Contes divers 1882

Chapitre 22Un Million

C’était un modeste ménage d’employés. Le mari, commis deministère, correct et méticuleux, accomplissait strictement sondevoir. Il s’appelait Léopold Bonnin. C’était un petit jeune hommequi pensait en tout ce qu’on devait penser. Élevé religieusement,il devenait moins croyant depuis que la République tendait à laséparation de l’Église et de l’État. Il disait bien haut, dans lescorridors de son ministère : « Je suis religieux, très religieuxmême, mais religieux à Dieu ; je ne suis pas clérical. »

Il avait avant tout la prétention d’être un honnête homme, et ille proclamait en se frappant la poitrine. Il était, en effet, unhonnête homme dans le sens le plus terre à terre du mot. Il venaità l’heure, partait à l’heure, ne flânait guère, et se montraittoujours fort droit sur la « question d’argent ». Il avait épouséla fille d’un collègue pauvre, mais dont la sœur était riche d’unmillion, ayant été épousée par amour. Elle n’avait pas eud’enfants, d’où une désolation pour elle, et ne pouvait laisser sonbien, par conséquent, qu’à sa nièce.

Cet héritage était la pensée de la famille. Il planait sur lamaison, planait sur le ministère tout entier ; on savait que «Les Bonnin auraient un million ».

Les jeunes gens non plus n’avaient pas d’enfants, mais ils n’ytenaient guère, vivant tranquilles dans leur étroite et placidehonnêteté. Leur appartement était propre, rangé, dormant, car ilsétaient calmes et modérés en tout ; et ils pensaient qu’unenfant troublerait leur vie, leur intérieur, leur repos.

Ils ne se seraient pas efforcés de rester sansdescendance ; mais puisque le ciel ne leur en avait pointenvoyé, tant mieux.

La tante au million se désolait de leur stérilité et leurdonnait des conseils pour la faire cesser. Elle avait essayéautrefois, sans succès, de mille pratiques révélées par des amis oudes chiromanciennes ; depuis qu’elle n’était plus en âge deprocréer, on lui avait indiqué mille autres moyens qu’ellesupposait infaillibles en se désolant de n’en pouvoir fairel’expérience, mais elle s’acharnait à les découvrir à ses neveux,et leur répétait à tout moment : « Eh bien, avez-vous essayé ce queje vous recommandais l’autre jour ? »

Elle mourut. Ce fut dans le cœur des deux jeunes gens une de cesjoies secrètes qu’on voile de deuil vis-à-vis de soi-même etvis-à-vis des autres. La conscience se drape de noir, mais l’âmefrémit d’allégresse.

Ils furent avisés qu’un testament était déposé chez un notaire.Ils y coururent à la sortie de l’église.

La tante, fidèle à l’idée fixe de toute sa vie, laissait unmillion à leur premier-né, avec la jouissance de rente aux parentsjusqu’à leur mort. Si le jeune ménage n’avait pas d’héritier avanttrois ans, cette fortune irait aux pauvres.

Ils furent stupéfaits, atterrés. Le mari tomba malade et demeurahuit jours sans retourner au bureau. Puis, quand il fut rétabli, ilse promit avec énergie d’être père.

Pendant six mois, il s’y acharna jusqu’à n’être plus que l’ombrede lui-même. Il se rappelait maintenant tous les moyens de la tanteet les mettait en œuvre consciencieusement, mais en vain. Savolonté désespérée lui donnait une force factice qui faillit luidevenir fatale.

L’anémie le minait ; on craignait la phtisie. Un médecinconsulté l’épouvanta et le fit rentrer dans son existence paisible,plus paisible même qu’autrefois, avec un régime réconfortant.

Des bruits gais couraient au ministère, on savait la désillusiondu testament et on plaisantait dans toutes les divisions sur cefameux « coup du million ». Les uns donnaient à Bonnin des conseilsplaisants ; d’autres s’offraient avec outrecuidance pourremplir la clause désespérante. Un grand garçon surtout, quipassait pour un viveur terrible, et dont les bonnes fortunesétaient célèbres par les bureaux, le harcelait d’allusions, de motsgrivois, se faisant fort, disait-il, de le faire hériter en vingtminutes.

Léopold Bonnin, un jour, se fâcha, et, se levant brusquementavec sa plume derrière l’oreille, lui jeta cette injure : «Monsieur, vous êtes un infâme ; si je ne me respectais pas, jevous cracherais au visage. »

Des témoins furent envoyés, ce qui mit tous les ministères enémoi pendant trois jours. On ne rencontrait qu’eux dans lescouloirs, se communiquant des procès-verbaux, et des points de vuesur l’affaire. Une rédaction fut enfin adoptée à l’unanimité parles quatre délégués et acceptée par les deux intéressés quiéchangèrent gravement un salut et une poignée de main devant lechef de bureau, en balbutiant quelques paroles d’excuse.

Pendant le mois qui suivit, ils se saluèrent avec une cérémonievoulue et un empressement bien élevé, comme des adversaires qui sesont trouvés face à face. Puis un jour, s’étant heurtés au tournantd’un couloir, M. Bonnin demanda avec un empressement digne : « Jene vous ai point fait mal, Monsieur ? » L’autre répondit : «Nullement, Monsieur. »

Depuis ce moment, ils crurent convenable d’échanger quelquesparoles en se rencontrant. Puis, ils devinrent peu à peu plusfamiliers ; ils prirent l’habitude l’un et l’autre, secomprirent, s’estimèrent en gens qui s’étaient méconnus, etdevinrent inséparables.

Mais Léopold était malheureux dans son ménage. Sa femme leharcelait d’allusions désobligeantes, le martyrisait desous-entendus. Et le temps passait ; un an déjà s’était écoulédepuis la mort de la tante. L’héritage semblait perdu.

Mme Bonnin, en se mettant à table, disait : « Nous avons peu dechoses pour le dîner ; il en serait autrement si nous étionsriches. »

Quand Léopold partait pour le bureau, Mme Bonnin, en lui donnantsa canne, disait : « Si nous avions cinquante mille livres derente, tu n’aurais pas besoin d’aller trimer là-bas, monsieur legratte-papier. »

Quand Mme Bonnin allait sortir par les jours de pluie, ellemurmurait : « Si on avait une voiture, on ne serait pas forcé de secrotter par des temps pareils. »

Enfin, à toute heure, en toute occasion, elle semblait reprocherà son mari quelque chose de honteux, le rendant seul coupable, seulresponsable de la perte de cette fortune.

Exaspéré il finit par l’emmener chez un grand médecin qui, aprèsune longue consultation, ne se prononça pas, déclarant qu’il nevoyait rien ; que le cas se présentait assezfréquemment ; qu’il en est des corps comme des esprits ;qu’après avoir vu tant de ménages disjoints par incompatibilitéd’humeur, il n’était pas étonnant d’en voir d’autres stériles parincompatibilité physique. Cela coûta quarante francs.

Un an s’écoula, la guerre était déclarée, une guerre incessante,acharnée, entre les deux époux, une sorte de haine épouvantable. EtMme Bonnin ne cessait de répéter : « Est-ce malheureux, de perdreune fortune parce qu’on a épousé un imbécile ! » ou bien : «Dire que si j’étais tombée sur un autre homme, j’aurais aujourd’huicinquante mille livres de rente ! » ou bien : « Il y a desgens qui sont toujours gênants dans la vie. Ils gâtent tout. »

Les dîners, les soirées surtout devenaient intolérables. Nesachant plus que faire, Léopold, un soir, craignant une scènehorrible au logis, amena son ami, Frédéric Morel, avec qui il avaitfailli se battre en duel. Morel fut bientôt l’ami de la maison, leconseiller écouté des deux époux.

Il ne restait plus que six mois avant l’expiration du dernierdélai donnant aux pauvres le million ; et peu à peu Léopoldchangeait d’allures vis-à-vis de sa femme, devenait lui-mêmeagressif, la piquait souvent par des insinuations obscures, parlaitd’une façon mystérieuse de femmes d’employés qui avaient su fairela situation de leur mari.

De temps en temps, il racontait quelque histoire d’avancementsurprenant tombé sur un commis. « Le père Ravinot, qui étaitsurnuméraire voici cinq ans, vient d’être nommé sous-chef. » MmeBonnin prononçait : « Ce n’est pas toi qui saurais en faire autant.»

Alors Léopold haussait les épaules. « Avec ça qu’il en fait plusqu’un autre. Il a une femme intelligente, voilà tout. Elle a suplaire au chef de division, et elle obtient tout ce qu’elle veut.Dans la vie il faut savoir s’arranger pour n’être pas dupé par lescirconstances. »

Que voulait-il dire au juste ? Que comprit-elle ? Quese passa-t-il ? Ils avaient chacun un calendrier, etmarquaient les jours qui les séparaient du terme fatal, et chaquesemaine ils sentaient une folie les envahir, une rage désespérée,une exaspération éperdue avec un tel désespoir, qu’ils devenaientcapables d’un crime s’il avait fallu le commettre.

Et voilà qu’un matin, Mme Bonnin dont les yeux luisaient et donttoute la figure semblait radieuse, passa ses deux mains sur lesépaules de son mari, et, le regardant jusqu’à l’âme, d’un regardfixe et joyeux, elle dit, tout bas : « Je crois que je suisenceinte. » Il eut une telle secousse au cœur qu’il faillit tomberà la renverse ; et brusquement, il saisit sa femme dans sesbras, l’embrassa éperdument, l’assit sur ses genoux, l’étreignitencore comme une enfant adorée, et, succombant à l’émotion, ilpleura, il sanglota.

Deux mois après, il n’avait plus de doutes. Il la conduisitalors chez un médecin pour faire constater son état et porta lecertificat obtenu chez le notaire dépositaire du testament.

L’homme de loi déclara que, du moment que l’enfant existait, néou à naître, il s’inclinait et qu’il surseoirait à l’exécutionjusqu’à la fin de la grossesse.

Un garçon naquit, qu’ils nommèrent Dieudonné, en souvenir de cequi s’était pratiqué dans les maisons royales.

Ils furent riches.

Or, un soir, comme M. Bonnin rentrait chez lui où devait dînerson ami Frédéric Morel, sa femme lui dit d’un ton simple : « Jeviens de prier notre ami Frédéric de ne plus mettre les pieds ici,il a été inconvenant avec moi. » Il la regarda une seconde avec unsourire reconnaissant dans l’œil, puis il ouvrit les bras ;elle s’y jeta et ils s’embrassèrent longtemps, longtemps comme deuxbons petits époux, bien tendres, bien unis, bien honnêtes.

Et il faut entendre Mme Bonnin parler des femmes qui ont faillipar amour, et de celles qu’un grand élan de cœur a jetées dansl’adultère.

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