeance. Il resta même insensible à cet outrage,et, plutôt que de décrocher le fusil encore chargé du père, ils’enferma, ne sortit plus, n’osant pas braver les regardsdédaigneux des garçons du pays.

Des mois se passèrent. Il semblait avoir oublié jusqu’au crimeet il vivait avec sa sœur au fond de son logis.

Or, un jour, celui qu’on soupçonnait de l’assassinat se maria.Sainte-Lucie ne sembla pas ému par cette nouvelle ; mais voicique, pour le braver sans doute, le fiancé, se rendant à l’église,passa devant la maison des deux orphelins.

Le frère et la sœur, à leur fenêtre, mangeaient des petitsgâteaux frits quand le jeune homme aperçut la noce qui défilaitdevant son logis. Tout à coup il se mit à trembler, se leva sansdire un mot, se signa, prit le fusil pendu sur l’âtre, et ilsortit.

Quand il parlait de cela plus tard, il disait : “Je ne sais pasce que j’ai eu ; ç’a été comme une chaleur dans monsang ; j’ai bien senti qu’il le fallait ; que malgré toutje ne pourrais pas résister, et j’ai été cacher le fusil dans lemaquis sur la route de Corte.”

Une heure plus tard, il rentrait les mains vides, avec son airhabituel, triste et fatigué. Sa sœur crut qu’il ne pensait plus àrien.

Mais à la nuit tombante il disparut.

Son ennemi devait le soir même, avec ses deux garçons d’honneur,se rendre à pied à Corte.

Ils suivaient la route en chantant, quand Sainte-Lucie se dressadevant eux, et, regardant en face le meurtrier, il cria : “C’est lemoment !” puis, à bout portant, il lui creva la poitrine.

Un des garçons d’honneur s’enfuit, l’autre regardait le jeunehomme en répétant : « Qu’est-ce que tu as fait, Sainte-Lucie ?»

Puis il voulut courir à Corte pour chercher du secours. MaisSainte-Lucie lui cria : « Si tu fais un pas de plus, je vais tecasser la jambe. » L’autre, le sachant jusque-là si timide, lui dit: « Tu n’oserais pas ! » et il passa. Mais il tombait aussitôtla cuisse brisée par une balle.

Et Sainte-Lucie, s’approchant de lui, reprit : « Je vaisregarder ta blessure ; si elle n’est pas grave, je telaisserai là ; si elle est mortelle, je t’achèverai. »

Il considéra la plaie, la jugea mortelle, rechargea lentementson fusil, invita le blessé à faire une prière, puis il lui brisale crâne.

Le lendemain il était dans la montagne.

Et savez-vous ce qu’il a fait ensuite, ceSainte-Lucie ?

Toute sa famille fut arrêtée par les gendarmes. Son oncle lecuré, qu’on soupçonnait de l’avoir incité à la vengeance, futlui-même mis en prison et accusé par les parents du mort. Mais ils’échappa, prit un fusil à son tour et rejoignit son neveu dans lemaquis.

Alors Sainte-Lucie tua, l’un après l’autre, les accusateurs deson oncle, et leur arracha les yeux pour apprendre aux autres à nejamais affirmer ce qu’ils n’avaient pas vu de leurs yeux.

Il tua tous les parents, tous les alliés de la famille ennemie.Il massacra en sa vie quatorze gendarmes, incendia les maisons deses adversaires et fut jusqu’à sa mort le plus terrible des banditsdont on ait gardé le souvenir. »

Le soleil disparaissait derrière le Monte Cinto et la grandeombre du mont de granit se couchait sur le granit de la vallée.Nous hâtions le pas pour atteindre avant la nuit le petit villaged’Albertacce, sorte de tas de pierres soudées aux flancs de pierrede la gorge sauvage. Et je dis, pensant au bandit : « Quelleterrible coutume que celle de votre vendetta ! »

Mon compagnon reprit avec résignation : « Que voulez-vous ?on fait son devoir ! »

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