Contes divers 1882

Chapitre 12La Veillée

Elle était morte sans agonie, tranquillement, comme une femmedont la vie fut irréprochable ; et elle reposait maintenantdans son lit, sur le dos, les yeux fermés, les traits calmes, seslongs cheveux blancs soigneusement arrangés comme si elle eût faitsa toilette encore dix minutes avant la mort, toute sa physionomiepâle de trépassée si recueillie, si reposée, si résignée qu’onsentait bien quelle âme douce avait habité ce corps, quelleexistence sans trouble avait menée cette aïeule sereine, quelle finsans secousses et sans remords avait eue cette sage.

À genoux, près du lit, son fils, un magistrat aux principesinflexibles, et sa fille, Marguerite, en religion sœur Eulalie,pleuraient éperdument. Elle les avait dès l’enfance armés d’uneintraitable morale, leur enseignant la religion sans faiblesses etle devoir sans pactisations. Lui, l’homme, était devenu magistrat,et brandissant la loi, il frappait sans pitié les faibles, lesdéfaillants ; elle, la fille, toute pénétrée de la vertu quil’avait baignée en cette famille austère, avait épousé Dieu, pardégoût des hommes.

Ils n’avaient guère connu leur père ; ils savaientseulement qu’il avait rendu leur mère malheureuse, sans apprendred’autres détails.

La religieuse baisait follement une main pendante de la morte,une main d’ivoire pareille au grand Christ couché sur le lit. Del’autre côté du corps étendu, l’autre main semblait tenir encore ledrap froissé de ce geste errant qu’on nomme le pli desagonisants ; et le linge en avait conservé comme de petitesvagues de toile, comme un souvenir de ces derniers mouvements quiprécèdent l’éternelle immobilité.

Quelques coups légers frappés à la porte, firent relever lesdeux têtes sanglotantes, et le prêtre, qui venait de dîner, rentra.Il était rouge, essoufflé, de la digestion commencée ; car ilavait mêlé fortement son café de cognac pour lutter contre lafatigue des dernières nuits passées et de la nuit de veille quicommençait.

Il semblait triste, de cette fausse tristesse d’ecclésiastiquepour qui la mort est un gagne-pain. Il fit le signe de la croix,et, s’approchant avec son geste professionnel : « Eh bien !mes pauvres enfants, je viens vous aider à passer ces tristesheures. » Mais sœur Eulalie soudain se releva. « Merci, mon père,nous désirons, mon frère et moi, rester seuls auprès d’elle. Cesont nos derniers moments à la voir, nous voulons nous retrouvertous les trois, comme jadis, quand nous… nous… nous étions petits,et que notre pau… pauvre mère… » Elle ne put achever, tant leslarmes jaillissaient, tant la douleur l’étouffait.

Mais le prêtre s’inclina, rasséréné, songeant à son lit. « Commevous voudrez, mes enfants. » Il s’agenouilla, se signa, pria, sereleva, et sortit doucement en murmurant : « C’était une sainte.»

Ils restèrent seuls, la morte et ses enfants. Une pendule cachéejetait dans l’ombre son petit bruit régulier ; et par lafenêtre ouverte les molles odeurs des foins et des bois pénétraientavec une languissante clarté de lune. Aucun son dans la campagneque les notes volantes des crapauds et parfois un ronflementd’insecte nocturne entrant comme une balle et heurtant un mur. Unepaix infinie, une divine mélancolie, une silencieuse sérénitéentouraient cette morte, semblaient s’envoler d’elle, s’exhalerau-dehors, apaiser la nature même.

Alors le magistrat, toujours à genoux, la tête plongée dans lestoiles du lit, d’une voix lointaine, déchirante, poussée à traversles draps et les couvertures, cria : « Maman, maman, maman ! »Et la sœur, s’abattant sur le parquet, heurtant au bois son frontde fanatique, convulsée, tordue, vibrante, comme en une crised’épilepsie, gémit : « Jésus, Jésus, maman, Jésus ! »

Et secoués tous deux par un ouragan de douleur, ils haletaient,râlaient.

Puis la crise, lentement, se calma, et ils se remirent à pleurerd’une façon plus molle, comme les accalmies pluvieuses suivent lesbourrasques sur la mer soulevée.

Puis, longtemps après, ils se relevèrent et se remirent àregarder le cher cadavre. Et les souvenirs, ces souvenirslointains, hier si doux, aujourd’hui si torturants, tombaient surleur esprit avec tous ces petits détails oubliés, ces petitsdétails intimes et familiers, qui refont vivant l’être disparu. Ilsse rappelaient des circonstances, des paroles, des sourires, desintonations de voix de celle qui ne leur parlerait plus. Ils larevoyaient heureuse et calme, retrouvaient des phrases qu’elle leurdisait, et un petit mouvement de la main qu’elle avait parfois,comme pour battre la mesure, quand elle prononçait un discoursimportant.

Et ils l’aimaient comme ils ne l’avaient jamais aimée. Et ilss’apercevaient, en mesurant leur désespoir, combien ils allaient setrouver maintenant abandonnés.

C’étaient leur soutien, leur guide, toute leur jeunesse, toutela joyeuse partie de leur existence qui disparaissaient, c’étaitleur lien avec la vie, la mère, la maman, la chair créatrice,l’attache avec leurs aïeux qu’ils n’auraient plus. Ils devenaientmaintenant des solitaires, des isolés, ils ne pouvaient plusregarder derrière eux.

La religieuse dit à son frère : « Tu sais, comme maman lisaittoujours ses vieilles lettres ; elles sont toutes là, dans sontiroir. Si nous les lisions à notre tour, si nous revivions toutesa vie cette nuit près d’elle ? Ce serait comme un chemin dela croix, comme une connaissance que nous ferions avec sa mère àelle, avec nos grands-parents inconnus, dont les lettres sont là,et dont elle nous parlait si souvent, t’en souvient-il ? »

Et ils prirent dans le tiroir une dizaine de petits paquets depapier jaunes, ficelés avec soin et rangés l’un contre l’autre. Ilsjetèrent sur le lit ces reliques, et choisissant l’une d’elle surqui le mot « Père » était écrit, ils l’ouvrirent et lurent.

C’étaient ces si vieilles épîtres qu’on retrouve dans les vieuxsecrétaires de familles, ces épîtres qui sentent l’autre siècle. Lapremière disait : « Ma chérie » ; une autre : « Ma bellepetite fille » ; puis d’autres : « Ma chère enfant » ;puis encore : « Ma chère fille. » Et soudain la religieuse se mit àlire tout haut, à relire à la morte son histoire, tous ses tendressouvenirs. Et le magistrat, un coude sur le lit, écoutait, les yeuxsur sa mère. Et le cadavre immobile semblait heureux.

Sœur Eulalie s’interrompant, dit tout à coup : « Il faudra lesmettre dans sa tombe, lui faire un linceul de tout cela,l’ensevelir là-dedans. » Et elle prit un autre paquet sur lequelaucun mot révélateur n’était écrit. Et elle commença, d’une voixhaute : « Mon adorée, je t’aime à en perdre la tête. Depuis hier,je souffre comme un damné brûlé par ton souvenir. Je sens teslèvres sous les miennes, tes yeux sous mes yeux, ta chair sous machair. Je t’aime, je t’aime ! Tu m’as rendu fou. Mes brass’ouvrent, je halète soulevé par un immense désir de t’avoirencore. Tout mon corps t’appelle, te veut. J’ai gardé dans mabouche le goût de tes baisers… »

Le magistrat s’était redressé ; la religieuses’interrompit ; il lui arracha la lettre, chercha lasignature. Il n’y en avait pas, mais seulement sous ces mots : «Celui qui t’adore », le nom : « Henry ». Leur père s’appelait René.Ce n’était donc pas lui. Alors le fils, d’une main rapide, fouilladans le paquet de lettres, en prit une autre, et il lut : « Je nepuis plus me passer de tes caresses… » Et debout, sévère comme àson tribunal, il regarda la morte impassible. La religieuse, droitecomme une statue, avec des larmes restées au coin des yeux,considérant son frère, attendait. Alors il traversa la chambre àpas lents, gagna la fenêtre et, le regard perdu dans la nuit,songea.

Quand il se retourna, sa sœur Eulalie, l’œil sec maintenant,était toujours debout, près du lit, la tête baissée.

Il s’approcha, ramassa vivement les lettres qu’il rejetaitpêle-mêle dans le tiroir ; puis il ferma les rideaux dulit.

Et quand le jour fit pâlir les bougies qui veillaient sur latable, le fils lentement quitta son fauteuil, et sans revoir encoreune fois la mère qu’il avait séparée d’eux, condamnée, il ditlentement : « Maintenant, retirons-nous, ma sœur. »

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