Contes divers 1882

Chapitre 9En Voyage

Sainte-Agnès, 6 mai.

MA CHÈRE AMIE,

Vous m’avez demandé de vous écrire souvent et de vous racontersurtout des choses que j’aurai vues. Vous m’avez aussi prié defouiller dans mes souvenirs de voyages pour y retrouver ces courtesanecdotes qui, apprises d’un paysan qu’on a rencontré, d’unhôtelier, d’un inconnu qui passait, laissent dans la mémoire commeune marque sur un pays. Avec un paysage brossé en quelques lignes,et une petite histoire dite en quelques phrases, on peut donner,croyez-vous, le vrai caractère d’un pays, le faire vivant, visible,dramatique. J’essayerai, selon votre désir. Je vous enverrai donc,de temps en temps, des lettres où je ne parlerai ni de vous ni demoi, mais seulement de l’horizon et des hommes qui s’y meuvent. Etje commence.

Le printemps est une époque où il faut, me semble-t-il, boire etmanger du paysage. C’est la saison des frissons, comme l’automneest la saison des pensées. Au printemps la campagne émeut la chair,à l’automne elle pénètre l’esprit.

J’ai voulu, cette année, respirer de la fleur d’oranger et jesuis parti pour le Midi, à l’heure où tout le monde en revient.J’ai franchi Monaco, la ville des pèlerins, rivale de la Mecque etde Jérusalem, sans laisser d’or dans la poche d’autrui ; etj’ai gravi la haute montagne sous un plafond de citronniers,d’orangers et d’oliviers.

Avez-vous jamais dormi, mon amie, dans un champ d’orangersfleuris ? L’air qu’on respire délicieusement est unequintessence de parfums. Cette senteur violente et douce,savoureuse comme une friandise, semble se mêler à nous, nousimprègne, nous enivre, nous alanguit, nous verse une torpeursomnolente et rêvante. On dirait un opium préparé par la main desfées et non par celle des pharmaciens.

C’est ici le pays des ravins. Les croupes de la montagne sonttailladées, échancrées partout, et dans ces replis sinueux poussentde vraies forêts de citronniers. De place en place, quand le valrapide s’arrête à une espèce de marche, les hommes ont maçonné unréservoir qui retient l’eau des orages. Ce sont de grands trous auxmurailles lisses, où rien de saillant ne s’offre à la main de celuiqui tomberait là.

J’allais lentement par un des vallons montagneux, regardant àtravers les feuillages les fruits brillants restés aux branches. Lagorge enserrée rendait plus pénétrantes les senteurs lourdes desfleurs ; l’air, là dedans, en semblait épaissi. Une lassitudeme prit et je cherchai à m’asseoir. Quelques gouttes d’eauglissaient dans l’herbe ; je crus qu’une source était voisine,et je gravis un peu plus haut pour la trouver. Mais j’arrivai surles bords d’un de ces grands et profonds réservoirs.

Je m’assis à la turque, les jambes croisées, et je restairêvassant devant ce trou, qui paraissait rempli d’encre tant leliquide en était noir et stagnant. Là-bas, à travers les branches,j’apercevais, comme des taches, des morceaux de la Méditerranée,luisante à m’aveugler. Mais toujours mon regard retombait sur levaste et sombre puits qu’aucune bête nageante ne semblait mêmehabiter, tant la surface en demeurait immobile.

Soudain une voix me fit tressaillir. Un vieux monsieur, quicherchait des fleurs (car cette contrée est la plus riche del’Europe pour les herborisants), me demandait :

« Est-ce que vous êtes, Monsieur, un parent de ces pauvresenfants ? »

Je le regardai stupéfait.

« Quels enfants, Monsieur ? »

Alors il parut embarrassé et reprit en saluant :

« Je vous demande pardon. En vous voyant ainsi absorbé devant ceréservoir, j’ai cru que vous pensiez au drame affreux qui s’estpassé là. »

Cette fois je voulus savoir et je le priai de me raconter cettehistoire.

Elle est bien sombre et bien navrante, ma chère amie, et bienbanale en même temps. C’est un simple fait divers. Je ne sais s’ilfaut attribuer mon émotion à la manière dramatique dont la chose mefut dite, au décor des montagnes, au contraste de cette joie dusoleil et des fleurs avec le trou noir et meurtrier, mais j’eus lecœur tordu, tous les nerfs secoués par ce récit qui, peut-être, nevous paraîtra point si terriblement poignant en le lisant dansvotre chambre sans avoir sous les yeux le paysage du drame.

C’était au printemps de l’une des dernières années. Deux petitsgarçons venaient souvent jouer au bord de cette citerne, tandis queleur précepteur lisait quelque livre, couché sous un arbre. Or, parune chaude après-midi, un cri vibrant réveilla l’homme quisommeillait, et un bruit d’eau jaillissant sous une chute le fit sedresser brusquement. Le plus jeune des enfants, âgé de onze ans,hurlait, debout près du bassin, dont la nappe, remuée, frémissait,refermée sur l’aîné qui venait d’y tomber en courant le long de lacorniche de pierre.

Éperdu, sans rien attendre, sans réfléchir aux moyens, leprécepteur sauta dans le gouffre, et ne reparut pas, s’étant heurtéle crâne au fond.

Au même moment, le jeune garçon, revenu sur l’eau, agitait lesbras tendus vers son frère. Alors, l’enfant, resté sur terre, secoucha, s’allongea, tandis que l’autre essayait de nager,d’approcher du mur, et bientôt les quatre petites mains sesaisirent, se serrèrent, crispées, liées ensemble. Ils eurent tousdeux la joie aiguë de la vie sauvée, le tressaillement du périlpassé.

Et l’aîné essayait de monter, mais il n’y put parvenir, le murétant droit ; et le frère, trop faible, glissait lentementvers le trou.

Alors ils demeurèrent immobiles, ressaisis par l’épouvante. Etils attendirent.

Le plus petit serrait de toute sa force les mains du plus grand,et il pleurait nerveusement en répétant : « Je ne peux pas tetirer, je ne peux pas te tirer. » Et soudain il se mit à crier : «Au secours ! au secours ! » Mais sa voix grêle perçait àpeine le dôme de feuillage sur leurs têtes.

Ils restèrent là longtemps, des heures et des heures, face àface, ces deux enfants, avec la même pensée, la même angoisse, etla peur affreuse que l’un des deux, épuisé, desserrât ses faiblesmains. Et ils appelaient, toujours en vain.

Enfin le plus grand qui tremblait de froid dit au petit : « Jene peux plus. Je vais tomber. Adieu, petit frère. » Et l’autre,haletant, répétait : « Pas encore, pas encore, attends. » Le soirvint, le soir tranquille, avec ses étoiles mirées dans l’eau.

L’aîné, défaillant, reprit : « Lâche-moi une main, je vais tedonner ma montre. » Il l’avait reçue en cadeau quelques joursauparavant ; et c’était, depuis lors, la plus grandepréoccupation de son cœur. Il put la prendre, la tendit, et lepetit, qui sanglotait, la déposa sur l’herbe auprès de lui.

La nuit était complète. Les deux misérables êtres, anéantis, nese tenaient plus qu’à peine. Le grand, enfin, se sentant perdu,murmura encore : « Adieu, petit frère, embrasse maman et papa. » Etses doigts paralysés s’ouvrirent. Il plongea et ne reparutplus.

Le petit, resté seul, se mit à l’appeler furieusement : «Paul ! Paul ! », mais l’autre ne revenait point.

Alors il s’élança dans la montagne, tombant dans les pierres,bouleversé par la plus grande angoisse qui puisse étreindre un cœurd’enfant, et il arriva, avec une figure de mort, dans le salon oùattendaient ses parents. Et il se perdit de nouveau en les amenantau sombre réservoir. Il ne retrouvait plus sa route. Enfin ilreconnut la place. « C’est là, oui, c’est là. »

Mais il fallut vider cette citerne ; et le propriétaire nele voulait point permettre, ayant besoin d’eau pour sescitronniers.

Enfin on retrouva les deux corps, le lendemain seulement.

Vous voyez, ma chère amie, que c’est là un simple fait divers.Mais si vous aviez vu le trou lui-même, vous auriez été comme moidéchirée jusqu’au cœur, à la pensée de cette agonie d’un enfantpendu aux mains de son frère, de l’interminable lutte de ces gaminsaccoutumés seulement à rire et à jouer et de ce tout simple détail: la montre donnée.

Et je me disais : « Que le Hasard me préserve de jamais recevoirune semblable relique ! » Je ne sais rien de plus épouvantableque ce souvenir attaché à l’objet familier qu’on ne peut quitter.Songez que chaque fois qu’il touchera cette montre sacrée, lesurvivant reverra l’horrible scène, la mare, le mur, l’eau calme,et la face décomposée de son frère vivant et aussi perdu que s’ilétait mort déjà. Et durant toute sa vie, à toute heure, la visionsera là, réveillée dès que du bout du doigt il touchera seulementson gousset.

Et je fus triste jusqu’au soir. Je quittai, montant toujours, larégion des orangers pour la région des seuls oliviers, et celle desoliviers pour la région des pins ; puis je passai dans unevallée de pierres, puis j’atteignis les ruines d’un antiquechâteau, bâti, affirme-t-on, au Xe siècle, par un chef sarrasin,homme sage, qui se fit baptiser par amour d’une jeune fille.

Partout des montagnes autour de moi, et, devant moi, la mer, lamer avec une tache presque indistincte : la Corse, ou plutôtl’ombre de la Corse.

Mais sur les cimes ensanglantées par le couchant, dans le vasteciel et sur la mer, dans tout cet horizon superbe que j’étais venucontempler, je ne voyais que deux pauvres enfants, l’un couché aubord d’un trou plein d’eau noire, l’autre plongeant jusqu’au cou,liés par les mains, pleurant face à face, éperdus ; et il mesemblait sans cesse entendre une faible voix épuisée qui répétait :« Adieu, petit frère, je te donne ma montre. »

Cette lettre vous semblera bien lugubre, ma chère amie. Jetâcherai, un autre jour, d’être plus gai.

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