Contes divers 1882

Chapitre 2Le Gâteau

Disons qu’elle s’appelait Mme Anserre, pour qu’on ne découvrepoint son vrai nom.

C’était une de ces comètes parisiennes qui laissent comme unetraînée de feu derrière elles. Elle faisait des vers et desnouvelles, avait le cœur poétique et était belle à ravir. Ellerecevait peu, rien que des gens hors ligne, de ceux qu’on appellecommunément les princes de quelque chose. Être reçu chez elleconstituait un titre, un vrai titre d’intelligence ; du moinson appréciait ainsi ses invitations.

Son mari jouait le rôle de satellite obscur. Être l’époux d’unastre n’est point chose aisée. Celui-là cependant avait eu une idéeforte, celle de créer un État dans l’État, de posséder son mérite àlui, mérite de second ordre, il est vrai ; mais enfin, decette façon, les jours où sa femme recevait, il recevaitaussi ; il avait son public spécial qui l’appréciait,l’écoutait, lui prêtait plus d’attention qu’à son éclatantecompagne.

Il s’était adonné à l’agriculture ; à l’agriculture enchambre. Il y a comme cela des généraux en chambre, – tous ceux quinaissent, vivent et meurent sur les ronds de cuir du ministère dela Guerre ne le sont-ils pas ? – des marins en chambre, – voirau ministère de la Marine, – des colonisateurs en chambre, etc.,etc. Il avait donc étudié l’agriculture, mais il l’avait étudiéeprofondément, dans ses rapports avec les autres sciences, avecl’économie politique, avec les arts, – on met les arts à toutes lessauces, puisqu’on appelle bien « travaux d’art » les horriblesponts des chemins de fer. Enfin il était arrivé à ce qu’on dît delui : « C’est un homme fort. » On le citait dans les revuestechniques ; sa femme avait obtenu qu’il fût nommé membred’une commission au ministère de l’Agriculture.

Cette gloire modeste lui suffisait.

Sous prétexte de diminuer les frais, il invitait ses amis lejour où sa femme recevait les siens, de sorte qu’on se mêlait, ouplutôt non, on formait deux groupes. Madame, avec son escorted’artistes, d’académiciens, de ministres, occupait une sorte degalerie, meublée et décorée dans le style Empire. Monsieur seretirait généralement avec ses laboureurs dans une pièce pluspetite, servant de fumoir, et que Mme Anserre appelait ironiquementle salon de l’Agriculture.

Les deux camps étaient bien tranchés. Monsieur, sans jalousie,d’ailleurs, pénétrait quelquefois dans l’Académie, et des poignéesde main cordiales étaient échangées ; mais l’Académiedédaignait infiniment le salon de l’Agriculture, et il était rarequ’un des princes de la science, de la pensée ou d’autre chose semêlât aux laboureurs.

Ces réceptions se faisaient sans frais : un thé, une brioche,voilà tout. Monsieur, dans les premiers temps, avait réclamé deuxbrioches, une pour l’Académie, une pour les laboureurs ; maisMadame ayant justement observé que cette manière d’agir sembleraitindiquer deux camps, deux réceptions, deux partis, Monsieur n’avaitpoint insisté ; de sorte qu’on ne servait qu’une seulebrioche, dont Mme Anserre faisait d’abord les honneurs à l’Académieet qui passait ensuite dans le salon de l’Agriculture.

Or, cette brioche fut bientôt, pour l’Académie, un sujetd’observation des plus curieuses. Mme Anserre ne la découpaitjamais elle-même. Ce rôle revenait toujours à l’un ou à l’autre desillustres invités. Cette fonction particulière, spécialementhonorable et recherchée, durait plus ou moins longtemps pour chacun: tantôt trois mois, rarement plus ; et l’on remarqua que leprivilège de « découper la brioche » semblait entraîner avec luiune foule d’autres supériorités, une sorte de royauté ou plutôt device-royauté très accentuée.

Le découpeur régnant avait le verbe plus haut, un ton decommandement marqué ; et toutes les faveurs de la maîtresse demaison étaient pour lui, toutes.

On appelait ces heureux dans l’intimité, à mi-voix, derrière lesportes, les « favoris de la brioche », et chaque changement defavori amenait dans l’Académie une sorte de révolution. Le couteauétait un sceptre, la pâtisserie un emblème ; on félicitait lesélus. Les laboureurs jamais ne découpaient la brioche. Monsieurlui-même était toujours exclu, bien qu’il en mangeât sa part.

La brioche fut successivement taillée par des poètes, par despeintres et des romanciers. Un grand musicien mesura les portionspendant quelque temps, un ambassadeur lui succéda. Quelquefois, unhomme moins connu, mais élégant et recherché, un de ceux qu’onappelle, suivant les époques, vrai gentleman, ou parfait cavalier,ou dandy, ou autrement, s’assit à son tour devant le gâteausymbolique. Chacun d’eux, pendant son règne éphémère, témoignait àl’époux une considération plus grande ; puis quand l’heure desa chute était venue, il passait à un autre le couteau et se mêlaitde nouveau dans la foule des suivants et admirateurs de la « belleMadame Anserre ».

Cet état de choses dura longtemps, longtemps ; mais lescomètes ne brillent pas toujours du même éclat. Tout vieillit parle monde. On eût dit, peu à peu, que l’empressement des découpeurss’affaiblissait ; ils semblaient hésiter parfois, quand onleur tendait le plat ; cette charge jadis tant enviée devenaitmoins sollicitée ; on la conservait moins longtemps ; onen paraissait moins fier. Mme Anserre prodiguait les sourires etles amabilités ; hélas ! on ne coupait plus volontiers.Les nouveaux venus semblaient s’y refuser. Les « anciens favoris »reparurent un à un comme des princes détrônés qu’on replace uninstant au pouvoir. Puis, les élus devinrent rares, tout à faitrares. Pendant un mois, ô prodige, M. Anserre ouvrit legâteau ; puis il eut l’air de s’en lasser ; et l’on vitun soir Mme Anserre, la belle Madame Anserre, découperelle-même.

Mais cela paraissait l’ennuyer beaucoup ; et le lendemain,elle insista si fort auprès d’un invité qu’il n’osa pointrefuser.

Le symbole était trop connu cependant ; on se regardait endessous avec des mines effarées, anxieuses. Couper la briochen’était rien, mais les privilèges auxquels cette faveur avaittoujours donné droit épouvantaient maintenant ; aussi, dès queparaissait le plateau, les académiciens passaient pêle-mêle dans lesalon de l’Agriculture comme pour se mettre à l’abri derrièrel’époux qui souriait sans cesse. Et quand Mme Anserre, anxieuse, semontrait sur la porte avec la brioche d’une main et le couteau del’autre, tous semblaient se ranger autour de son mari comme pourlui demander protection.

Des années encore passèrent. Personne ne découpait plus ;mais par suite d’une vieille habitude invétérée, celle qu’onappelait toujours galamment la « belle Madame Anserre » cherchaitde l’œil, à chaque soirée, un dévoué qui prît le couteau, et chaquefois le même mouvement se produisait autour d’elle : une fuitegénérale, habile, pleine de manœuvres combinées et savantes, pouréviter l’offre qui lui venait aux lèvres.

Or, voilà qu’un soir on présenta chez elle un tout jeune homme,un innocent et un ignorant. Il ne connaissait pas le mystère de labrioche ; aussi lorsque parut le gâteau, lorsque chacuns’enfuit, lorsque Mme Anserre prit des mains du valet le plateau etla pâtisserie, il resta tranquillement près d’elle.

Elle crut peut-être qu’il savait ; elle sourit, et, d’unevoix émue :

« Voulez-vous, cher monsieur, être assez aimable pour découpercette brioche ? »

Il s’empressa, ôta ses gants, ravi de l’honneur.

« Mais comment donc, Madame, avec le plus grand plaisir. »

Au loin, dans les coins de la galerie, dans l’encadrement de laporte ouverte sur le salon des laboureurs, des têtes stupéfaitesregardaient. Puis, lorsqu’on vit que le nouveau venu découpait sanshésitation, on se rapprocha vivement.

Un vieux poète plaisant frappa sur l’épaule du néophyte :

« Bravo ! jeune homme », lui dit-il à l’oreille.

On le considérait curieusement. L’époux lui-même parut surpris.Quant au jeune homme, il s’étonnait de la considération qu’onsemblait soudain lui montrer, il ne comprenait point surtout lesgracieusetés marquées, la faveur évidente et l’espèce dereconnaissance muette que lui témoignait la maîtresse de lamaison.

Il paraît cependant qu’il finit par comprendre.

À quel moment, en quel lieu la révélation lui fut-ellefaite ? On l’ignore ; mais il reparut à la soiréesuivante, il avait l’air préoccupé, presque honteux, et regardaitavec inquiétude autour de lui. L’heure du thé sonna. Le valetparut. Mme Anserre, souriante, saisit le plat, chercha des yeux sonjeune ami ; mais il avait fui si vite qu’il n’était déjà pluslà. Alors elle partit à sa recherche et le retrouva bientôt tout aufond du salon des « laboureurs ». Lui, le bras passé sous le brasdu mari, le consultait avec angoisse sur les moyens employés pourla destruction du phylloxéra.

« Mon cher monsieur, lui dit-elle, voulez-vous être assezaimable pour me découper cette brioche ? »

Il rougit jusqu’aux oreilles, balbutia, perdant la tête. AlorsM. Anserre eut pitié de lui et, se tournant vers sa femme :

« Ma chère amie, tu serais bien aimable de ne point nousdéranger : nous causons agriculture. Fais-la donc couper parBaptiste, ta brioche. »

Et personne depuis ce jour ne coupa plus jamais la brioche deMme Anserre.

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