Contes divers 1882

Chapitre 20Correspondance

Madame de X… à Madame de Z…

Étretat, vendredi.

Ma chère tante,

Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2septembre, veille de l’ouverture de la chasse que je tiens à ne pasmanquer, pour taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, matante, et vous leur permettez ce jour-là, quand vous êtes seuleavec eux, de dîner sans habit et sans s’être rasés en rentrant,sous prétexte de fatigue.

Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là. Mais j’yserai, et je passerai la revue, comme un général, à l’heure dudîner ; et si j’en trouve un seul un peu négligé, rien qu’unpeu, je l’enverrai à la cuisine, avec les bonnes.

Les hommes d’aujourd’hui ont si peu d’égards et de savoir-vivrequ’il faut se montrer toujours sévère. C’est vraiment le règne dela goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquentavec des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennentbeaucoup moins bien que nos domestiques. C’est aux bains de merqu’il faut voir cela. Ils s’y trouvent en bataillons serrés et onpeut les juger en masse. Oh ! les êtres grossiers qu’ilssont !

Figurez-vous qu’en chemin de fer, un d’eux, un monsieur quisemblait bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retirédélicatement ses bottes pour les remplacer par des savates. Unautre, un vieux qui doit être un riche parvenu (ce sont les plusmal élevés), assis en face de moi, a posé délicatement ses deuxpieds sur la banquette, à mon côté. C’est admis.

Dans les villes d’eaux, c’est un déchaînement de grossièreté. Jedois ajouter une chose : ma révolte tient peut-être à ce que je nesuis point habituée à fréquenter communément les gens qu’on coudoieici, car leur genre me choquerait moins si je l’observais plussouvent.

Dans le bureau de l’hôtel, je fus presque renversée par un jeunehomme qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta sifort, sans dire « pardon », ni se découvrir, en sortant d’un bal auCasino, que j’en eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sonttous. Regardons-les aborder les femmes sur la terrasse, c’est àpeine s’ils saluent. Ils portent simplement la main à leurcouvre-chef. Du reste, comme ils sont tous chauves, cela vautmieux.

Mais il est une chose qui m’exaspère et me choque par-dessustout, c’est la liberté qu’ils prennent de parler en public, sansaucune espèce de précaution, des aventures les plus révoltantes.Quand deux hommes sont ensemble, ils se racontent, avec les motsles plus crus et les réflexions les plus abominables, des histoiresvraiment horribles, sans s’inquiéter le moins du monde si quelqueoreille de femme est à portée de leur voix. Hier, sur la plage, jefus contrainte de changer de place pour ne pas être plus longtempsla confidente involontaire d’une anecdote graveleuse, dite entermes si violents que je me sentais humiliée autant qu’indignéed’avoir pu entendre cela. Le plus élémentaire savoir-vivre nedevrait-il pas leur apprendre à parler bas de ces choses en notrevoisinage ?

Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, lapatrie des commères. De cinq à sept heures on les voit errer enquête de médisances qu’elles transportent de groupe en groupe.Comme vous me le disiez, ma chère tante, le potin est un signe derace des petites gens et des petits esprits. Il est aussi laconsolation des femmes qui ne sont plus aimées ni courtisées. Il mesuffit de regarder celles qu’on désigne comme les plus cancanièrespour être persuadée que vous ne vous trompez pas.

L’autre jour j’assistai à une soirée musicale au Casino, donnéepar une remarquable artiste, Mme Masson, qui chante vraiment àravir. J’eus l’occasion d’applaudir encore l’admirable Coquelin,ainsi que deux charmants pensionnaires du Vaudeville, M… etMeillet. Je pus, en cette circonstance, voir tous les baigneursréunis cette année sur cette plage. Il n’en est pas beaucoup demarque.

Le lendemain, j’allai déjeuner à Yport. J’aperçus un homme barbuqui sortait d’une grande maison en forme de citadelle. C’était lepeintre Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il,d’emmurer ses personnages, il tient à s’emmurer lui-même.

Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d’un homme encorejeune, d’aspect doux et fin, d’allure calme, qui lisait des vers.Mais il les lisait avec une telle attention, une telle passion,dirai-je, qu’il ne leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fusun peu choquée ; et je demandai au maître baigneur, sansparaître y prendre garde, le nom de ce monsieur. En moi je riais unpeu de ce liseur de rimes ; il me semblait attardé, pour unhomme. C’est là, pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante, à présent,je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu’il s’appelle SullyPrudhomme. Je retournai m’asseoir auprès de lui pour le considérertout à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère detranquillité et de finesse. Quelqu’un étant venu le trouver,j’entendis sa voix qui est douce, presque timide. Celui-là, certes,ne doit pas crier de grossièretés en public, ni heurter des femmessans s’excuser. Il doit être un délicat, mais un délicat presquemaladif, un vibrant. Je tâcherai, cet hiver, qu’il me soitprésenté.

Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte,l’heure de la poste me pressant. Je baise vos mains et vosjoues.

Votre nièce dévouée,

Berthe de X…

P.S. – Je dois cependant ajouter, pour la justification de lapolitesse française, que nos compatriotes sont en voyage desmodèles de savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais quisemblent avoir été élevés par des valets d’écurie, tant ilsprennent soin de ne se gêner en rien et de toujours gêner leursvoisins.

Madame de Z… à Madame de X…

Les Fresnes, samedi.

Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison,ce qui n’empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignéeautrefois de l’impolitesse des hommes que j’estimais me manquersans cesse ; mais en vieillissant et en songeant à tout, et enperdant ma coquetterie, et en observant sans y mêler du mien, je mesuis aperçue de ceci : que si les hommes ne sont pas toujourspolis, les femmes, par contre, sont toujours d’une inqualifiablegrossièreté.

Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et nous estimons enmême temps que tout nous est dû, et nous commettons à cœur joie desactes dépourvus de ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avecpassion.

Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nousbeaucoup d’égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste,mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous lesfaisons. Dans une société où les femmes seraient toutes de vraiesgrandes dames, tous les hommes deviendraient des gentilshommes.

Voyons, observe et réfléchis.

Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue ; quelleattitude ! quels regards de dénigrement, quel mépris dans lecoup d’œil ! Quel coup de tête de haut en bas pour toiser etcondamner ! Et si le trottoir est étroit, crois-tu que l’unecédera le pas, demandera pardon ? Jamais ! Quand deuxhommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux saluent ets’effacent en même temps ; tandis que, nous autres, nous nousprécipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avecinsolence.

Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans unescalier devant la porte d’une amie que l’une vient de voir et quel’autre va visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute lalargeur du passage. Si quelqu’un monte derrière elles, homme oufemme, crois-tu qu’elles se dérangeront d’un demi-pied ?Jamais ! jamais !

J’attendis, l’hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main,à la porte d’un salon. Et derrière moi deux messieurs attendaientaussi sans paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C’estqu’ils étaient habitués depuis longtemps à nos inconscientesinsolences.

L’autre jour, avant de quitter Paris, j’allai dîner, avec tonmari justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendrele frais. Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous priad’attendre.

J’aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait depayer sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, metoisa et ne bougea point. Pendant plus d’un quart d’heure elleresta là, immobile, mettant ses gants, parcourant du regard toutesles tables, considérant avec quiétude ceux qui attendaient commemoi. Or, deux jeunes gens qui achevaient leur repas m’ayant vue àleur tour, appelèrent en hâte le garçon pour régler leur note etm’offrirent leur place tout de suite, s’obstinant même à attendredebout leur monnaie. Et songe, ma belle, que je ne suis plus jolie,comme toi, mais vieille et blanche.

C’est à nous, vois-tu, qu’il faudrait enseigner lapolitesse ; et la besogne serait si rude qu’Hercule n’ysuffirait pas.

Tu me parles d’Étretat et des gens qui potinent sur cettegentille plage. C’est un pays fini, perdu pour moi, mais danslequel je me suis autrefois bien amusée.

Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, duvrai monde, et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas,alors.

Or, comme nous n’avions point l’insipide Casino où l’on pose, oùl’on chuchote, où l’on danse bêtement, où l’on s’ennuie àprofusion, nous cherchions de quelle manière passer gaiement nossoirées. Or, devine ce qu’imagina l’un de nos maris ? Ce futd’aller danser, chaque nuit, dans une des fermes des environs.

On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouaitd’ordinaire le peintre Le Poittevin, coiffé d’un bonnet de coton.Deux hommes portaient des lanternes. Nous suivions en procession,riant et bavardant comme des folles.

On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On sefaisait même faire de la soupe à l’oignon (horreur !) et l’ondansait sous les pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqsréveillés chantaient dans la profondeur des bâtiments ; leschevaux s’agitaient sur la litière des écuries. Le vent frais de lacampagne nous caressait les joues, plein d’odeurs d’herbes et demoissons coupées.

Que c’est loin ! que c’est loin ! voilà trente ans decela !

Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l’ouverture de lachasse. Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant destoilettes mondaines en ce jour de plaisir campagnard etviolent ? C’est ainsi qu’on gâte les hommes, petite.

Je t’embrasse.

Ta vieille tante,

Geneviève de Z…

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