Contes divers 1882

Chapitre 5Vieux objets

MA CHERE COLETTE,

Je ne sais si tu te rappelles un vers de M. Sainte-Beuve quenous avons lu ensemble et qui est resté enfoncé dans ma tête ;car il me dit bien des choses, à moi, ce vers ; et il a biensouvent rassuré mon pauvre cœur, depuis quelque temps surtout. Levoici :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

J’y suis maintenant toute seule, dans cette maison où je suisnée, où j’ai vécu, et où j’espère mourir. Ce n’est pas gai tous lesjours, mais c’est doux ; car je suis là enveloppée desouvenirs.

Mon fils Henry est avocat : il vient me voir deux mois par an.Jeanne habite avec son mari à l’autre bout de la France, et c’estmoi qui vais la voir, chaque automne. Je suis donc ici, seule,toute seule, mais entourée d’objets familiers qui sans cesse meparlent des miens, et des morts, et des vivants éloignés.

Je ne lis plus beaucoup, je suis vieille ; mais je songesans fin, ou plutôt je rêve. Oh ! je ne rêve point à ma façond’autrefois. Tu te rappelles nos folles imaginations, les aventuresque nous combinions dans nos cervelles de vingt ans et tous leshorizons de bonheurs entrevus !

Rien de cela ne s’est réalisé : ou plutôt c’est autre chose quia eu lieu, moins charmant, moins poétique, mais suffisant pour ceuxqui savent prendre bravement leur parti de la vie.

Sais-tu pourquoi nous sommes malheureuses si souvent, nousautres femmes ? C’est qu’on nous apprend dans la jeunesse àtrop croire au bonheur ! Nous ne sommes jamais élevées avecl’idée de combattre, de lutter, de souffrir. Et, au premier choc,notre cœur se brise. Nous attendons, l’âme ouverte, des cascadesd’événements heureux ; il n’en arrive que d’à moitiébons ; et nous sanglotons tout de suite. Le bonheur, le vraibonheur de nos rêves, j’ai appris à le connaître. Il ne consistepoint dans la venue d’une grande félicité, car elles sont bienrares et bien courtes, les grandes félicités, mais il résidesimplement dans l’attente infinie d’une suite d’allégresses quin’arrivent jamais. Le bonheur, c’est l’attente heureuse ;c’est l’horizon d’espérances ; c’est donc l’illusion sans fin.Oui, ma chère, il n’y a de bon que les illusions ; et toutevieille que je suis, je m’en fais encore et chaque jour, seulementelles ont changé d’objet, mes désirs n’étant plus les mêmes. Je tedisais donc que je passe à rêver le plus clair de mon temps. Queferais-je d’autre ? J’ai pour cela deux manières. Je te lesdonne ; elles te serviront peut-être.

Oh ! la première est bien simple ; elle consiste àm’asseoir devant mon feu, dans un bas fauteuil doux à mes vieux os,et à m’en retourner vers les choses laissées en arrière.

Comme c’est court, une vie ! surtout celles qui se passenttout entières au même endroit :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

Les souvenirs sont massés, serrés ensemble ; et quand onest vieille, il semble parfois qu’il y a à peine dix jours qu’onétait jeune. Oui, tout a glissé, comme s’il s’agissait d’unejournée : le matin, le midi, le soir ; et la nuit vient, lanuit sans aurore !

En regardant le feu, pendant des heures et des heures, le passérenaît comme si c’était d’hier. On ne sait plus où l’on est ;le rêve vous emporte ; on retraverse son existenceentière.

Et souvent, j’ai l’illusion d’être fillette, tant il me revientdes bouffées d’autrefois, des sensations de jeunesse, des élansmême, des battements de cœur, toute cette sève de dix-huitans ; et j’ai, nettes comme des réalités nouvelles, desvisions de choses oubliées.

Oh ! comme je suis surtout traversée par des souvenirs demes promenades de jeune fille ! Là, sur mon fauteuil, devantmon feu, j’ai retrouvé étrangement l’autre soir un coucher desoleil sur le Mont Saint-Michel, et tout de suite après, une chasseà cheval dans la forêt d’Uville, avec les odeurs du sable humide etcelles des feuilles pleines de rosée, et la chaleur du grand astreplongeant dans l’eau, et la tiédeur mouillée de ses premiers rayonstandis que je galopais dans les taillis. Et tout ce que j’ai penséalors, mon exaltation poétique devant les lointains infinis de lamer, ma jouissance heureuse et vive au frôlement des branches, mesmoindres petites idées, tout, les petits bouts de songe, de désiret de sentiment, tout, tout m’est revenu comme si j’y étais encore,comme si cinquante ans ne s’étaient pas écoulés depuis, qui ontrefroidi mon sang et bien changé mes attentes. Mais mon autremanière de revivre l’autrefois est de beaucoup la meilleure.

Tu sais ou tu ne sais pas, ma chère Colette, que dans la maisonon ne détruit rien. Nous avons en haut, sous le toit, une grandechambre de débarras, qu’on appelle la « pièce aux vieux objets ».Tout ce qui ne sert plus est jeté là. Souvent j’y monte et jeregarde autour de moi. Alors je retrouve un tas de riens auxquelsje ne pensais plus, et qui me rappellent un tas de choses. Ce nesont point ces bons meubles amis que nous connaissons depuisl’enfance, et auxquels sont attachés des souvenirs d’événements, dejoies ou de tristesses, des dates de notre histoire ; qui ontpris, à force d’être mêlés à notre vie, une sorte de personnalité,une physionomie ; qui sont les compagnons de nos heures doucesou sombres, les seuls compagnons, hélas ! que nous sommes sûrsde ne pas perdre, les seuls qui ne mourront point comme les autres,ceux dont les traits, les yeux aimants, la bouche, la voix sontdisparus à jamais. Mais je trouve dans le fouillis des bibelotsusés ces vieux petits objets insignifiants qui ont traîné pendantquarante ans à côté de nous sans qu’on les ait jamais remarqués, etqui, quand on les revoit tout à coup, prennent une importance, unesignification de témoins anciens. Ils me font l’effet de ces gensqu’on a connus indéfiniment sans qu’ils se soient jamais révélés,et qui, soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavardersans fin, à raconter tout leur être et toute leur intimité qu’on nesoupçonnait nullement.

Et je vais de l’un à l’autre avec de légères secousses au cœur.Je me dis : « Tiens, j’ai brisé cela, le soir où Paul est partipour Lyon », ou bien : « Ah ! voilà la petite lanterne demaman, dont elle se servait pour aller au salut, les soirs d’hiver.»

Il y a même là dedans des choses qui ne disent rien, quiviennent de mes grands-parents, des choses donc que personne devivant aujourd’hui n’a connues, dont personne ne sait l’histoire,les aventures ; dont personne ne se rappelle même lespropriétaires. Personne n’a vu les mains qui les ont maniées, niles yeux qui les ont regardées. Elles me font songer longtemps,celles-là ! Elles me représentent des abandonnées dont lesderniers amis sont morts.

Toi, ma chère Colette, tu ne dois guère comprendre tout cela, ettu vas sourire de mes niaiseries, de mes enfantines etsentimentales manies. Tu es une Parisienne, et vous autresParisiens, vous ne connaissez point cette vie en dedans, cesrabâchages de son propre cœur. Vous vivez en dehors, avec toutesvos pensées au vent. Vivant seule, je ne puis te parler que de moi.En me répondant, parle-moi donc un peu de toi, que je puisse aussime mettre à ta place, comme tu pourras demain te mettre à lamienne.

Mais tu ne comprendras jamais complètement le vers de M.Sainte-Beuve :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

Mille baisers, ma vieille amie.

Adélaïde.

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