Contes divers 1882

Chapitre 3Souvenir

Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour nousrestâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autrespour avoir moins froid, les officiers mêlés aux soldats, et tousabrutis de fatigue.

Quelques sentinelles, couchées dans la neige, surveillaient lesenvirons de la ferme abandonnée qui nous servait de refuge pournous garder de toute surprise. On les changeait d’heure en heure,afin de ne les point laisser s’engourdir.

Ceux de nous qui pouvaient dormir dormaient ; les autresrestaient immobiles, assis par terre, disant à leur voisin quelquesmots de temps en temps.

Depuis trois mois, comme une mer débordée, l’invasion entraitpartout. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient les unsaprès les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs.

Quant à nous, réduits à deux cents francs-tireurs, de huit centsque nous étions un mois auparavant, nous battions en retraite,entourés d’ennemis, cernés, perdus. Il nous fallait, avant lelendemain, gagner Blainville où nous espérions encore trouver legénéral C… Si nous ne parvenions dans la nuit à faire les douzelieues qui nous séparaient de la ville ; ou bien si ladivision française était éloignée, plus d’espoir !

On ne pouvait marcher le jour, la campagne étant pleine dePrussiens.

À cinq heures il faisait nuit, cette nuit blafarde des neiges.Les muets flocons blancs tombaient, tombaient, ensevelissaient toutdans ce grand drap gelé, qui s’épaississait toujours sousl’innombrable foule et l’incessante accumulation des vaporeuxmorceaux de cette ouate de cristal.

À six heures le détachement se remit en route.

Quatre hommes marchaient en éclaireurs, seuls, à trois centsmètres en avant. Puis, venait un peloton de dix hommes quecommandait un lieutenant, puis le reste de la troupe, en bloc,pêle-mêle, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. Àquatre cents mètres sur nos flancs, quelques soldats allaient deuxpar deux.

La blanche poussière descendant des nuages nous vêtaitentièrement, ne fondait plus sur les képis ni sur les capotes,faisait de nous des fantômes, comme les spectres de soldatsmorts.

Parfois on se reposait quelques minutes. Alors on n’entendaitplus que ce glissement vague de la neige qui tombe, cette rumeurpresque insaisissable que fait l’emmêlement des flocons. Quelqueshommes se secouaient, d’autres ne bougeaient point. Puis un ordrecirculait à voix basse. Les fusils remontaient sur les épaules, et,d’une allure exténuée, on se remettait en marche.

Soudain, les éclaireurs se replièrent. Quelque chose lesinquiétait. Le mot « halte ! » circula. C’était un grand bois,devant nous. Six hommes partirent pour le reconnaître. On attenditdans un silence morne.

Et tout à coup un cri aigu, un cri de femme, cette déchirante etvibrante note qu’elles jettent dans leurs épouvantes, traversa lanuit épaissie par la neige.

Au bout de quelques minutes, on amenait deux prisonniers, unvieillard et une jeune fille.

Le capitaine les interrogea, toujours à voix basse.

« Votre nom ?

– Pierre Bernard.

– Votre profession ?

– Sommelier du comte de Roufé.

– C’est votre fille ?

– Oui.

– Que fait-elle ?

– Elle est lingère au château.

– Comment rôdez-vous comme ça, la nuit, nom de Dieu ?

– Nous nous sauvons.

– Pourquoi ?

– Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardeset pendu le jardinier. Moi, j’ai eu peur pour la petite.

– Où allez-vous ?

– À Blainville.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a là, dit-on, une armée française.

– Vous connaissez le chemin ?

– Parfaitement.

– Cela suffit, restez à mon côté. »

Et la marche à travers champs recommença. Le vieillardsilencieux suivait le capitaine. Sa fille se traînait près de lui.Tout à coup elle s’arrêta.

– Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plusloin.

Et elle tomba. Elle tremblait de froid, et paraissait prête àmourir. Son père voulut la porter. Il ne put même pas lasoulever.

Le capitaine tapait du pied, jurait, furieux et apitoyé. « Nomde Dieu, je ne peux pourtant pas vous laisser crever là !»

Mais quelques hommes s’étaient éloignés ; ils revinrentavec des branches coupées. Alors, en une minute, une litière futfaite.

Le capitaine s’attendrit : « Nom de Dieu ! c’est gentil,ça. Allons, les enfants, qui est-ce qui prête sa capotemaintenant ? C’est pour une femme, nom de Dieu ! »

Vingt capotes furent détachées d’un coup et jetées sur lalitière. En une seconde la jeune fille, enveloppée dans ces chaudsvêtements de soldat, se trouva soulevée par six bras robustes quil’emportèrent.

On repartit, comme si on eût bu un coup de vin, plusgaillardement, plus joyeusement. Des plaisanteries couraient même,et cette gaieté s’éveillait que la présence d’une femme redonnetoujours au sang français.

Les soldats maintenant marchaient au pas, fredonnant dessonneries, réchauffés soudain. Et un vieux franc-tireur, quisuivait la litière, attendant son tour pour remplacer le premiercamarade qui flancherait, ouvrit son cœur à son voisin. « Je n’suis plus jeune, moi, et bien, cré coquin, l’ sexe, y a tout d’même que ça pour vous flanquer du cœur au ventre. »

Jusqu’à trois heures du matin on avança presque sansrepos ; mais, brusquement, pareil à un souffle, lecommandement : « Halte ! » fut de nouveau chuchoté. Puis,presque par instinct, tout le monde s’aplatit par terre.

Là-bas, au milieu de la plaine, quelque chose remuait. Celasemblait courir, et comme la neige ne tombait plus, on distinguaitvaguement, très loin encore, une apparence de monstre quis’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, paraissait serapetisser, se ramasser en boule, s’étendre de nouveau en prenantdes élans rapides et s’arrêtait encore, et repartait sanscesse.

Des ordres murmurés couraient parmi les hommes étendus ;et, de temps en temps, un petit bruit sec et métalliqueclaquait.

Brusquement la forme errante se rapprocha, et l’on vit venir augrand trot, l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans lanuit.

Ils étaient si près maintenant qu’on entendait le souffle deschevaux, et le son de ferraille des armes, et le craquement du cuirdes selles.

Alors, la voix forte du capitaine hurla : « Feu, nom deDieu ! »

Et cinquante coups de fusil crevèrent le silence glacé deschamps ; quatre ou cinq détonations attardées partirentencore, puis une autre toute seule, la dernière ; et quandl’aveuglement de la poudre enflammée se fut dissipé, on vit que lesdouze hommes, avec neuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtess’enfuyaient d’un galop forcené, et l’une traînait derrière elle,pendu par le pied à l’étrier, et bondissant, le cadavre de soncavalier.

Le capitaine joyeux cria : « Douze de moins, nom de Dieu !» Un soldat, dans le tas, répondit : « V’là des veuves ! » Unautre ajouta : « Faut pas grand temps tout d’même pour faire lesaut. »

Alors, du fond de la litière, sous l’entassement des capotes,une petite voix endormie sortit : « Qu’est-ce qu’il y a,père ? pourquoi tire-t-on des coups de fusil ? » Levieillard répondit : « Ce n’est rien ; dors, petite ! »On repartit.

On marcha encore près de quatre heures.

Le ciel pâlissait ; la neige devenait claire, lumineuse,luisante ; un vent froid balayait les nuages ; et unepâle roseur, comme un faible lavage d’aquarelle, s’étendait àl’orient.

Une voix lointaine soudain cria : « Qui vive ? » Une autrevoix répondit. Tout le détachement fit halte. Et le capitainepartit lui-même en avant.

On attendit longtemps. Puis on recommença d’avancer. Bientôt onaperçut une masure et devant, un poste français, l’arme au bras. Uncommandant à cheval nous regardait défiler. Tout à coup il demanda: « Qu’est-ce que vous portez sur ce brancard ? » Alors lescapotes remuèrent ; on en vit sortir d’abord deux petitesmains qui les écartaient, puis une tête ébouriffée, toute ennuagéede cheveux, mais qui souriait et répondit : « C’est moi, Monsieur,j’ai bien dormi, allez. Je n’ai pas froid. » Un grand rire s’élevaparmi les hommes, un rire de vive satisfaction ; et unenthousiaste, pour exprimer sa joie, ayant vociféré : « Vive laRépublique ! » toute la troupe, comme prise de folie, beuglafrénétiquement : « Vive la République ! »

 

Douze ans se sont écoulés.

L’autre jour, au théâtre, la fine tête d’une jeune femme blondeéveilla en moi un confus souvenir, un souvenir obsédant, maisindéterminable. Je fus bientôt tellement troublé par le désir desavoir le nom de cette femme que je le demandai à tout lemonde.

Quelqu’un me dit : « C’est la vicomtesse de L…, la fille ducomte de Roufé. »

Et tous les détails de cette nuit de guerre se sont levés en mamémoire, si nets que je les ai immédiatement racontés, afin qu’illes écrivît pour le public, à mon voisin de fauteuil et ami, quisigne

Maufrigneuse

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