Contes divers 1882

Chapitre 21Un Vieux

Tous les journaux avaient inséré cette réclame : « La nouvellestation balnéaire de Rondelis offre tous les avantages désirablespour un arrêt prolongé et même pour un séjour définitif. Ses eauxferrugineuses, reconnues les premières du monde contre toutes lesaffections du sang, semblent posséder en outre des qualitésparticulières, propres à prolonger la vie humaine. Ce résultatsingulier est peut-être dû en partie à la situation exceptionnellede la petite ville, bâtie en pleine montagne, au milieu d’une forêtde sapins. Mais toujours est-il qu’on y remarque depuis plusieurssiècles des cas de longévité extraordinaires. »

Et le public venait en foule.

Un matin, le médecin des eaux fut appelé auprès d’un nouveauvoyageur, M. Daron, arrivé depuis quelques jours et qui avait louéune villa charmante, sur la lisière de la forêt. C’était un petitvieillard de quatre-vingt-six ans, encore vert, sec, bien portant,actif, et qui prenait une peine infinie à dissimuler son âge.

Il fit asseoir le médecin et l’interrogea tout de suite. «Docteur, si je me porte bien, c’est grâce à l’hygiène. Sans êtretrès vieux, je suis déjà d’un certain âge, mais j’évite toutes lesmaladies, toutes les indispositions, tous les plus légers malaisespar l’hygiène. On affirme que le climat de ce pays est trèsfavorable à la santé. Je suis tout prêt à le croire, mais avant deme fixer ici j’en veux les preuves. Je vous prierai donc de venirchez moi une fois par semaine pour me donner bien exactement lesrenseignements suivants :

« Je désire d’abord avoir la liste complète, très complète, detous les habitants de la ville et des environs qui ont passéquatre-vingts ans. Il me faut aussi quelques détails physiques etphysiologiques sur eux. Je veux connaître leur profession, leurgenre de vie, leurs habitudes. Toutes les fois qu’une de cespersonnes mourra, vous voudrez bien me prévenir, et m’indiquer lacause précise de sa mort, ainsi que les circonstances. »

Puis, il ajouta gracieusement : « J’espère, Docteur, que nousdeviendrons bons amis », et il tendit sa petite main ridée que lemédecin serra en promettant son concours dévoué.

M. Daron avait toujours craint la mort d’une étrange façon. Ils’était privé de presque tous les plaisirs parce qu’ils sontdangereux, et quand on s’étonnait qu’il ne bût pas de vin, de cevin qui donne le rêve et la gaieté, il répondait d’un ton oùperçait la peur : « Je tiens à ma vie. » Et il prononçait MA, commesi cette vie, SA vie, avait eu une valeur ignorée. Il mettait dansce : MA une telle différence entre sa vie et la vie des autresqu’on ne trouvait rien à répondre.

Il possédait, du reste, une façon toute particulière d’accentuerles pronoms possessifs, qui désignaient toutes les parties de sapersonne ou même les choses qui lui appartenaient. Quand il disait: « Mes yeux, mes jambes, mes bras, mes mains », on sentait bienqu’il ne fallait pas s’y tromper, que ces organes-là n’étaientpoint ceux de tout le monde. Mais où apparaissait surtout cettedistinction, c’est quand il parlait de son médecin : « Mon docteur.» On eût dit que ce docteur était à lui, rien qu’à lui, fait pourlui seul, pour s’occuper de ses maladies et pas d’autre chose, etsupérieur à tous les médecins de l’univers, à tous, sansexception.

Il n’avait jamais considéré les autres hommes que comme desespèces de pantins créés pour meubler la nature. Il les distinguaiten deux classes : ceux qu’il saluait parce qu’un hasard l’avait misen rapport avec eux, et ceux qu’il ne saluait pas. Ces deuxcatégories d’individus lui demeuraient d’ailleurs égalementindifférentes.

Mais à partir du jour où le médecin de Rondelis lui eut apportéla liste des dix-sept habitants de la ville ayant passéquatre-vingt ans, il sentit s’éveiller dans son cœur un intérêtnouveau, une sollicitude inconnue pour ces vieillards qu’il allaitvoir tomber l’un après l’autre.

Il ne les voulut pas connaître, mais il se fit une idée trèsnette de leurs personnes, et il ne parlait que d’eux avec lemédecin qui dînait chez lui, chaque jeudi. Il demandait : « Ehbien, Docteur, comment va Joseph Poinçot, aujourd’hui ? Nousl’avons laissé un peu souffrant la semaine dernière. » Et quand lemédecin avait fait le bulletin de la santé du malade, M. Daronproposait des modifications au régime, des essais, des modes detraitement qu’il pourrait ensuite appliquer sur lui s’ils avaientréussi sur les autres. Ils étaient, ces dix-sept vieillards, unchamp d’expériences d’où il tirait des enseignements.

Un soir, le docteur, en entrant, annonça : « Rosalie Tournel estmorte. » M. Daron tressaillit et tout de suite il demanda : « Dequoi ? – D’une angine. » Le petit vieux eut un « ah » desoulagement. Il reprit : « Elle était trop grasse, tropforte ; elle devait manger trop cette femme-là. Quand j’auraison âge, je m’observerai davantage. » (Il était de deux ans plusvieux ; mais il n’avouait que soixante-dix ans.)

Quelques mois après, ce fut le tour d’Henri Brissot. M. Daronfut très ému. C’était un homme, cette fois, un maigre, juste de sonâge à trois mois près, et un prudent. Il n’osait plus interroger,attendant que le médecin parlât, et il demeurait inquiet. «Ah ! il est mort comme ça, tout d’un coup ? Il se portaittrès bien la semaine dernière, il aura fait quelque imprudence,n’est-ce pas, Docteur ? » Le médecin, qui s’amusait, répondit: « Je ne crois pas. Ses enfants m’ont dit qu’il avait été trèssage. »

Alors, n’y tenant plus, pris d’angoisse, M. Daron demanda : «Mais… mais… de quoi est-il mort, alors ? – D’une pleurésie.»

Ce fut une joie, une vraie joie. Le petit vieux tapa l’unecontre l’autre ses mains sèches. « Parbleu, je vous disais bienqu’il avait fait quelque imprudence. On n’attrape pas une pleurésiesans raison. Il aura voulu prendre l’air après son dîner. Et lefroid lui sera tombé sur la poitrine. Une pleurésie ! C’est unaccident, cela, ce n’est pas même une maladie. Il n’y a que lesfous qui meurent d’une pleurésie. »

Et il dîna gaiement en parlant de ceux qui restaient. « Ils nesont plus que quinze maintenant ; mais ils sont forts,ceux-là, n’est-ce pas ? Toute la vie est ainsi, les plusfaibles tombent les premiers ; les gens qui passent trente ansont bien des chances pour aller à soixante ; ceux qui passentsoixante arrivent souvent à quatre-vingts ; et ceux quipassent quatre-vingts atteignent presque toujours la centaine,parce que ce sont les plus robustes, les plus sages, les mieuxtrempés. »

Deux autres encore disparurent dans l’année, l’un d’unedysenterie et l’autre d’un étouffement. M. Daron s’amusa beaucoupde la mort du premier ; et il conclut qu’il avait assurémentmangé, la veille, des choses excitantes. « La dysenterie est le maldes imprudents ; que diable, vous auriez dû, Docteur, veillersur son hygiène. »

Quant à celui qu’un étouffement avait emporté, cela ne pouvaitprovenir que d’une maladie du cœur mal observée jusque-là.

Mais un soir le médecin annonça le trépas de Paul Timonet, unesorte de momie dont on espérait bien faire un centenaire-réclamepour la station.

Quand M. Daron demanda, selon sa coutume : « De quoi est-ilmort ? » le médecin répondit : « Ma foi, je n’en saisrien.

– Comment, vous n’en savez rien ? On sait toujours.N’avait-il pas quelque lésion organique ? »

Le docteur hocha la tête : « Non, aucune.

– Peut-être quelque affection du foie ou des reins ?

– Non pas, tout cela était sain.

– Avez-vous bien observé si l’estomac fonctionnaitrégulièrement ? Une attaque provient souvent d’une mauvaisedigestion.

– Il n’y a pas eu d’attaque. »

M. Daron, très perplexe, s’agitait :

« Mais voyons : il est mort de quelque chose, enfin ! Dequoi, à votre avis ? »

Le médecin leva les bras : « Je ne sais rien, absolument rien.Il est mort parce qu’il est mort, voilà. »

M. Daron alors, d’une voix émue, demanda : « Quel âge avait-ildonc au juste, celui-là ? Je ne me le rappelle plus.

– Quatre-vingt-neuf ans. »

Et le petit vieux, d’un air incrédule et rassuré, s’écria : «Quatre-vingt-neuf ans ! Mais, alors, ce n’est pourtant pas nonplus la vieillesse !… »

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