Contes divers 1882

Chapitre 15Confessions d’une femme

Mon ami, vous m’avez demandé de vous raconter les souvenirs lesplus vifs de mon existence. Je suis très vieille, sans parents,sans enfants ; je me trouve donc libre de me confesser à vous.Promettez-moi seulement de ne jamais dévoiler mon nom.

J’ai été beaucoup aimée, vous le savez ; j’ai souvent aimémoi-même. J’étais fort belle ; je puis le dire aujourd’huiqu’il n’en reste rien. L’amour était pour moi la vie de l’âme,comme l’air est la vie du corps. J’eusse préféré mourir plutôt qued’exister sans tendresse, sans une pensée toujours attachée à moi.Les femmes souvent prétendent n’aimer qu’une fois de toute lapuissance du cœur ; il m’est souvent arrivé de chérir siviolemment que je croyais impossible la fin de mes transports. Ilss’éteignaient pourtant toujours d’une façon naturelle, comme un feuoù le bois manque.

Je vous dirai aujourd’hui la première de mes aventures, dont jefus bien innocente, mais qui détermina les autres.

L’horrible vengeance de cet affreux pharmacien du Pecq m’arappelé le drame épouvantable auquel j’assistai bien malgrémoi.

J’étais mariée depuis un an, avec un homme riche, le comte Hervéde Ker…, un Breton de vieille race, que je n’aimais point, bienentendu. L’amour, le vrai a besoin, je le crois du moins, deliberté et d’obstacles en même temps. L’amour imposé, sanctionnépar la loi, béni par le prêtre, est-ce de l’amour ? Un baiserlégal ne vaut jamais un baiser volé.

Mon mari était haut de taille, élégant et vraiment grandseigneur d’allures. Mais il manquait d’intelligence. Il parlaitnet, émettait des opinions qui coupaient comme des lames. Onsentait son esprit plein de pensées toutes faites, mises en lui parses père et mère qui les tenaient eux-mêmes de leurs ancêtres. Iln’hésitait jamais, donnait sur tout un avis immédiat et borné, sansembarras aucun et sans comprendre qu’il pût exister d’autresmanières de voir. On sentait que cette tête-là était close, qu’iln’y circulait point d’idées, de ces idées qui renouvellent etassainissent un esprit comme le vent qui passe en une maison donton ouvre portes et fenêtres.

Le château que nous habitions se trouvait en plein pays désert.C’était un grand bâtiment triste, encadré d’arbres énormes et dontles mousses faisaient songer aux barbes blanches des vieillards. Leparc, une vraie forêt, était entouré d’un fossé profond qu’onappelle saut-de-loup ; et tout au bout, du côté de la lande,nous avions deux grands étangs pleins de roseaux et d’herbesflottantes. Entre les deux, au bord d’un ruisseau qui les unissait,mon mari avait fait construire une petite hutte pour tirer sur lescanards sauvages.

Nous avions, outre nos domestiques ordinaires, un garde, sortede brute dévouée à mon mari jusqu’à la mort, et une fille dechambre, presque une amie, attachée à moi éperdument. Je l’avaisramenée d’Espagne cinq ans auparavant. C’était une enfantabandonnée. On l’aurait prise pour une bohémienne avec son teintnoir, ses yeux sombres, ses cheveux profonds comme un bois ettoujours hérissés autour du front. Elle avait alors seize ans, maiselle en paraissait vingt.

L’automne commençait. On chassait beaucoup, tantôt chez lesvoisins, tantôt chez nous ; et je remarquai un jeune homme, leBaron de C…, dont les visites au château devenaient singulièrementfréquentes. Puis il cessa de venir, je n’y pensai plus ; maisje m’aperçus que mon mari changeait d’allures à mon égard.

Il semblait taciturne, préoccupé, ne m’embrassait point ;et malgré qu’il n’entrât guère en ma chambre que j’avais exigéeséparée de la sienne afin de vivre un peu seule, j’entendaissouvent, la nuit, un pas furtif qui venait jusqu’à ma porte ets’éloignait après quelques minutes.

Comme ma fenêtre était au rez-de-chaussée, je crus souvent aussientendre rôder dans l’ombre, autour du château. Je le dis à monmari, qui me regarda fixement pendant quelques secondes, puisrépondit : « Ce n’est rien, c’est le garde. »

Or, un soir, comme nous achevions de dîner, Hervé, quiparaissait fort gai par extraordinaire, d’une gaieté sournoise, medemanda : « Cela vous plairait-il de passer trois heures à l’affûtpour tuer un renard qui vient chaque soir manger mes poules ?» Je fus surprise : j’hésitais ; mais comme il me considérait,avec une obstination singulière, je finis par répondre : « Maiscertainement, mon ami. »

Il faut vous dire que je chassais comme un homme le loup et lesanglier. Il était donc tout naturel de me proposer cet affût.

Mais mon mari tout à coup eut l’air étrangement nerveux ;et pendant toute la soirée il s’agita, se levant et se rasseyantfiévreusement.

Vers dix heures il me dit soudain :

« Êtes-vous prête ? » Je me levai. Et comme il m’apportaitlui-même mon fusil, je demandai : « Faut-il charger à balles ou àchevrotines ? » Il demeura surpris, puis reprit : « Oh !à chevrotines seulement, ça suffira, soyez-en sûre. » Puis, aprèsquelques secondes, il ajouta d’un ton singulier : « Vous pouvezvous vanter d’avoir un fameux sang-froid ! » Je me mis à rire: « Moi ? pourquoi donc ? du sang-froid pour aller tuerun renard ? Mais à quoi songez-vous, mon ami ? »

Et nous voilà partis, sans bruit, à travers le parc. Toute lamaison dormait. La pleine lune semblait teindre en jaune le vieuxbâtiment sombre dont le toit d’ardoises luisait. Les deux tourellesqui le flanquaient portaient sur leur faîte deux plaques delumière, et aucun bruit ne troublait le silence de cette nuitclaire et triste, douce et pesante, qui semblait morte. Pas unfrisson d’air, pas un cri de crapaud, pas un gémissement dechouette ; un engourdissement lugubre s’était appesanti surtout.

Lorsque nous fûmes sous les arbres du parc, une fraîcheur mesaisit, et une odeur de feuilles tombées. Mon mari ne disait rien,mais il écoutait, il épiait, il semblait flairer dans l’ombre,possédé des pieds à la tête par la passion de la chasse.

Nous atteignîmes bientôt le bord des étangs.

Leur chevelure de joncs restait immobile, aucun souffle ne lacaressait ; mais des mouvements à peine sensibles couraientdans l’eau. Parfois un point remuait à la surface, et de làpartaient des cercles légers, pareils à des rides lumineuses, quis’agrandissaient sans fin.

Quand nous atteignîmes la hutte où nous devions nous embusquer,mon mari me fit passer la première, puis il arma lentement sonfusil et le claquement sec des batteries me produisit un effetétrange. Il me sentit frémir et demanda : « Est-ce que, par hasard,cette épreuve vous suffirait ? Alors partez. » Je répondis,fort surprise : « Pas du tout, je ne suis point venue pour m’enretourner. Êtes-vous drôle, ce soir ? » Il murmura : « Commevous voudrez. » Et nous demeurâmes immobiles.

Au bout d’une demi-heure environ, comme rien ne troublait lalourde et claire tranquillité de cette nuit d’automne, je dis, toutbas : « Êtes-vous bien sûr qu’il passe ici ? » Hervé eut unesecousse comme si je l’avais mordu, et, la bouche dans mon oreille: « J’en suis sûr, entendez-vous ? »

Et le silence recommença.

Je crois que je commençais à m’assoupir quand mon mari me serrale bras ; et sa voix, sifflante, changée, prononça : « Levoyez-vous, là-bas, sous les arbres ? » J’avais beau regarder,je ne distinguais rien. Et lentement Hervé épaula, tout en mefixant dans les yeux. Je me tenais prête moi-même à tirer, etsoudain voilà qu’à trente pas devant nous un homme apparut enpleine lumière, qui s’en venait à pas rapides, le corps penché,comme s’il eût fui.

Je fus tellement stupéfaite que je jetai un cri violent ;mais avant que j’eusse pu me retourner, une flamme passa devant mesyeux, une détonation m’étourdit, et je vis l’homme rouler sur lesol comme un loup qui reçoit une balle.

Je poussais des clameurs aiguës, épouvantée, prise defolie ; alors une main furieuse, celle d’Hervé, me saisit à lagorge. Je fus terrassée, puis enlevée dans ses bras robustes. Ilcourut, me tenant en l’air, vers le corps étendu sur l’herbe, et ilme jeta dessus, violemment, comme s’il eût voulu me briser latête.

Je me sentis perdue ; il allait me tuer ; et déjà illevait sur mon front son talon, quand à son tour il fut enlacé,renversé, sans que j’eusse compris encore ce qui se passait.

Je me dressai brusquement, et je vis, à genoux sur lui, Paquita,ma bonne, qui, cramponnée comme un chat furieux, crispée, éperdue,lui arrachait la barbe, les moustaches et la peau du visage.

Puis, comme saisie brusquement d’une autre idée, elle se releva,et, se jetant sur le cadavre, elle l’enlaça à pleins bras, lebaisant sur les yeux, sur la bouche, ouvrant de ses lèvres leslèvres mortes, y cherchant un souffle, et la profonde caresse desamants.

Mon mari, relevé, regardait. Il comprit, et tombant à mes pieds: « Oh ! pardon, ma chérie, je t’ai soupçonnée et j’ai tuél’amant de cette fille ; c’est mon garde qui m’a trompé. »

Moi, je regardais les étranges baisers de ce mort et de cettevivante ; et ses sanglots, à elle, et ses sursauts d’amourdésespéré.

Et de ce moment, je compris que je serais infidèle à monmari.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer