Contes divers 1882

Chapitre 14Autres temps

Quand un gentilhomme, au siècle dernier, ruinait galamment samaîtresse, il en acquérait aussitôt un surcroît de bonneréputation. Si la maîtresse ainsi dépouillée était une grande dame,si, abandonnée aussitôt sa bourse vide, elle était remplacée parune autre que le séducteur dévalisait avec la même aisance et lemême appétit, il devenait, lui, un roué, un homme à la mode,considéré, envié, respecté, jalousé, salué jusqu’à terre, etjouissant de toutes les faveurs des puissants et des femmes.

Hélas ! hélas ! un siècle plus tard, la jeunesse, ditedes écoles, affichant et pratiquant une morale toute différente decelle des anciens grands seigneurs, s’exaltant au nom de principessévères, se précipite avec fureur sur les quelques êtres restésseuls dans la tradition du passé, de notre grand passéd’aristocratique élégance, et les jette à l’eau pour voir s’ilsnagent.

Et ces victimes supposées, mais non atteintes, ces descendantsdes roués sont des malheureux, des pauvres, déshérités par laProvidence, sans ressources sur le pavé de Paris, et créés avec desinstincts de millionnaires, des besoins de dépense mal servis parune mollesse native qui les éloigne du travail.

Ils se sont fait ce raisonnement qui paraîtrait juste si nous nele savions faux, à savoir : qu’il existe par le monde des milliersde femmes dont la seule profession consiste à ruiner des hommes enprofitant des sentiments malsains qu’elles leur inspirent ;donc qu’il est simplement équitable de reprendre à ces mêmes femmesl’argent qu’elles ont obtenu par ces moyens déshonnêtes, en leurinspirant à leur tour des sentiments non moins malsains.

C’est tout simplement le principe de la médecine homéopathiqueappliqué à la morale, le mal traité par le pire ; or, si laméthode homéopathique guérit !… concluons.

Il est résulté de tout cela que les vengeurs de l’honnêteté ontété battus, emprisonnés, aplatis, écrabouillés par la milicechargée de veiller sur l’ordre public ; – que les noyésétaient de simples et inoffensifs bourgeois revenant de leur bureauet rentrant dans leurs familles -, que les commerçants en femmes,dits souteneurs, ne pourront que profiter de la réclame qui leurest ainsi faite gratuitement – que les gardiens de la paix qui ontfait leur devoir seront révoqués, et le préfet de police, qui n’enpeut mais, renversé sans doute.

Donc, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Et voilà à quoi servent les émeutes pour la bonne cause, lesrévolutions, les indignations et, en général, tous les sentimentsvaleureux qui arment le bras des hommes de dévouement.

On est assurément plus sage aux champs. La scène qui suit n’estque fidèlement racontée.

Je l’ai vue, dis-je, vue, de mes propres yeux vue, etc.

Dans la salle de la justice de paix, en Normandie.

Le juge, gros homme asthmatique, siège devant une large table,flanqué de son greffier. Il est vêtu d’un veston gris orné deboutons de métal, et il parle lentement en expectorant de l’air quisiffle dans ses tuyaux respiratoires comme si une fuite s’y fûtdéclarée.

Au fond de la grande pièce, des paysans en blouse bleue, assissur des bancs, la casquette ou le chapeau entre les jambes. Ilssont graves, abrutis et rusés, et ils préparent mentalement desarguments pour leur affaire. À tout moment ils crachent à côté deleur pied chaussé d’un soulier grand comme une barque depêche ; et une mare de salive marque la place de chacun.

En face du juge, juste de l’autre côté de la table, lesplaideurs dont la cause est appelée.

La plaignante est une dame de la campagne, dont la cinquantainecouperosée flamboie sous un chapeau légumier qui semble chargéd’asperges en graine, de radis et d’oignons montés. Elle est sèche,pointue, horrible et prétentieuse, avec des gants de tricot ;et les rubans de sa coiffure voltigent autour de sa tête comme lesdrapeaux d’un navire.

Le prévenu, gros gars de vingt-huit ans, joufflu, niais, sembleun enfant de chœur engraissé et grossi trop vite. Elle et lui selancent des regards féroces.

Il est assisté, soutenu par son père, vieux paysan tout pareil àun rat, et par sa jeune femme, rouge de fureur, mais fraîche aussi,grande fille de ferme saine et pommadée, chair à reproduction bonneà primer dans un concours.

Voici les faits. La dame, veuve d’un officier de santé, avaitélevé à la brochette le jeune paysan et le réservait à sesplaisirs. Après beaucoup de services rendus par lui, elle lui avaitfait don d’une petite ferme pour reconnaître sa bonne volonté. Maisle gars ainsi doté s’était aussitôt marié, délaissant la vieillequi, exaspérée, réclamait son bien : le garçon ou la ferme, auchoix.

Le juge très perplexe venait d’écouter la plainte de la dame.Personne ne riait dans l’auditoire. La cause était grave etméritait réflexion.

Le gars à son tour, se leva pour répondre.

Le juge l’interrogea.

« Qu’avez-vous à dire ?

– A m’ l’a donnée c’te ferme.

– Pourquoi vous l’a-t-elle donnée ? Qu’avez-vous fait pourla mériter ? »

Alors le gars, indigné, devint rouge jusqu’aux oreilles. « C’que j’ai fait, mon bon m’sieur l’ Juge de paix ? mais v’làquinze ans qu’a m’ sert de traînée, c’te poison, a n’ peut pas direque ça valait pas ça ! »

Cette fois un murmure eut lieu parmi les assistants, et des voixconvaincues répétaient : « Ah ! ça, oui, ça valait biença ! »

Et le père jugeant le moment venu d’intervenir : « Créyez-vousque j’y aurais donné l’éfant dès s’n âge de quinze ans si j’avionspoint compté sur d’ la reconnaissance ? » Alors la jeune femmeà son tour s’avança véhémente, exaspérée, et levant la main vers ladame impassible et rouge : « Mais guétez-la, m’sieu l’ Juge,guétez-la. Si on peut dire que ça valait pas ça ! »

Le juge, en effet, considéra longuement la vieille, consulta songreffier, comprit qu’en effet, ça valait bien ça, et renvoya laplaignante. Et l’assistance entière approuva la décision.

Et nunc erudimini.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer