Contes divers 1882

Chapitre 4Le Saut du Berger

De Dieppe au Havre, la côte présente une falaise ininterrompue,haute de cent mètres environ, et droite comme une muraille. Deplace en place, cette grande ligne de rochers blancs s’abaissebrusquement, et une petite vallée étroite, aux pentes rapidescouvertes de gazon ras et de joncs marins, descend du plateaucultivé vers une plage de galet où elle aboutit par un ravinsemblable au lit d’un torrent. La nature a fait ces vallées, lespluies d’orages les ont terminées par ces ravins, entaillant ce quirestait de falaise, creusant jusqu’à la mer le lit des eaux quisert de passage aux hommes.

Quelquefois un village est blotti dans ces vallons, oùs’engouffre le vent du large.

J’ai passé l’été dans une de ces échancrures de la côte, logéchez un paysan, dont la maison, tournée vers les flots, me laissaitvoir de ma fenêtre un grand triangle d’eau bleue encadrée par lespentes vertes du val et tachée parfois de voiles blanches passantau loin dans un coup de soleil.

Le chemin allant vers la mer suivait le fond de la gorge, etbrusquement s’enfonçait entre deux parois de marne, devenait unesorte d’ornière profonde, avant de déboucher sur une belle nappe decailloux roulés, arrondis et polis par la séculaire caresse desvagues.

Ce passage encaissé s’appelle le « Saut du Berger ».

Voici le drame qui l’a fait ainsi nommer :

On raconte qu’autrefois ce village était gouverné par un jeuneprêtre austère et violent. Il était sorti du séminaire plein dehaine pour ceux qui vivent selon les lois naturelles et non suivantcelles de son Dieu. D’une inflexible sévérité pour lui-même, il semontra pour les autres d’une implacable intolérance ; unechose surtout le soulevait de colère et de dégoût : l’amour. S’ileût vécu dans les villes, au milieu des civilisés et des raffinésqui dissimulent derrière les voiles délicats du sentiment et de latendresse, les actes brutaux que la nature commande, s’il eûtconfessé dans l’ombre des grandes nefs élégantes les pécheressesparfumées dont les fautes semblent adoucies par la grâce de lachute et l’enveloppement d’idéal autour du baiser matériel, iln’aurait pas senti peut-être ces révoltes folles, ces fureursdésordonnées qu’il avait en face de l’accouplement malpropre desloqueteux dans la boue d’un fossé ou sur la paille d’unegrange.

Il les assimilait aux brutes, ces gens-là qui ne connaissaientpoint l’amour, et qui s’unissaient seulement à la façon desanimaux ; et il les haïssait pour la grossièreté de leur âme,pour le sale assouvissement de leur instinct, pour la gaietérépugnante des vieux lorsqu’ils parlaient encore de ces immondesplaisirs.

Peut-être aussi était-il, malgré lui, torturé par l’angoissed’appétits inapaisés et sourdement travaillé par la lutte de soncorps révolté contre un esprit despotique et chaste.

Mais tout ce qui touchait à la chair l’indignait, le jetait horsde lui ; et ses sermons violents, pleins de menaces etd’allusions furieuses, faisaient ricaner les filles et les gars quise coulaient des regards en dessous à travers l’église ;tandis que les fermiers en blouse bleue et les fermières en mantenoire se disaient au sortir de la messe, en retournant vers lamasure dont la cheminée jetait sur le ciel un filet de fumée bleue: « I’ ne plaisante pas là-dessus, mo’sieu le curé. »

Une fois même et pour rien il s’emporta jusqu’à perdre laraison. Il allait voir une malade. Or, dès qu’il eut pénétré dansla cour de la ferme, il aperçut un tas d’enfants, ceux de la maisonet ceux des voisins, attroupés autour de la niche du chien. Ilsregardaient curieusement quelque chose, immobiles, avec uneattention concentrée et muette. Le prêtre s’approcha. C’était lachienne qui mettait bas. Devant sa niche, cinq petits grouillaientautour de la mère qui les léchait avec tendresse, et, au moment oùle curé allongeait sa tête par-dessus celles des enfants, unsixième petit toutou parut. Tous les galopins alors, saisis dejoie, se mirent à crier en battant des mains : « En v’là encore un,en v’là encore un ! »C’était un jeu pour eux, un jeu natureloù rien d’impur n’entrait ; ils contemplaient cette naissancecomme ils auraient regardé tomber des pommes. Mais l’homme à larobe noire fut crispé d’indignation, et la tête perdue, levant songrand parapluie bleu, il se mit à battre les enfants. Ilss’enfuirent à toutes jambes. Alors lui, se trouvant seul en face dela chienne en gésine, frappa sur elle à tour de bras. Enchaînéeelle ne pouvait s’enfuir, et comme elle se débattait en gémissant,il monta dessus, l’écrasant sous ses pieds, lui fit mettre au mondeun dernier petit, et il l’acheva à coup de talon. Puis il laissa lecorps saignant au milieu des nouveau-nés, piaulants et lourds, quicherchaient déjà les mamelles.

Il faisait de longues courses, solitairement, à grands pas, avecun air sauvage.

Or, comme il revenait d’une promenade éloignée, un soir du moisde mai, et qu’il suivait la falaise en regagnant le village, ungrain furieux l’assaillit. Aucune maison en vue, partout la côtenue que l’averse criblait de flèches d’eau.

La mer houleuse roulait ses écumes, et les gros nuages sombresaccouraient de l’horizon avec des redoublements de pluie. Le ventsifflait, soufflait, couchait les jeunes récoltes, et secouaitl’abbé ruisselant, collait à ses jambes la soutane traversée,emplissait de bruit ses oreilles et son cœur exalté de tumulte.

Il se découvrit, tendant son front à l’orage, et peu à peu ilapprochait de la descente sur le pays. Mais une telle rafalel’atteignit qu’il ne pouvait plus avancer, et soudain, il aperçutauprès d’un parc à moutons la hutte ambulante d’un berger.

C’était un abri, il y courut.

Les chiens fouettés par l’ouragan ne remuèrent pas à sonapproche ; et il parvint jusqu’à la cabane en bois, sorte deniche perchée sur des roues, que les gardiens des troupeauxtraînent, pendant l’été, de pâturage en pâturage.

Au-dessus d’un escabeau, la porte basse était ouverte, laissantvoir la paille du dedans.

Le prêtre allait entrer quand il aperçut dans l’ombre un coupleamoureux qui s’étreignait. Alors, brusquement, il ferma l’auvent etl’accrocha ; puis, s’attelant aux brancards, courbant sataille maigre, tirant comme un cheval, et haletant sous sa robe dedrap trempée, il courut, entraînant vers la pente rapide, la pentemortelle, les jeunes gens surpris enlacés, qui heurtaient lacloison du poing, croyant sans doute à quelque farce d’unpassant.

Lorsqu’il fut au haut de la descente, il lâcha la légèredemeure, qui se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujoursplus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre deses brancards.

Un vieux mendiant blotti dans un fossé la vit passer, d’un élan,sur sa tête et il entendit des cris affreux poussés dans le coffrede bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un choc, s’abattitsur le flanc, et se remit à dévaler comme une boule, comme unemaison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont, puis, arrivantau rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe et,tombant au fond, s’y creva comme un œuf.

On les ramassa l’un et l’autre, les amoureux, broyés, pilés,tous les membres rompus, mais étreints, toujours, les bras liés auxcous dans l’épouvante comme pour le plaisir.

Le curé refusa l’entrée de l’église à leurs cadavres et sabénédiction à leurs cercueils.

Et le dimanche, au prône, il parla avec emportement du septièmecommandement de Dieu, menaçant les amoureux d’un bras vengeur etmystérieux, et citant l’exemple terrible des deux malheureux tuésdans leur péché.

Comme il sortait de l’église, deux gendarmes l’arrêtèrent.

Un douanier gîté dans un trou de garde avait vu. Il fut condamnéaux travaux forcés.

Et le paysan dont je tiens cette histoire ajouta gravement : «Je l’ai connu, moi, monsieur. C’était un rude homme tout de même,mais il n’aimait pas la bagatelle. »

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